Survie

Le « travail » du génocide se poursuit !

rédigé le 2 avril 2018 (mis en ligne le 2 mai 2018) - Gérard Ribière

Si les commémorations annuelles de ce génocide nous appellent sans cesse à un devoir de
mémoire essentiel, ce dernier ne prend tout son sens que si nous ouvrons les yeux sur le
présent : ce génocide perpétue en effet toujours son « travail » [1] , en France et avec le
concours de notre État par le silence, la réticence judiciaire, la rétention documentaire,
l’emploi d’éléments de langage négationnistes.

Voici bientôt un quart de siècle, le gé­nocide [2] contre les Tutsi du Rwanda
faisait en 100 jours, du 7 avril au
17 juillet 1994, entre 800 000 selon l’ONU et
1 000 000 de morts selon d’autres sources. Il
a été rendu possible par la lâcheté criminelle
des États membres du Conseil de sécurité
des Nations unies ­ dont la France ­, et par le
discret mais efficace soutien diplomatique et
logistique français au gouvernement intéri­maire rwandais qui le perpétrait.
Le « travail » du génocide se perpétue ce­pendant aux dépends des rescapés tout
d’abord du fait de la marque abyssale laissée
en eux par l’acte génocidaire lui­-même :
déshumanisation, refus explicite des pays oc­cidentaux de porter secours, blessures atroces
tant corporelles que psychologiques, perte de
la plupart des membres de la famille dont en­fants ou parents, viols (150 000 à 250 000 se­lon l’ONU), spoliations, expatriations... Mais,
fait aggravant, ce « travail » se prolonge en
France du fait même de la politique conduite
sciemment par l’État en la matière.

Justice française a minima

Ce « travail » se perpétue quand ses au­teurs, exfiltrés par la France ou accueillis sur
son sol, ne sont pas recherchés et mis en
cause avec le zèle que l’on est en la matière en
droit d’attendre d’une « grande nation ». Ce
n’est en effet pas à l’initiative du ministère pu­blic qu’ont été ouvertes en France les procé­dures judiciaires contre de présumés
génocidaires réfugiés sur notre territoire : à ce
jour, aucune des 37 actions pénales engagées
depuis 1995 contre de telles personnes ou
leurs complices n’est le fait d’un procureur de
la République, mais uniquement de victimes
et d’associations, en particulier le Collectif des Parties Civiles pour le Rwanda (CPCR). Ce
choix politique place ainsi au front de l’accu­sation les rescapés plaignants et certains de
leurs témoins à charge, dans une joute pu­blique essentiellement fondée sur des témoignages face à des accusés évidemment
toujours présumés innocents. Mais l’arrogance
et le mépris de ces derniers à l’égard des plai­gnants et témoins prennent appui sur leur
sentiment d’être encore sous la protection
feutrée des responsables politiques français.
C’est encore un choix politique que de ne
pas donner à la justice les moyens nécessaires
à la conduite, dans des délais raisonnables
compatibles avec les engagements internationaux de la France [3], les instructions puis les
procès correspondants. Malgré un progrès
sensible accompli en 2012 [4] avec la création
d’un pôle national spécialisé crimes contre
l’humanité et crimes de guerre, les moyens af­fectés à celui­-ci étaient, en 2016, réputés être
les plus faibles d’Europe [5]. Cinq procédures en­
gagées en France et toujours en cours contre
des présumés génocidaires rwandais affichent, à ce jour, des délais de 16 à 20 ans.
Si la justice française peine à poursuivre
efficacement les auteurs du génocide présents
sur notre sol, elle ne permet pas pour autant
leur extradition vers le Rwanda. La jurispru­dence constante de la Cour de cassation a en
effet fondé le refus systématique d’extradition
au Rwanda de génocidaires présumés (21 re­fus), alors que le Tribunal pénal international
pour le Rwanda (TPIR), la Cour européenne
des droits de l’homme (CEDH), le Canada, le
Danemark, la Norvège, la Suède, les États­
Unis... ont donné une suite favorable à de
semblables demandes.

