Survie

Tunisie : L’héritage colonial des Salins du Midi

rédigé le 8 juillet 2018 (mis en ligne le 19 septembre 2018) - Ali Oktef

La multinationale française Salins du midi, qui se targue de plus de 150 ans d’existence, est
aujourd’hui présente en Italie, en Espagne, mais également au Sénégal et en Tunisie. Dans
ce pays, la chute de Ben Ali sous la pression de la rue a permis de mettre à nu son héritage
colonial. Mais la remise en cause de ce dernier se heurte à la protection dont bénéficie la
firme de la célèbre marque de sel « La Baleine », tant de la part du gouvernement tunisien
que de la diplomatie française.

L’intifada du 17 décembre 2010 a mis la
question des ressources naturelles au
cœur des débats en Tunisie. Le peuple
qui subit la misère économique revendique
une « dignité » qu’il associe à la pleine pos­session de ses richesses. Et depuis une dé­cennie, on trouve presque toujours cet
enjeu dans les mouvements sociaux. Du
soulèvement précurseur de Redeyef (2008)
dans les mines de phosphates, jusque dans
les sit­-in de Kerkennah (2015­-2016) et d’El-
Kamour (2017) qui bloquaient respective­
ment des sites d’extraction de gaz et de pé­trole, les Tunisiens réclament les ressources
issues de leur terre... ou de leur mer. Cette
revendication a un fort accent décolonial,
car ces richesses ont souvent été accaparées
par d’anciennes puissances coloniales. Elle
fait écho à de nombreux autres mouvements
en Afrique et dans le monde arabe.

Un vieux contrat ressort des tiroirs

En 2013, la commission de l’énergie et des secteurs productifs de l’Assemblée Na­tionale Constituante tunisienne (ANC) re­trouve dans les anciens numéros du Journal
Officiel de Tunisie la convention d’exploita­tion des salines entre l’État français et la ré­gence de Tunis, qui date de 1949
(nawaat.org, 04/02/2014). L’entreprise CO­TUSAL, filiale de la multinationale Salins du
midi (bien connue par les consommateurs
français pour sa marque de sel « La Baleine »
et présente en Tunisie dès 1903), obtenait
grâce à cette convention le monopole de la
production du sel tunisien et concentrait
entre ses mains les salines de Mégrine, Sfax
et Sousse. L’indépendance de la Tunisie en
1956 n’a pas remis en cause la convention.

Un peu d’histoire
Extrait de l’article « Mohamed Ameur, un compagnon tunisien », de Kenneth Brown [1]
« La fabrication du sel a été mise au point à Khnis par la compagnie française COTUSAL en 1903. Ses employés participèrent à la grève générale dès 1904 pour protester contre les salaires de misère et les mauvaises conditions de travail et adhérèrent au premier syndicat tunisien, la CGTT, fondée en 1924, année où le prix des céréales avait augmenté de 29% consécutivement à la pénurie de l’année précédente.(...) Presque un quart de l’ensemble des exportation tunisiennes de sel fut envoyé chaque année en France, en Norvège, en Algérie et aux Etats-Unis entre 1934 et 1938. L’été, quand on chargeait la plupart des bateaux, 500 à 600 travailleurs étaient mobilisés (...). C’était un travail harassant et très mal payé et les employés étaient rassemblés comme s’il s’agissait de forçats. Selon les sources, la compagnie avait souvent des problèmes en raison « des grèves fréquentes lancées par une population agitée » et désirait mécaniser le travail (ce qu’elle finit par faire en 1950). Quarante ans plus tard, les Ksibis qui avaient travaillé dans les marais salants se souviennent encore avec amertume des traitements qu’ils avaient subis : ils m’ont montré les cicatrices laissées sur leurs mains lacérées. Mais, comme ils le disaient, ils n’avaient pas le choix pendant "ces périodes d’oppression où les gens étaient si affamés qu’ils étaient prêts à mourir pour l’odeur d’un morceau de pain". »

Carte postale des salines de Mahdia, à l’époque coloniale.

