Le rappel au poste de directeur général de Francis Rougier, artisan de l’africanisation du groupe forestier dans les années 1980, n’y aura rien changé. Face aux difficultés rencontrées par ses filiales camerounaise, congolaise et centrafricaine, la maison mère française Rougier SA a été placée en procédure de sauvegarde, et sa branche africaine Rougier Afrique International (RAI) a été placée en redressement judiciaire le 12 mars dernier. Parmi les causes avancées, celle d’une trop grande éthique dans le business est à nuancer.
Rougier, contraint de se restructurer et probablement de réduire la voilure en Afrique, en saura plus sur son sort le 13 juillet 2018, date à laquelle le tribunal de Poitiers a reporté sa décision (Agence Ecofin, 23/05). A l’origine de ses difficultés, qui seraient « essentiellement concentrées au Cameroun », le groupe met en cause « des retards importants dans le remboursement des crédits de TVA dans tous les pays concernés par les activités du groupe » mais surtout « l’engorgement constaté au port de Douala » exploité par le groupe Bolloré, qui « a provoqué de fortes tensions de trésorerie pour les filiales utilisant cette voie d’exportation » Communiqué du 12/03/2018. Dans un communiqué, le Directeur Général du Port Autonome de Douala a vigoureusement démenti cette accusation. Détaillant les statistiques du port, il indique qu’« une telle croissance est donc contraire aux affirmations de [Rougier], qui a par ailleurs bénéficié des facilités d’admission dans les terminaux offertes par les administrations, au rang desquelles la douane Camerounaise » (Agence Ecofin, 19/03). D’autres sources invoquent d’autres explications : « un acteur historique du secteur » cité par l’Usine Nouvelle (06/03)« évoque également des choix stratégiques audacieux, notamment l’expansion des surfaces exploitées dans des zones très enclavées comme le nord du Congo et la Centrafrique, qui ne disposent pas d’infrastructures de transport adéquates pour valoriser suffisamment les parcelles exploitées », tandis que Jeune Afrique (13/03) parle de « la nouvelle concurrence asiatique, qui n’a pas fait le choix d’une certification environnementale très gourmande en investissements, contrairement à Rougier ». Interrogé par ce journal, Alain Karsenty, économiste au Centre de coopération internationale en recherche agronomique pour le développement (Cirad), explique : « dans ce contexte de concurrence déloyale, auquel s’ajoute un recul de la demande européenne pour les bois tropicaux, les entreprises européennes sont perdantes. Le recul de la production certifiée a déjà commencé, avec la vente de concessions italiennes ou allemandes à des industriels asiatiques, dont les clients ne sont pas demandeurs de certification » Jeune Afrique (10/04). Certes, même certains observateurs peu enclins à défendre une entreprise française, comme Marc Ona, président de l’ONG de protection de la forêt Brainforest Gabon, s’inquiètent de cette situation, craignant que l’impact de l’industrie forestière sur l’environnement empire. Il est vrai que depuis une dizaine d’années Rougier, soucieuse de modifier son image de pilleuse de la forêt [1], met particulièrement l’accent sur sa politique de RSE (Responsabilité Sociale des Entreprises) : labellisation du bois (notamment labels de gestion durable des forêts FSC et PEFC pour ses bois de production et/ou d’importation [2]), partenariat avec des ONG qui ne rechignent pas à s’afficher auprès de grandes entreprises en quête de relégitimation (WWF, Rainforest Alliance), forte communication sur des actions en faveur des populations locales, etc. Mais l’argument selon lequel Rougier serait en quelque sorte victime de son éthique ne peut pas suffire, une politique RSE étant toujours pilotée de façon à ne pas impacter gravement les résultats financiers de ceux qui la mettent en place. Le directeur général Francis Rougier le reconnaissait d’ailleurs lors d’une conférence organisée par le Fonds Français pour l’Environnement Mondial en avril 2010 : « Pour nous, une entreprise qui pratique le green business est une entreprise qui œuvre quotidiennement à minimiser son impact sur l’environnement, tout en restant durablement rentable ».
