Mis en examen fin avril pour « corruption d’agent public étranger », « complicité d’abus de confiance » et « faux et usage de faux » concernant les concessions portuaires de Lomé et de Conakry, Bolloré prétend être victime de préjugés sur l’Afrique. Comme si l’histoire de son groupe ne suffisait pas.
Bolloré ne s’est fait connaître du grand public français que depuis une dizaine d’années, notamment en 2007 lors de la mise à disposition de son yacht à Nicolas Sarkozy après son élection, ou plus récemment par sa prise de contrôle de Canal+ et les purges qui s’en sont suivies, notamment concernant les célèbres Guignols de l’info.
En Françafrique, l’empire du « petit prince du cash flow » était déjà connu depuis longtemps. Dès le début des années 2000, l’association Survie s’était inquiétée de la montée en puissance de cet acteur privé aux multiples connexions avec les services secrets, la diplomatie française et les dictatures africaines, qui s’était alors déjà implanté dans 38 pays, notamment dans l’exploitation forestière et dans les plantations (palmiers à huile et hévéas, déjà, mais à l’époque aussi banane, ananas et tabac : en 2000, sa filiale Coralma International détenait 90 % du marché africain de cigarettes) [1]. Mais c’est surtout dans le domaine de la logistique que Bolloré avait tissé sa toile en développant « un service de transport intégré, de bout en bout, de la sortie de l’usine jusqu’à la porte de l’utilisateur final », selon Vincent Bolloré lui même (Jeune Afrique Économie, 20/10/1997). Depuis la prise de contrôle de l’armateur Delmas-Vieljeux en 1991, une activité qu’il cédera finalement en 2006, c’étaient en effet des bateaux Bolloré qui transportaient par exemple les grumes de bois issues de ses concessions forestières camerounaises. Une campagne d’interpellation des élus avait amené le député UDF de la Loire François Rochebloine à s’émouvoir dans une question au gouvernement de « la politique de surexploitation forestière que ce groupe mène au Cameroun en particulier [et] de la position de quasi-monopole qu’il a acquise dans des secteurs économiques comme celui du tabac ou celui des transports, dans plusieurs pays, Côte d’Ivoire, Congo-Brazzaville et Cameroun notamment » (Journal Officiel, 6/08/2001).
Le groupe a alors progressivement appliqué aux médias cette stratégie intégrée : création d’information (en prenant progressivement le contrôle, entre 2006 et 2008, de l’institut de sondage CSA), diffusion (Direct 8 à une époque, Direct Matin et Direct Soir, C News, Canal+ via Vivendi…) et financement de médias par la publicité (Euro RSCG worldwide, devenu en 2012 Havas worlwide). Le quotidien Le Monde a fait en 2013 et 2014 les frais de cette stratégie de contrôle indirect que permet la maîtrise des recettes publicitaires d’un grand média : en deux ans, il a perdu 7 millions d’euros de contrats avec Havas suite à deux articles critiques envers l’homme d’affaires (Le Canard enchaîné, 3/06/2015) [2] , notamment celui de la journaliste Maureen Grisot (Le Monde, 6/06/2014) se faisant l’écho de la contestation de l’attribution du deuxième terminal à conteneurs du port d’Abidjan. Et lorsque cette stratégie « intégrée » de contrôle de l’information ne suffisait pas, Bolloré n’a pas hésité à multiplier les poursuites en justice contre les journalistes et associations coupables à ses yeux de dénigrer ses activités en Afrique. Depuis le procès intenté contre Benoît Collombat pour un reportage diffusé en 2009 sur France Inter (cf. Billets n°190, avril 2010), Bolloré et la holding luxembourgeoise Socfin (qu’il contrôle à près de 39 % et qui dispose aujourd’hui plus de 400 000 hectares de concessions dédiées au palmier à huile et à l’hévéa, dont les 4/5 en Afrique) ont ainsi intenté une vingtaine de poursuites visant au total une cinquantaine de journalistes, d’avocats, de photographes, de responsables d’associations et de directeurs de médias, comme l’a récemment rappelé une tribune collective (Bastamag, 24/01). Bolloré vient de perdre le 5 juin son procès en diffamation contre France Télévision et le journaliste Tristan Waleckx, et a été condamné à les indemniser de leurs frais de justice – mais son avocat a annoncé qu’il ferait appel. Une semaine plus tard, le tribunal de commerce a débouté Bolloré de sa demande d’indemnisation à hauteur de 50 000 millions d’euros pour « dénigre-ment » pour le même reportage. Il faut ajouter à ces multiples procès les droits de réponse que le groupe Bolloré a fait parvenir à différents médias pour contester certaines informations sans les attaquer, comme à deux occasions auprès de Survie (cf. Billets n°193, juillet-août 2010).