Tandis que la presse tunisienne en arabe re­laye l’information, c’est le site militant na­waat.org, fondé en 2004 pendant les années
noires du contrôle d’internet par Ben Ali, qui
fait connaître l’affaire en langue française.
En 1993, une quatrième saline (à Zarzis)
est acquise par COTUSAL, puis une cin­quième, encore à Sfax, en 2014, pour une durée de 30 ans d’exploitation dans les deux
cas. Si ces dernières acquisitions françaises
ne bénéficient pas de toutes les règles de la
convention de 1949, elles héritent toutefois
de la répartition très avantageuse du capital
entre COTUSAL et l’État tunisien (65% ­
35%). La saline de Mégrine (région de Tunis)
a été récupérée par les pouvoirs publics en
2007 afin de réaliser un méga­projet de « port
financier » financé par les Émirats arabes
unis, mais il n’a jamais vu le jour.
L’article 11 de la convention coloniale de
1949 parle d’un « paiement à titre de droits
récognitifs d’une redevance d’occupation
du domaine public fixé à 1 franc par hec­tare et par an pour la totalité des superficies
du domaine public concédées
. » Ainsi, pour
quelques milliers d’euros symboliques, COTUSAL a bénéficié scandaleusement, depuis
plus d’un demi­-siècle, d’un quasi­-monopole
sur le sel tunisien. Après l’ouverture à la
concurrence en 1994, elle bénéficie toujours
de plus de 70% de la ressource, et n’a que 6
concurrents mineurs. La production s’élève à
environ un million de tonnes chaque année.
La compagnie est tenue de fournir le marché
intérieur à hauteur de 125 000 tonnes. Le
reste de la production (près de 80%) est des­tiné à l’export. Officiellement, COTUSAL dé­clare en 2014 un chiffre d’affaires annuel de
30 millions de dinars (soit environ 13 mil­lions d’euros).
Dans la situation de grave crise écono­mique que subit la Tunisie, il est inconce­vable de laisser des millions de tonnes de sel,
et les dizaines de millions de dinars qui vont
avec, se dissoudre de façon opaque à l’export
pendant encore des décennies. COTUSAL
peut toujours affirmer son envie de dévelop­per la Tunisie – vieil argument colonial éculé
–, le véritable intérêt de la Tunisie, c’est la
récupération de ses richesses nationales vo­lées. Et, pour de plus en plus de Tunisiens,
cela signifie dégager COTUSAL. D’ailleurs, Sa­lins du midi doit se souvenir que c’est exacte­
ment ce qui s’est passé pour ses filiales en
Égypte et en Algérie au moment des mouve­ments de libération nationale de ces pays.

Résister... au changement

Entre 2007 et 2012, COTUSAL oublie de
payer ses impôts, près de 6 millions de di­nars (près de 2,5 millions d’euros), comme
l’indique nawaat (10/05/2014). Mais,
comme à chaque fois qu’elle est mise en
question ces dernières années, COTUSAL se
défend sur son site, proclame sa bonne foi
et son honnêteté fiscale. Elle brandit sa
« participation aux bénéfices » avec l’État
tunisien d’un montant de 400 000 dinars
(130 000 euros), et affirme qu’elle est même
prête à revoir la convention de 1949 [2] . Ce
dernier point est difficile à croire pour les
journalistes de nawaat, les économistes qui
ont travaillé sur ce dossier, ou la commission
parlementaire de l’énergie et des secteurs
productifs. Tout indique au contraire que
COTUSAL cherche à faire diversion et à ga­gner du temps pour préserver cette conven­tion, valable jusqu’en 2029. En effet, si l’État
ne signifie pas à COTUSAL avant octobre
2019 qu’il compte mettre un terme à la
convention de 1949, l’entreprise aura légale­
ment le droit d’exploiter les salines 30 ans
de plus, soit jusqu’en 2059.
En 2014, suite à l’adoption de la nouvelle
Constitution par l’Assemblée nationale
constituante, le Premier ministre Mehdi Jo­maa, au moment de son investiture, et sous la
pression de certains députés, s’engage à re­négocier les contrats qui concernent les res­sources naturelles. L’article 13 de la Constitution prévoit désormais que « les res­sources naturelles sont la propriété du
peuple tunisien
 » et que « les conventions ra­tifiées au sujet de ces ressources sont sou­mises à l’Assemblée pour approbation ». Le
cas du sel est débattu, et suscite la colère au
sein du nouveau parlement. Mais le gouver­nement Jomaa, et les deux autres qui suivent,
ne disent plus rien par la suite. Ce silence in­terroge, surtout vu le nouveau cadre constitu­tionnel qui devrait permettre à l’État d’agir.
Qu’est­-ce qui pousse au silence les différents
responsables des gouvernements tunisiens
depuis quatre ans ?