Des responsabilités françaises occultées

L’engagement de l’État français aux côtés
de ceux qui préparaient, puis commettaient
le génocide fait l’objet d’accusations tou­jours plus précises et documentées. A ces
accusations répond un verrouillage, dans un
secret discrétionnaire absolu [6], des archives
présidentielles relatives au Rwanda, ce qui
fait obstacle à la manifestation de la vérité.
Ce verrouillage participe du silence d’État
entretenu jusqu’à ce jour par les plus hautes
autorités politiques françaises successives,
afin d’empêcher, sous couvert de sauvegar­der « l’honneur de la France » (!), la mise
en cause de certains membres de la « no­menklatura » française, politique et militaire
d’alors. Lorsque ce silence se rompt, en ré­ponse à certaines mises en causes média­
tiques, c’est pour faire place à un
vocabulaire ambigu et pernicieux [7] laissant
libre champ à une interprétation négation­niste.

Un négationnisme diffus

Car la poursuite du « travail » du géno­cide, c’est aussi la reprise d’arguments néga­tionnistes par certains responsables
politiques et militaires français afin de mas­quer le soutien alors apporté par la France
aux génocidaires. La très longue manipula­tion de l’opinion publique au sujet de l’at­tentat du 6 avril 1994, faussement attribué
au Front Patriotique Rwandais (FPR) par le
juge Bruguière, a laissé des traces dans les
esprits. Et la mise en balance des crimes
commis par le FPR avec le génocide des Tut­si relève d’une stratégie visant à justifier la politique française au Rwanda. Des respon­sables français de premier plan (notamment
François Mitterrand, Alain Juppé, Domi­nique de Villepin, Bernard Debré, ...) nourriront ainsi à un moment donné la thèse
mensongère du « double génocide » selon
laquelle le FPR aurait commis un génocide
des Hutu.
Ce négationnisme au cœur de l’État par­ticipe de la résistance à la manifestation de
la vérité, résistance ainsi conduite en cou­lisses ­ et ce en notre nom ! Se répand alors
parmi des personnes de bonne foi un récit
perverti du génocide des Tutsi [8] .
Le « travail » du génocide se poursuit
donc bien toujours, « à bas bruit », en
France, avec le concours actif de l’État, ce
qui caractérise, au moins sur le plan moral,
une complicité post­-génocidaire permettant
la perpétuation des effets du génocide sur
ses victimes et la protection autant que pos­sible de ses auteurs et complices.
Cette posture indigne est en parfaite co­hérence avec le soutien obstiné de la France
au pouvoir génocidaire rwandais avant et
pendant le génocide. A l’État de prouver le
contraire, cette fois autrement qu’en protes­tant perfidement de « l’honneur de la
France
 » !

Éléments de définition

Génocide : anéantissement total ou par­tiel des membres d’un groupe humain défini
par un pouvoir politique qui dénie aux
membres de ce groupe tout droit d’apparte­nance à la communauté humaine et lui im­pute le projet de détruire la nation. Un discours
négationniste vient parachever l’œuvre géno­cidaire en cherchant à masquer la spécificité
de ce crime.
Plusieurs définitions du crime de géno­cide ont été élaborées, tant par la recherche
historique [9] que par le droit pénal internatio­nal [10] et le droit national. Celle du code pénal
français [11], initialement introduite par la loi 92­
684 du 22 juillet 1992 [12], diffère en plusieurs
points des définitions internationales. Elle
s’en écarte particulièrement par l’exigence
d’un "plan concerté", préméditation du crime
dont la preuve doit être apportée, alors que
le droit pénal international se limite en ce
registre à n’exiger que l’entente en vue de
commettre le génocide lors de la perpétration
de ce dernier.