Quelques repères Rougier Afrique International (RAI) est une filiale du groupe Rougier, un des leaders mondiaux de la production et du négoce de bois. Elle représente 80 % du chiffre d’affaires du groupe et 3 000 salariés à 97 % basés en Afrique. Ses activités vont de l’exploitation forestière (plus de 2,3 millions d’hectares de concessions forestières) à la commercialisation du bois en passant par la transformation industrielle. RAI dispose de quatre filiales dans quatre pays du bassin du Congo : le Cameroun, le Gabon, le Congo-Brazzaville et la Centrafrique. L’entreprise Rougier a été créée à Niort en 1923 pour la production de boites à fromage en bois. Son activité d’exploitation forestière en Afrique a commencé au Gabon en 1952 puis au Cameroun en 1962. Dans les années 1980 le groupe concentre ses activités en Afrique. Il s’implante au Congo-B en 2000, puis en Centrafrique en 2015 après voir remporté un appel d’offre du gouvernement de transition de ce pays alors en crise et quasiment co-administré par l’armée française. Depuis 2011 la Caisse des Dépôts et Consignations du Gabon détient 35 % du capital de RAI.
En attendant la décision du tribunal sur son avenir, les activités de Rougier Afrique continuent au ralenti. Dans un communiqué du 20 mars, Rougier a annoncé ne pas renouveler ses certifications FSC au Cameroun, tout en précisant « réitérer son attachement aux Valeurs et Principes du FSC ». Pourtant dans la réalité, on est bien loin de l’image véhiculée par sa communication d’une entreprise qui déforeste plus vert que vert. En mai 2016, Survival, le mouvement mondial pour les droits des peuples autochtones, dénonçait le déboisement par la SFID, filiale camerounaise de Rougier, d’une vaste zone forestière sans le consentement des communautés pygmées Baka dans le sud-est du Cameroun. Quelques mois avant, Survival avait déposé plainte devant l’OCDE contre l’ONG WWF (partenaire de Rougier au Cameroun) pour complicité de violation des droits des populations dans la même région (voir Billets n°258, juin 2016). Dans un reportage éloquent, [France 24 (06/06)- dresse un bilan désastreux pour les Baka de l’exploitation forestière intensive de Rougier : expulsion de leurs terres, profanation de lieux sacrés, abandon forcé de leur mode de vie. Interrogé, Emmanuel Missolo, porte-parole des pygmées Baka de Djoum, se réjouit des difficultés de Rougier tout en regrettant amèrement : « nous on ne connaissait pas les dispensaires, les hôpitaux, de la ville. On avait tout en forêt, tout, la nourriture, tout, en forêt. Maintenant tout est parti, tout est vraiment détruit ». Plus généralement les labels mis en avant par Rougier ont été à plusieurs reprises pointés du doigt. La certification PEFC, créée à la fin des années 1990 par l’industrie européenne du bois, est qualifiée par l’association écologiste Les Amis de la Terre de « certification parapluie qui abrite les pires dérives » [3] : certification systématique, sans contrôle préalable, sur simple demande et paiement d’une cotisation, cahiers des charges flous et peu contraignants. Quant au label FSC, qu’on oppose parfois à tort au PEFC et qui ne concerne d’ailleurs que la moitié des concessions africaines de Rougier, il n’est pas non plus le garant absolu de pratiques propres et responsables : cherchant la caution d’ONG partenaires comme le WWF, il s’accomode fort bien des pratiques habituelles de l’industrie forestière (voir Billets n°209, janvier 2012). Un rapport de l’Union européenne révélé par Mediapart « souligne qu’aucune entreprise (européenne comme africaine) n’applique la loi camerounaise sur l’exploitation de bois [même] les entreprises certifiées FSC » (Mediapart, 19/08/2015). Si ces « engagements » ne se retrouvent pas forcément dans les faits, ils sont en tout cas au cœur de la communication du groupe qui en fait un argument commercial majeur auprès des consommateurs français en recherche de transparence et d’éthique. Mais c’est aussi un atout non négligeable pour décrocher des marchés et l’appui des institutions d’aide au développement occidentales : une sorte d’avantage comparatif pour les entreprises françaises face à leurs puissantes concurrentes chinoises, dès lors qu’il est imposé dans les cahiers des charges (voir Billets n°212, avril 2012).
Dernier exemple en date : Proparco, filiale de l’Agence Française de Développement (AFD) pour le secteur privé, a accordé en mai 2017 un prêt de 15 millions d’euros à Rougier Afrique pour « financer le démarrage de ses activités en République Centrafricaine [...] ainsi que l’extension des activités du groupe dans ses autres pays d’intervention (Congo, Gabon et Cameroun) », mettant en avant « le développement de concessions forestières gérées durablement et [la contribution] à la mise en place des plus hauts standards internationaux de protection de l’environnement dans les pays du Bassin du Congo » [4].
