Survie

Egypte « répression made in France »

rédigé le 1er août 2018 (mis en ligne le 17 avril 2019) - Bernard Besnier

Un rapport vient établir une nouvelle fois l’effroyable complicité de la diplomatie française et de notre industrie de l’armement avec le régime égyptien d’Al Sissi : de l’armement lourd aux technologies de surveillance de masse, ce terrible exemple illustre une nouvelle fois l’inefficacité de notre prétendu système de contrôle des exportations.

Début juillet, la Fédération Internationale des droits de l’homme (FIDH) publiait un rapport sur les exportations d’armes et de matériels de surveillance français à l’Égypte depuis 2013. Cette enquête a été réalisée en collaboration avec la Ligue des droits de l’homme (LDH), l’Observatoire des Armements et le Cairo Institute for Human Rights Studies (CIHRS). Elle y établit le contexte égyptien, la violation récurrente des droits humains depuis le « printemps arabe ». Elle dresse en parallèle une liste du matériel exporté et la responsabilité légale des entreprises françaises et de l’État français sur leur utilisation.

La répression au lendemain de la révolution

A la suite du renversement de Moubarak en 2011, Mohamed Morsi arrive au pouvoir grâce aux premières élections libres en 2012. Ce dernier, issu de l’organisation des Frères Musulmans, sera renversé en juillet 2013 par le coup d’État du général Abdel Fattah al-Sissi. La transition démocratique du pays est stoppée net par une répression envers toute opposition, et notamment par un contrôle sécuritaire des appareils législatif et judiciaire au nom de la lutte antiterroriste. Cependant, Emmanuel Macron déclarera en octobre 2017 que la France n’a pas de « leçons à donner » aux Égyptiens en matière de droits humains.
Dès l’été 2013, les manifestations sont régulièrement réprimées dans le sang avec l’utilisation d’armes automatiques par les forces de sécurité. Le 14 août de la même année, sur la place de Rabaa Al Adawiya au Caire, la police et l’armée tirent sur la foule, tuant un millier de personnes et faisant plusieurs milliers de blessés (cf. Billets n°250, octobre 2015). Human Rights Watch qualifie cet événement de « plus important massacre de manifestants de l’histoire récente, voire de probable crime contre l’humanité  ». A cela s’ajoutent les arrestations arbitraires et la détention de 60 000 prisonniers politiques, les disparitions forcées et la torture systématique.

Le commerce des armes comme stratégie diplomatique

Ces violations régulières des droits humains n’ont pas arrêté le soutien du gouvernement français envers l’Égypte. Pire, les exportations de matériels ont augmenté. Alors qu’en 2015 le parlement européen adopte une résolution appelant à un embargo sur les exportations d’équipements de sécurité et d’aide militaire, la France conclut la même année un marché de 5,3 milliard de ventes d’armes avec l’Égypte.
Il s’agit notamment des navires de guerre Mistral (DCNS) [1] commandés par la Russie mais que la France se refuse à lui livrer après l’annexion de la Crimée, mais également des frégates Fremm (DCNS), des corvettes (Gowind), des avions de combat Rafale, des véhicules blindés (RTD), des bombes, des missiles air-air Mica et de croisière SCALP (MBDA), et des missiles air-sol 2ASM (SAGEM). Ce juteux marché concerne également des armes légères et des véhicules terrestres, pour lesquels les montants des licences d’exportation font plus que doubler entre 2015 et 2016 pour atteindre 2 millions d’euros. De tels véhicules terrestres, les Renault Sherpa, ont déjà été utilisés dans le massacre de Rabaa Al Adawiya en 2013, mais la France continue pourtant les livraisons de ce matériel les années suivantes, en connaissance de leur usage en Egypte. Pas de quoi prendre ses distances : en 2016, les armées française et égyptienne ont participé à des exercices communs et la France a reçu des officiers égyptiens pour les former.
Dans un but de contrôle des mouvements sociaux et de surveillance de sa population, l’Égypte s’est équipée, comme le précise le rapport (p.6), « en technologies de surveillance individuelle (AMESYS/NEXA/AM Systems), d’interception de masse (SUNERIS/ERCOM), de collecte des données biométriques individuelles (IDEMIA) et de contrôle des foules par des drones et satellites (AIRBUS/THALES, SAFRAN, RTD)  ».
Le rapport explique comment l’État français a contourné ses engagements internationaux et son système de contrôle d’exportations d’armes, qui interdit la vente s’il y a un risque de violations des droits humains. Par exemple, dans le but de dissimuler l’acheteur égyptien dans la vente d’un logiciel de surveillance intrusif, la France a d’abord fait transiter le logiciel par les Émirats Arabes Unis puis vers l’Égypte. Pour la vente de machines-outils Manurhin, pour la fabrication de cartouches, l’argument pour contourner le régime d’exportation d’armes et de munitions était de dire qu’il ne s’agissait « que d’un élément d’une chaîne de production  ». A Bruxelles, la France jouait dans le même temps un double jeu, signant un engagement commun des pays européens « à ne pas livrer à l’Égypte des armements utilisables à des fins de répression interne  ».

Responsabilité légale

La dernière partie de ce document s’intéresse à la responsabilité légale des entreprises et des États d’origine des entreprises quant au respect des droits humains dans leurs activités. La FIDH et la LDH ont dans ce contexte déposé 3 plaintes à l’encontre de Qosmos et Amesys/Nexa technologies pour des complicités d’actes de torture. Dans le cas d’Amesys, la plainte a été déposée en 2011 pour complicité d’acte de torture en Libye (Cf. Billets n° 214, juin 2012). Pour Qosmos, c’est une dénonciation en 2012 pour crime contre l’humanité en Syrie.
Pour conclure, le rapport propose une remise en question des mécanismes de contrôle du commerce des armes en France. Il fait état d’une trop grande opacité dans les débats et décisions de la Commission Interministérielle pour l’Étude des Exportations de Matériels de Guerre (CIEEMG), statuant sur les licences d’exportations, sous l’autorité du Premier ministre. Il pointe aussi l’argument récurrent du « secret défense », utilisé pour maintenir une opportune opacité sur les exportations françaises.

Pendant ce temps-là

Cette nouvelle dénonciation du soutien indéfectible du gouvernement français envers le régime égyptien fait écho au débat public enfin ouvert sur les ventes d’armes françaises à l’Arabie Saoudite, qui les utilise dans la guerre au Yémen.

Bernard Besnier

[1Comme dans le rapport, les noms des fabricants sont indiqués entre parenthèse pour chaque équipement français.

#GénocideDesTutsis 30 ans déjà
Cet article a été publié dans Billets d’Afrique 279 - juillet-août 2018
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