Soucieux de son image, Bolloré a revendu dans les années 2000 ses concessions forestières, ses plantations de tabac et usines de cigarettes, après avoir cédé en 1997 à la Compagnie Fruitière, basée à Marseille, ses bananeraies et plantations d’ananas ivoiriennes. Mais il a continué à développer son activité en Afrique. Le groupe aime à signaler uniquement son volet « transport et logistique » (la gestion des ports avec 18 concessions, et de voies ferrées) et, car cela passe pour une réalisation écolo et propice au développement, le stockage d’électricité (Blue zones, bus électriques, etc.), qui représente en réalité aujourd’hui moins de 2 % du chiffre d’affaires du groupe (AFP, 15/02). Mais il faut y ajouter le volet « communication », qui a des ramifications en Afrique en particulier via Havas, et les participations financières qui, via la Socfin notamment, concernent également le continent. Surtout, depuis 2017, le groupe a pu pleinement intégrer à son périmètre Vivendi, dont il avait de fait pris le contrôle dès 2014, pilotant ainsi la télévision satellite avec le bouquet Canal+ Afrique et les salles de cinéma CanalOlympia ouvertes depuis au Cameroun, en Guinée, au Niger, au Burkina Faso, au Sénégal.. et au Togo, où Vincent Bolloré s’est rendu pour inaugurer le bâtiment au côté du dictateur Faure Gnassingbé le 24 octobre 2017, alors que séchait le sang des manifestants tués par l’armée et les milices du régime quelques jours plus tôt. Au même moment, la rediffusion d’un reportage sur ces manifestations dans l’émission « L’effet papillon », sur Canal+, était annulée – puis un publireportage sur le régime togolais était diffusé fin décembre sur la chaîne cryptée (Les Jours, 15/01).
Dans le monde, le groupe est ainsi passé de 60 000 à plus de 80 000 « collaborateurs » entre 2016 et 2017 [3], et a vu grimper de 82 % son chiffre d’affaires, de 10 à 18 milliards d’euros – l’équivalent du produit intérieur brut (PIB) du Togo, du Niger et du Bénin réunis. En 2012, donc avant l’ère Vivendi, un chiffre avait donné une idée de la rentabilité des activités « africaines » du groupe : le continent représentait alors 25 % du chiffre d’affaires de Bolloré – comme aujourd’hui, hors intégration de Vivendi – mais 80 % de ses bénéfices (capital.fr, 22/03/2013), entre autres grâce aux cascades de filiales via des paradis fiscaux emblématiques comme le Lichtenstein et le Luxembourg. Rien que sa filiale Bolloré Africa Logistics, qui regroupe actuellement 25 000 salariés, opère dans 46 pays africains – pour un continent qui compte 54 États – et gère 18 concessions portuaires et 3 concessions ferroviaires : Camrail au Cameroun, Sitarail en Côte d’Ivoire et au Burkina Faso, Benirail au Niger et au Bénin. Mais dans ce dernier pays, la Cour suprême a tranché fin septembre en faveur de son concurrent bénino-gabonais Samuel Dossou, un litige qui les opposait concernant la construction d’une partie de la grande boucle ferroviaire de 3000 km qui doit relier les capitales du Togo, du Bénin, du Niger, du Burkina et de Côte d’Ivoire, et la présidence béninoise a ensuite décidé de se tourner vers la concurrence chinoise (Challenges, 19/03).
Jusqu’à présent, les différents scandales reprochés à Bolloré ou ses filiales n’étaient pas parvenus à atteindre l’homme d’affaires. Des soupçons de passe-droits, de collusion avec la justice locale ou de concurrence irrégulière avaient été rapportés par la presse française ou africaine sur plusieurs affaires, y compris récemment : au Cameroun, où le journaliste Tristan Waleckx a raconté comment François Hollande était intervenu en 2015 auprès du vieux dictateur Paul Biya pour permettre à l’industriel français de participer à l’exploitation du nouveau port en eaux profondes de Kribi, des entrepreneurs accusent Bolloré d’avoir provoqué leur ruine en n’exécutant pas une décision de justice relative au port de Douala (Mediapart, 13/04/16) ; au Gabon, un litige opposant les autorités au groupe Bolloré a failli pousser celui-ci à initier une procédure d’arbitrage international, jusqu’à ce qu’une solution à l’amiable soit discrètement négociée (LdC, 06/10/2017) ; en Côte d’Ivoire, les accusations de corruption portées contre Bolloré dans l’attribution d’un terminal portuaire d’Abidjan ont été rapportées par la journaliste Maureen Grisot (lire plus haut), mais aussi par le journaliste Jean-Baptiste Naudet, qui est toujours poursuivi par Bolloré pour son article.
