Survie

Baisse du prix du pétrole, hausse de la rente diplomatique et militaire

rédigé le 5 mars 2018 (mis en ligne le 9 décembre 2019) - Eléa Gary

A l’intérieur du pays, la crise économique devient une impasse, le régime se durcit et la population se meurt à petit feu. A l’extérieur, le Tchad demeure l’allié incontournable de la lutte contre le terrorisme, notamment pour la France.

Faire du bruit, avec des sifflets et des casseroles. Tel était le mot d’ordre pour la mobilisation initiée par l’UNET, Union nationale des étudiants tchadiens, ce samedi 10 février. Manifester sans sortir de chez soi est l’alternative quand la moindre tentative d’organisation de marche entraîne interdictions, intimidations, arrestations et violences. Le vacarme qui a retenti dans différentes villes du pays a été étouffé par des arrestations et des lancers de bombes lacrymogènes dans l’enceinte même de domiciles privés. Les forces de l’ordre ne s’embarrassent pas de savoir qui est qui, elles tirent, arrêtent, matraquent manifestant.e.s et passant.e.s de tous âges.

Mobilisations et répressions

Depuis fin janvier, les causes de la colère s’amplifient : mesures d’austérité, baisse des salaires, impôts pris à la source, bourses non versées, salaires impayés, hausse des prix du carburant, de l’eau… Cela fait plus de trois ans que le Tchad s’enfonce dans la pauvreté. Face aux violences, des modes d’action différents se succèdent : grèves, ville morte, journée sans presse, opération coup de sifflet... Malgré les répressions et les stratégies de division des mouvements, la mobilisation essaie de faire front, pas uniquement à Ndjamena, mais aussi dans le reste du pays comme à Sarh, Doba, Moundou… Le mouvement Iyina, fédérateur pour la jeunesse, semble particulièrement inquiéter le pouvoir, en témoignent les nombreuses menaces et arrestations dont sont victimes ses membres.

Le contexte de la lutte contre le terrorisme est utilisé pour justifier les interdictions de marches et la répression (TV5 Monde, 13/02). A la suite des différentes mobilisations, fin janvier, le rappel au poste de ministre de l’Intérieur d’Ahmat Bachir, réputé pour sa violence, n’augure rien de bon. Sa première mesure a été de suspendre pour deux mois dix partis politiques d’opposition pour non respect de l’arrêté interdisant une marche pacifique et de menacer tout parti ou organisation de la société civile qui viendrait troubler l’ordre public, l’acceptation de ce terme pouvant être large. De même, le procureur de la République menace de façon explicite toute tentative de manifestation, alors que ce droit est inscrit dans la Constitution tchadienne (RFI, 15/02) : « Pour manifester, encore faut-il être autorisé par l’autorité compétente et que ceux qui organisent la manifestation prennent les risques à s’en prendre aux biens de l’Etat, à troubler l’ordre public, nous allons les traduire devant les juridictions compétentes, et nous allons requérir les peines qui doivent être à la hauteur de l’acte opposé ». Difficile de savoir combien de manifestant.e.s ont été arrêté.e.s depuis fin janvier. Selon RFI (16/02), une quarantaine de manifestants auraient été arrêtés à Ndjaména, et 34 d’entre eux condamnés à quatre mois de prison ferme, tout ceci alors que la grève des magistrats paralyse l’appareil judiciaire et provoque la saturation des prisons. De son côté Le Monde (07/02) relayait une estimation de 600 arrestations dans l’ensemble du pays… Le dernier rapport d’Amnesty International, publié en octobre 2017, tire la sonnette d’alarme : militant.e.s, journalistes, politiques... la liste des victimes de violations des droits fondamentaux s’allonge. Dans ce contexte délétère, Déby sait voir ses priorités : les militaires qui n’avaient pas reçu leur solde depuis plusieurs mois viennent d’être payés... il ne faudrait pas qu’ils rejoignent les mécontents [1] !

« Malédiction de l’or noir » ?

Depuis trois ans, le Tchad traverse une crise particulièrement grave dont les causes sont attribuées à la baisse du cours du pétrole. L’économie du Tchad repose essentiellement sur l’exploitation du pétrole qui représente 70 % des revenus de l’État (RFI, 13/11/17). Cependant, force est de constater que la manne pétrolière n’a bénéficié qu’anecdotiquement à la population tchadienne.

