Si les commémorations annuelles de ce génocide nous appellent sans cesse à un devoir de mémoire essentiel, ce dernier ne prend tout son sens que si nous ouvrons les yeux sur le présent : ce génocide perpétue en effet toujours son « travail » [1] , en France et avec le concours de notre État par le silence, la réticence judiciaire, la rétention documentaire, l’emploi d’éléments de langage négationnistes.
Voici bientôt un quart de siècle, le génocide [2] contre les Tutsi du Rwanda
faisait en 100 jours, du 7 avril au
17 juillet 1994, entre 800 000 selon l’ONU et
1 000 000 de morts selon d’autres sources. Il
a été rendu possible par la lâcheté criminelle
des États membres du Conseil de sécurité
des Nations unies dont la France , et par le
discret mais efficace soutien diplomatique et
logistique français au gouvernement intérimaire rwandais qui le perpétrait.
Le « travail » du génocide se perpétue cependant aux dépends des rescapés tout
d’abord du fait de la marque abyssale laissée
en eux par l’acte génocidaire lui-même :
déshumanisation, refus explicite des pays occidentaux de porter secours, blessures atroces
tant corporelles que psychologiques, perte de
la plupart des membres de la famille dont enfants ou parents, viols (150 000 à 250 000 selon l’ONU), spoliations, expatriations... Mais,
fait aggravant, ce « travail » se prolonge en
France du fait même de la politique conduite
sciemment par l’État en la matière.
Ce « travail » se perpétue quand ses auteurs, exfiltrés par la France ou accueillis sur
son sol, ne sont pas recherchés et mis en
cause avec le zèle que l’on est en la matière en
droit d’attendre d’une « grande nation ». Ce
n’est en effet pas à l’initiative du ministère public qu’ont été ouvertes en France les procédures judiciaires contre de présumés
génocidaires réfugiés sur notre territoire : à ce
jour, aucune des 37 actions pénales engagées
depuis 1995 contre de telles personnes ou
leurs complices n’est le fait d’un procureur de
la République, mais uniquement de victimes
et d’associations, en particulier le Collectif des Parties Civiles pour le Rwanda (CPCR). Ce
choix politique place ainsi au front de l’accusation les rescapés plaignants et certains de
leurs témoins à charge, dans une joute publique essentiellement fondée sur des témoignages face à des accusés évidemment
toujours présumés innocents. Mais l’arrogance
et le mépris de ces derniers à l’égard des plaignants et témoins prennent appui sur leur
sentiment d’être encore sous la protection
feutrée des responsables politiques français.
C’est encore un choix politique que de ne
pas donner à la justice les moyens nécessaires
à la conduite, dans des délais raisonnables
compatibles avec les engagements internationaux de la France [3], les instructions puis les
procès correspondants. Malgré un progrès
sensible accompli en 2012 [4] avec la création
d’un pôle national spécialisé crimes contre
l’humanité et crimes de guerre, les moyens affectés à celui-ci étaient, en 2016, réputés être
les plus faibles d’Europe [5]. Cinq procédures en
gagées en France et toujours en cours contre
des présumés génocidaires rwandais affichent, à ce jour, des délais de 16 à 20 ans.
Si la justice française peine à poursuivre
efficacement les auteurs du génocide présents
sur notre sol, elle ne permet pas pour autant
leur extradition vers le Rwanda. La jurisprudence constante de la Cour de cassation a en
effet fondé le refus systématique d’extradition
au Rwanda de génocidaires présumés (21 refus), alors que le Tribunal pénal international
pour le Rwanda (TPIR), la Cour européenne
des droits de l’homme (CEDH), le Canada, le
Danemark, la Norvège, la Suède, les États
Unis... ont donné une suite favorable à de
semblables demandes.
L’engagement de l’État français aux côtés de ceux qui préparaient, puis commettaient le génocide fait l’objet d’accusations toujours plus précises et documentées. A ces accusations répond un verrouillage, dans un secret discrétionnaire absolu [6], des archives présidentielles relatives au Rwanda, ce qui fait obstacle à la manifestation de la vérité. Ce verrouillage participe du silence d’État entretenu jusqu’à ce jour par les plus hautes autorités politiques françaises successives, afin d’empêcher, sous couvert de sauvegarder « l’honneur de la France » (!), la mise en cause de certains membres de la « nomenklatura » française, politique et militaire d’alors. Lorsque ce silence se rompt, en réponse à certaines mises en causes média tiques, c’est pour faire place à un vocabulaire ambigu et pernicieux [7] laissant libre champ à une interprétation négationniste.
Car la poursuite du « travail » du génocide, c’est aussi la reprise d’arguments négationnistes par certains responsables
politiques et militaires français afin de masquer le soutien alors apporté par la France
aux génocidaires. La très longue manipulation de l’opinion publique au sujet de l’attentat du 6 avril 1994, faussement attribué
au Front Patriotique Rwandais (FPR) par le
juge Bruguière, a laissé des traces dans les
esprits. Et la mise en balance des crimes
commis par le FPR avec le génocide des Tutsi relève d’une stratégie visant à justifier la politique française au Rwanda. Des responsables français de premier plan (notamment
François Mitterrand, Alain Juppé, Dominique de Villepin, Bernard Debré, ...) nourriront ainsi à un moment donné la thèse
mensongère du « double génocide » selon
laquelle le FPR aurait commis un génocide
des Hutu.