Fin avril, le placement de Vincent Bolloré en garde à vue puis sa mise en examen ont donc été un gros coup de tonnerre : celle-ci résulterait des plaintes déposées il y a des années par son ancien partenaire d’affaires, Jacques Dupuydauby, qui auraient selon lui « permis aux juges de lancer la mécanique » (L’Express, 3/05). Quelques jours plus tard, Bolloré a prétendu voir dans cette mise en cause le résultat de préjugés sur le continent africain, « appréhendé comme une terre de non-gouvernance, voire de corruption » (JDD, 29/04). Une défense très politique (« si vous parlez de Françafrique, c’est que vous êtes paternalistes, rivés au passé », en somme) qui risque de ne pas suffire aux juges. Ces derniers veulent savoir si l’étrange attribution à Bolloré Africa Logistics de concessions portuaires en Guinée Conakry et au Togo, peu après des campagnes électorales dans lesquelles Havas travaillait pour les présidents-candidats à leur propre succession, ne serait pas un propice renvoi d’ascenseur – un délit de corruption qui peut être condamné en France, contrairement aux atteintes à des droits sociaux et à l’environnement provoquées par ses filiales africaines et documentées par des ONG ou des journalistes depuis vingt ans. Reste à savoir si l’instruction, qui pourrait durer plusieurs années, s’intéressera aux réseaux d’influence de l’industriel – jusqu’au sommet de l’Etat français. Ainsi, concernant le port de Lomé, le Canard enchaîné avait révélé comment le président Nicolas Sarkozy avait, lors du sommet Union européenne-Afrique fin 2007, glissé au dictateur togolais : « Bolloré est sur les rangs. Quand on est ami de la France, il faut penser aux entreprises françaises ». Les autorités togolaises se sont dites prêtes à coopérer avec la justice française (Reuters, 4/05) : une promesse qui pourrait être en l’air… sauf si le torchon brûle entre le régime togolais et Bolloré. Sa filiale qui gère le port de Lomé a en effet déposé plainte devant un organisme d’arbitrage de commerce et d’investissement lié à la Banque mondiale (le CIRDI) quelques jours plus tard, le 14 mai, sans qu’on connaisse la nature du litige (Investment Arbitration Reporter, 15/05).
Selon la Lettre du Continent (8/06), les mêmes juges s’intéressent également à la boucle ferroviaire, et souhaitent « savoir si l’attribution au groupe Bolloré, par le Niger et le Bénin, de contrats pour la construction et l’exploitation de la ligne devant relier Niamey à Cotonou n’a pas été obtenue en échange de contreparties à ces régimes, comme l’enquête préliminaire tente de l’établir pour les concessions portuaires ». Dans une série d’articles laudateurs sur ce projet à l’été 2015, qui ont pu permettre au Monde de retrouver les bonnes grâces publicitaires d’Havas après la coupe sèche de 7 millions, Serge Michel, alors responsable de la nouvelle plateforme en ligne « Le Monde Afrique », s’extasiait : « pour que son trait sur une carte se transforme en rails sur la terre africaine, Vincent Bolloré a appelé ou rappelé deux conseillers spéciaux diablement efficaces, deux vétérans de la police, des services, des affaires et du continent : Michel Roussin et Ange Mancini, 147 ans à eux deux ». Dont un certain nombre à grouiller dans le marigot françafricain… Il y rapportait les propos enthousiastes de Michel Roussin, « monsieur Afrique » du groupe après avoir été bras droit du patron du renseignement extérieur (SDECE), à la tête du cabinet de Jacques Chirac et du ministère de la coopération : « Le tracé date des colonies, en 1903. Ça s’est arrêté en 1935-1936, sans faire la boucle. On va terminer le travail. (...) On y va sans les bailleurs de fonds, ils sont trop lents, trop procéduriers » (Le Monde Afrique, 11/08/2015). Espérons que les juges d’instruction, sans être trop lents, pourront finir leur travail.
Thomas Noirot
[1] Voir Pierre Caminade, Bolloré : monopoles, services compris - Tentacules africains, Dossier Noir n°15, Survie / Agir Ici / l’Harmattan, 2000, https://survie.org/publications/les-dossiers-noirs/article/bollore-monopoles-services-compris
[2] « La presse sous la pression des milliardaires », Le Canard enchaîné, 3 juin 2015.
[3] Voir http://www.bollore.com/fr-fr/le-groupe, consulté le 25 avril puis le 11 juin 2018