Si les données économiques ne sont pas favorables, elles ne sont pas la cause unique de la crise qui frappe le Tchad. Les investissements pour soutenir le développement du pays et diversifier l’économie ont été faibles. Depuis plus de 27 ans, Idriss Déby gère le pays comme son entreprise familiale, enrichissant son clan. Comme l’indique le rapport « Tchad S.A. » réalisé par Swissaid et publié en juin 2017 [2], les revenus du pétrole ont été utilisés pour des projets insensés et souvent corrompus, pour l’armée, et au profit du clan présidentiel. L’ONG souligne l’opacité des chiffres tant du côté de la Société des Hydrocarbures du Tchad (SHT) et de l’État tchadien que du côté de Glencore, multinationale suisse spécialisée dans les mines et le négoce des matières premières. Des postes clefs sont confiés au clan familial : la famille de Déby, de son épouse Hynda ou de leurs proches (pressetchadienne.digital 06/06/2017).

Surtout, le clan, qui a surestimé les promesses du pétrole, est pris à la gorge par la dette contractée auprès de Glencore (croset-td.org, 27/11/2015). En 2012, la multinationale prend place au Tchad, initialement pour commercialiser les barils de pétrole produits dans le sud du pays, à Doba, pour le compte de la SHT. Puis, à deux reprises, Glencore va faire un prêt à l’État tchadien, d’abord un prêt de préfinancement, puis un prêt permettant à l’État de racheter les parts de Chevron dans l’exploitation du pétrole de Doba, prêt adossé à un consortium de banques dont Natixis, le Crédit Agricole, la Société Générale et la Deutsche Bank. Ce deuxième prêt, qui s’avère être un fiasco financier pour le gouvernement [3], enfonce le pays dans une impasse économique. Après des mois de négociations, la signature d’un nouvel accord le 21 février sur le rééchelonnement des dettes offre un répit mais conduit à maintenir l’hypothèque sur le pétrole pour plusieurs années.

Alors que les négociations sont sans résultat depuis plusieurs mois, la restructuration de la dette devient urgente pour que le pays accède aux prêts du FMI accordés en juin 2017 sous conditions d’ajustements structurels et de nouvel accord avec Glencore. Le gouvernement est soumis au FMI pour obtenir des entrées d’argent et garantir son maintien au pouvoir. Le poids de la corruption, des prêts contractés et des mesures d’austérité imposées par le gouvernement pour les exigences du FMI pèse sur le peuple qui n’a pas bénéficié des retombées du pétrole mais doit en payer le prix.

En 2016, une réunion a rassemblé les pays de la communauté économique et monétaire d’Afrique centrale (CEMAC), le FMI et le ministre des Finances français de l’époque, Michel Sapin. Dans la sous région, les prêts du FMI paraissent la solution pour ne pas dévaluer le franc CFA. La France s’y inquiète du « "double choc" économique et sécuritaire » (La Croix, 25/12/16) auquel font face ces États, mais élude les questions de politique intérieure. Depuis 2016, elle a ainsi octroyé au Tchad 10 millions d’euros par an d’aide budgétaire bilatérale, et 40 millions d’euros de prêts concessionnels (c’est-à-dire à des taux inférieurs à ceux du marché, et comptabilisés en aide au développement) de soutien budgétaire via le FMI en 2017 (chiffres du ministère des Affaires étrangères). En parallèle, comme l’a rappelé le Premier ministre Edouard Philippe lors de la Table-ronde des bailleurs pour le Tchad, le 7 septembre dernier à Paris, « notre coopération de sécurité et de défense atteindra pour sa part un montant de près de 7 M€ sur la période 2017-2018 ».

Plus que le fait d’une mauvaise conjoncture boursière, le marasme économique actuel vient d’une gestion délétère du pays par un clan au pouvoir. La « malédiction de l’or noir » n’est pas un mauvais sort mais le fait de politiques d’États et d’institutions internationales et d’agissements d’entreprises, au profit de certains et au mépris de la population tchadienne.

Rente diplomatique & militaire

Pour la France, le partenaire tchadien, pays ami et allié, fait face à une situation complexe tant sécuritaire qu’économique, et mérite le soutien français. En effet, si la manne pétrolière s’avère de moins en moins rentable, Déby jouit aujourd’hui d’une rente diplomatique bien plus intéressante. Paris paraît faire office de capitale quand le Tchad convoque en grande pompe une « conférence de donateurs » en septembre 2017, pour renflouer les caisses. Édouard Philippe n’hésite pas à appuyer la démarche : « C’est dans les moments difficiles qu’on reconnaît ses amis ». Ainsi, Déby se présente comme indispensable : « Le Tchad est le verrou du Sahel. Le soutenir est dans l’intérêt du continent et de la communauté internationale » et « quand on me dit que ce que je fais, c’est bien, je dis que cela n’est pas suffisant, donner c’est mieux » (Le Monde, 8/9/17). La stratégie semble fonctionner puisque les promesses de fonds ont dépassé les objectifs. Différents partenaires privés et publics, dont la France, l’Union européenne et des entreprises françaises, se sont engagés à contribuer au nouveau Plan National de Développement (PND), sans que soit mis en question le bilan des précédents, ni même les causes de la situation actuelle. Pour le moment, la concrétisation de ces promesses tarde à se faire.