Ce négationnisme au cœur de l’État participe de la résistance à la manifestation de
la vérité, résistance ainsi conduite en coulisses et ce en notre nom ! Se répand alors
parmi des personnes de bonne foi un récit
perverti du génocide des Tutsi [8] .
Le « travail » du génocide se poursuit
donc bien toujours, « à bas bruit », en
France, avec le concours actif de l’État, ce
qui caractérise, au moins sur le plan moral,
une complicité post-génocidaire permettant
la perpétuation des effets du génocide sur
ses victimes et la protection autant que possible de ses auteurs et complices.
Cette posture indigne est en parfaite cohérence avec le soutien obstiné de la France
au pouvoir génocidaire rwandais avant et
pendant le génocide. A l’État de prouver le
contraire, cette fois autrement qu’en protestant perfidement de « l’honneur de la
France » !
Éléments de définition
Génocide : anéantissement total ou partiel des membres d’un groupe humain défini par un pouvoir politique qui dénie aux membres de ce groupe tout droit d’appartenance à la communauté humaine et lui impute le projet de détruire la nation. Un discours négationniste vient parachever l’œuvre génocidaire en cherchant à masquer la spécificité de ce crime.
Plusieurs définitions du crime de génocide ont été élaborées, tant par la recherche historique [9] que par le droit pénal international [10] et le droit national. Celle du code pénal français [11], initialement introduite par la loi 92 684 du 22 juillet 1992 [12], diffère en plusieurs points des définitions internationales. Elle s’en écarte particulièrement par l’exigence d’un "plan concerté", préméditation du crime dont la preuve doit être apportée, alors que le droit pénal international se limite en ce registre à n’exiger que l’entente en vue de commettre le génocide lors de la perpétration de ce dernier.Négationnisme : démarche idéologique ayant pour objet l’effacement de la spécificité génocidaire par un travail de "construction d’un récit falsifié et falsificateur" [13]. Le discours négationniste, s’il se heurte à l’impossibilité de nier frontale ment le massacre du groupe social concerné, recourt à "un ensemble d’attitudes et de stratégies" de langage : "négation de la volonté d’extermination", "occultation de certains aspects", "banalisation des faits", "minimisation", "relativisation", "requalification", "édulcoration", "renversement des responsabilités", "inversion victimaire", "instillation du doute" [14], etc. pour en masquer la réalité génocidaire.
La loi française ne sanctionne que de puis janvier 2017 le délit de "négation, de minoration ou de banalisation de façon outrancière" des génocides et à la condition que ces derniers aient donné lieu à une condamnation prononcée par une juridiction française ou internationale [15]. Il est important de relever que le discours négationniste peut d’autant mieux se déployer que les autorités politiques lui laissent libre cours tant, entre autres, par leur silence et le refus de rendre publiques les archives concernées, que par l’emploi d’éléments de langage ambigus.
[1] Ce terme désignait initialement au Rwanda des travaux agricoles communautaires. Les génocidaires désignaient ainsi à la fois les massacres à accomplir en équipe et le déni d’humanité fait aux victimes assignées
[2] Au Rwanda, des massacres de masse contre les Tutsi rwandais, notamment en 1959, 1961, 1963 et causant chaque fois plusieurs milliers à dizaines de milliers de victimes, témoignent de la présence, dès cette époque, du ferment génocidaire dont l’acmé produira le génocide de 1994.
[3] Convention européenne de sauvegarde des droits de l’Homme et des libertés fondamentales, article 6 § 1 : ’’délai raisonnable’’ : affaire Mutimura c. France du 8 septembre 2004 (délai d’instruction en cause de près de 9 ans au jour de l’arrêt de la CEDH) : condamnation de la France.
[4] Création en janvier 2012 du pôle judiciaire national spécialisé crimes contre l’humanité et crimes de guerre.
[5] « Crimes contre l’humanité : en France, un pôle d’enquêtes bridé faute de moyens », AFP, 7 mai 2016
[6] Voir François Graner, « Archives : Blocages réels, avancées concrètes », Billets d’Afrique n°266, mars-avril 2017.
[7] « guerre interethnique », « les génocides », « génocide rwandais »
[8] Voir par exemple la brève « Salauds de victimes », sur les propos de l’éditorialiste Natacha Polony dans son « duel » hebdomadaire avec Raphaël Glucksmann sur France Inter, les 18 et 25 mars
[9] Cf. Yves Ternon, « Légitimité et intérêt scientifique d’une approche comparatiste des génocides du XXe siècle », Revue d’Histoire de la Shoah 2009/1 N° 190 | pages 201 à 224
[10] Convention pour la prévention et la répression du crime de génocide du 9 décembre 1948 et, en ce qui concerne le génocide contre les Tutsi du Rwanda, Statut du Tribunal pénal international pour le Rwanda – 8 novembre 1994
[11] Art. 2111 du code pénal français
[12] Loi entrée en application le 1er mars 1994
[13] Raphaël Doridant et Charlotte Lacoste « Peut-on parler d’un négationnisme d’État », Cités n° 57/2014
[15] Un an d’emprisonnement et 45 000 d’amende, pénalisation introduite, sous la pression des associations, par la loi du 27 janvier 2017 modifiant l’article 24 bis de la loi du 29 juillet 1881 sur la liberté de la presse