Négationnisme : démarche idéolo­gique ayant pour objet l’effacement de la
spécificité génocidaire par un travail de
"construction d’un récit falsifié et falsifica­teur" [13]. Le discours négationniste, s’il se
heurte à l’impossibilité de nier frontale­
ment le massacre du groupe social concer­né, recourt à "un ensemble d’attitudes et
de stratégies" de langage : "négation de la
volonté d’extermination", "occultation de
certains aspects", "banalisation des faits",
"minimisation", "relativisation", "requalifi­cation", "édulcoration", "renversement des
responsabilités", "inversion victimaire",
"instillation du doute" [14], etc. pour en mas­quer la réalité génocidaire.
La loi française ne sanctionne que de­
puis janvier 2017 le délit de "négation, de
minoration ou de banalisation de façon
outrancière" des génocides et à la condi­tion que ces derniers aient donné lieu à
une condamnation prononcée par une juridiction française ou internationale [15]. Il est important de relever que le discours néga­tionniste peut d’autant mieux se déployer
que les autorités politiques lui laissent libre
cours tant, entre autres, par leur silence et
le refus de rendre publiques les archives
concernées, que par l’emploi d’éléments de
langage ambigus.

[1Ce terme désignait initialement au Rwanda des
travaux agricoles communautaires. Les génocidaires
désignaient ainsi à la fois les massacres à accomplir en
équipe et le déni d’humanité fait aux victimes assi­gnées

[2Au Rwanda, des massacres de masse contre les Tutsi
rwandais, notamment en 1959, 1961, 1963 et causant
chaque fois plusieurs milliers à dizaines de milliers de victimes, témoignent de la présence, dès cette époque, du
ferment génocidaire dont l’acmé produira le génocide de
1994.

[3Convention européenne de sauvegarde des droits
de l’Homme et des libertés fondamentales, article 6 §
1 : ’’délai raisonnable’’ : affaire Mutimura c. France du
8 septembre 2004 (délai d’instruction en cause de
près de 9 ans au jour de l’arrêt de la CEDH) : condamnation de la France.

[4Création en janvier 2012 du pôle judiciaire national
spécialisé crimes contre l’humanité et crimes de
guerre.

[5« Crimes contre l’humanité : en France, un pôle
d’enquêtes bridé faute de moyens », AFP, 7 mai 2016

[6Voir François Graner, « Archives : Blocages réels,
avancées concrètes
 », Billets d’Afrique n°266, mars­-avril 2017.

[7« guerre interethnique », « les génocides », « génocide
rwandais »

[8Voir par exemple la brève « Salauds de victimes », sur les propos de l’édi­torialiste Natacha Polony dans son « duel » hebdomadaire
avec Raphaël Glucksmann sur France Inter, les 18 et 25 mars

[9Cf. Yves Ternon, « Légitimité et intérêt scientifique
d’une approche comparatiste des génocides du XXe
siècle
 », Revue d’Histoire de la Shoah 2009/1 N° 190
| pages 201 à 224

[10Convention pour la prévention et la répression du
crime de génocide du 9 décembre 1948 et, en ce qui
concerne le génocide contre les Tutsi du Rwanda,
Statut du Tribunal pénal international pour le
Rwanda – 8 novembre 1994

[11Art. 211­1 du code pénal français

[12Loi entrée en application le 1er mars 1994

[13Raphaël Doridant et Charlotte Lacoste ­ « Peut­-on
parler d’un négationnisme d’État
 », Cités n° 57/2014

[14Ibid

[15Un an d’emprisonnement et 45 000 d’amende,
pénalisation introduite, sous la pression des
associations, par la loi du 27 janvier 2017 modifiant
l’article 24 bis de la loi du 29 juillet 1881 sur la liberté
de la presse

#GénocideDesTutsis 30 ans déjà
Cet article a été publié dans Billets d’Afrique 276 - avril 2018
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