A la suite de cette conférence, la tribune justement intitulée « un autre regard sur le Tchad » (Les Échos, 13/10/17) de Michel Roussin, vice président du MEDEF international – et ancien ministre de la Coopération –, est digne d’un publi-reportage au service des relations franco-tchadiennes. Après avoir loué les investissements publics dans le secteur du pétrole, quand ils sont à l’origine de la dette auprès de Glencore, et les efforts fait dans la lutte contre la malnutrition, quand celle-ci touche de plus en plus la population, la tribune met en valeur l’engagement militaire tchadien dans la sous-région, et son rôle de stabilisateur, aux côtés de l’armée française bien sûr : « l’État-major français s’est toujours publiquement félicité du concours qu’ont apporté les forces tchadiennes aux unités de l’armée française engagées dans ce théâtre d’opérations. » Les engagements au Mali, dans la force G5 Sahel et contre Boko Haram de l’armée tchadienne, réputée pour sa brutalité, en font un allié central de la lutte contre le terrorisme. Allié de la première heure de la guerre au Mali en 2013, Ndjaména accueille depuis 2014 le quartier général de l’opération Barkhane. Dans la continuité de l’opération Epervier (1986-2014), cette implantation offre des avantages non négligeables à l’armée française. L’engagement militaire tchadien est devenu la carte de visite, voire le joker de Déby, quelqu’en soit le prix.

Outre l’engagement commun sur des terrains d’opérations, la coopération militaire et sécuritaire se poursuit avec le Tchad. Pour exemple, dans le cadre du projet ALATT (Aide à la lutte anti terroriste au Tchad), financé sur le Fonds de solidarité prioritaire de la France, des formations ont régulièrement lieu. En octobre dernier, des policiers tchadiens ont bénéficié d’une formation sur la gestion de l’ordre public par des CRS. L’ambassade de France précise : « Les CRS, institution que les autorités de Police tchadiennes voyaient revenir avec plaisir après deux ans d’absence, partageaient sans retenue leurs connaissances et leurs techniques ». On peut s’interroger sur le lien entre « gestion de l’ordre public » et « anti-terrorisme », et le partage « sans retenue », quand les manifestations tchadiennes sont violemment réprimées.
Entre les réunions du G5 Sahel et des rendez-vous privés avec Déby, Macron s’inscrit dans la continuité des relations françafricaines avec le Tchad. Pendant que les libertés fondamentales sont bafouées, la France persiste à soutenir le régime en place, notamment via son soutien militaire et diplomatique, et chante toujours le même refrain aux questions qui lui sont posées… comme lors du point presse du Quai d’Orsay, le jour de la Saint-Valentin : « La France réitère son attachement, partout dans le monde, au respect des libertés fondamentales, dont la liberté d’expression et de manifestation pacifique, composante essentielle de la démocratie. » Pas de quoi gâcher l’idylle entre Paris et Déby.

Migrations à bas Déby

Outre la « lutte contre le terrorisme », le régime s’est aussi imposé comme un allié pour les basses besognes de tri des migrants avant qu’ils arrivent en Europe. Le Tchad a ainsi participé fin août au « mini sommet euro africain » sur les migrations, et a accueilli en octobre la première mission de l’OFPRA pour trier sur place, selon des critères d’éligibilité à l’asile en France, les migrants africains en transit vers l’Europe (RFI, 28/10/17).

[1« Pourquoi Idriss Deby procède-t-il subitement aux paiements de solde des militaires rentrés au Mali ? », makaila.fr, 17/02/2018.

[2Swissaid a retiré son rapport. La réception du rapport a paru trop politisée à l’ONG qui souhaitait alerter sur l’indispensable transparence de l’exploitation des ressources.

[3Chevron aurait « roulé » le Tchad en revendant cher des parts alors qu’il se retirait car il savait l’exploitation peu rentable.

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Cet article a été publié dans Billets d’Afrique 275 - mars 2018
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