Dans le cadre de la construction du barrage de Lom Pangar au Cameroun, la SFID a décroché en juillet 2014 un marché de 8 ventes de coupe pour la déforestation de 8000 hectares de forêt grâce à sa labellisation FSC. En amont de la mise en eau de la zone, cet « enlèvement de la biomasse » était organisé dans le cadre de « mesures d’atténuation » des impacts environnementaux du projet, financées par l’AFD (voir Billets n°274, février 2018). Face aux « risques importants » que représentait ce « très grand chantier forestier », des critères d’attribution du marché étaient définis dans un Programme de Gestion Environnementale et Sociale, notamment concernant le profil de l’entreprise à recruter : « il faut donc que seuls les soumissionnaires ayant une certification FSC (Forest Stewardship Council) ou de OLB (Origine Légale du Bois [un label privé qui certifie le respect de la réglementation locale]) puissent répondre à l’appel d’offres pour les 8 ventes de coupe » [5]. En septembre 2014, dans leur rapport de visite du site, les membres du panel d’experts environnemental et social du projet « [se réjouissent] qu’une firme certifiée ait été sélectionnée », « cette décision [étant] de nature à débloquer la situation entre le ministère et certains bailleurs du projet [6], mais [offrant] par ailleurs des garanties supplémentaires quant aux modalités environnementales et sociales de cette exploitation . [7] Petite ombre au tableau : la zone à déforester à Lom Pangar n’est pas labellisée FSC, puisque le marché a été attribué à Rougier sous forme de vente de coupe. Mobilisées pour des déboisements lors de la construction d’infrastructures, les ventes de coupe sont difficilement compatibles avec des démarches de labellisation : il ne s’agit pas de concessions dont on pourrait avoir une gestion durable, mais de coupes franches. Les ventes de coupe sont particulièrement critiquées, par exemple par Greenpeace : elles « incitent les sociétés forestières à disparaître rapidement après avoir déboisé ; elles sont habituellement exploitées très vite et d’une façon très destructrice, puisqu’aucun plan de gestion n’est légalement requis, et elles ouvrent souvent la porte à des pratiques d’exploitation forestière illégales » selon un rapport de l’ONG [8]. Quel sens cela a-t-il d’attribuer ce type de marché à une entreprise labellisée, quelles garanties cela apporte-t-il ? Faut-il attendre de Rougier l’application spontanée de ses « valeurs et principes » pour du bois qui sera vendu sans la certification ? Le calendrier, pour le moins serré, évoqué dans un rapport de suivi des travaux du barrage, ne rassure pas : un appel d’offres en juin 2014, un recrutement de la SFID en juillet, le démarrage d’activités d’inventaire et de prospection par la SFID à partir de septembre pour des opérations de coupe dès novembre 2014 [9]. Il semble plutôt qu’à Lom Pangar, à défaut d’avoir préservé l’environnement, c’est la santé économique de Rougier que l’AFD et le FSC auront ménagée.
Pauline Tétillon et Survie Bressuire
[1] En référence au livre de Arnaud Labrousse et François-Xavier Verschave, Les pillards de la forêt. Exploitations criminelles en Afrique, Dossier noir n° 17, Agone, 2002
[2] Forest Stewardship Concil et Program of the Endorsement of Forest Certification schemes.
[3] Communiqué du 16/06/2010. L’ONG s’appuie notamment sur un documentaire de Télémillevaches auquel elle a participé : « PEFC, le label qui cache la forêt ».
[4] Site internet de la Proparco, consulté en avril 2018.
[5] Plan de gestion environnementale et sociale du projet hydroélectrique de Lom Pangar, 10/12/2012.
[6] NDLR : La Banque Mondiale était réticente à financer seule le projet en raison du manque de garanties sur le respect de ses normes environnementales. Le Cameroun s’était alors tournée vers la France, via l’AFD (voir Billets n°274, février 2018).
[7] Projet hydroélectrique de Lom Pangar, Visite des Sites No. 4, 16 septembre 2014.
[8] « Le commerce du bois CCT du Cameroun vers l’Europe », Greenpeace, septembre 2015. Greenpeace relève d’ailleurs que sur les 8 ventes de coupe obtenues par la SFID en juillet 2014, une seule apparaissait sur la liste des titres d’exploitation forestière du Cameroun en mars 2015.
[9] Projet hydroélectrique de Lom Pangar, Rapport narratif trimestriel des activités juillet-septembre 2014, octobre 2014.