Sénégal : on prend les mêmes et on recommence
Au Sénégal, la filiale de Salins du midi
s’appelle « Salins du Sine­ Saloum », la
compagnie est implantée à Kaolack, où de
gigantesques salins se sont développés en
marge du fleuve Saloum, envahi par l’eau de
mer. La filiale locale existe également depuis
la période coloniale, à l’instar de COTUSAL
en Tunisie. Et tout comme en Tunisie, le
respect de la loi ne semble pas être la première
préoccupation de la compagnie. En témoigne
un mouvement de journaliers licenciés en
mai 2018. Salins du Sine Saloum a, selon le
coordinateur de ces journaliers, Khalifa Dieng,
« violé les règles établies par le code du travail
en nous recrutant à des périodes différentes,
en qualité de soi disant journaliers. Elle nous
fait travailler formellement en trois équipes
par quart de temps, de 7h à 15h, de 15h à
23h et de 23h à 07h du matin, soit 08 heures
par équipe pendant plusieurs années
 » (Da­karactu, 14/05).
Pour recruter sa main d’œuvre, la
compagnie a décidé de faire désormais appel
à un sous­-traitant, qui a réduit les effectifs de
15 à 9 personnes sur certains postes. Avec
cette nouvelle organisation, un arrimeur doit
par exemple transporter «  2880 sacs de 25 kg,
soit 72 tonnes par 8 heures à raison de
3030 f CFA]
 » (soit 5 euros), selon Khalifa Dieng.
Tout comme en Tunisie avec COTUSAL,
le groupe dispose de certaines largesses fis­cales, à en croire la mairesse actuelle de
Kaolack, Mariama Sarr : « Les Salins du Sine­ Saloum ont un statut spécial qui leur permet
de ne pas payer de taxe à la com­mune. (...) Les Salins doivent savoir qu’on
ne peut pas installer son entreprise sur des
terres appartenant à des populations, utiliser
leur ressources, sans rien verser en retour.
Elles ne vont pas l’accepter longtemps. Cette
aberration a atteint ses limites
 » (setal.net,
31/01
)

Salins de Sine Salioum (photo CC jbdodane, 28 mai 2013)

Ressource « inépuisable »

COTUSAL a bien compris le risque : la na­tionalisation que permet d’envisager la nou­velle Constitution. Ainsi, les responsables de
l’entreprise ont trouvé une ligne de défense
de choc : selon eux, le sel n’est pas une res­source naturelle. C’est ce que sous­-entend de
façon ambivalente leur dernier communiqué
(16/03)
 : « On affirme que la COTUSAL ex­ploite, dans le cadre de la Convention de
1949, les ressources naturelles du sous­-sol tu­nisien alors que cette entreprise ne produit
jusqu’à ce jour que du sel marin à partir de
l’eau de mer qui est considérée comme une
ressource inépuisable
 » Mais c’est ce que les
dirigeants de COTUSAL avaient affirmé plus
directement déjà 4 ans auparavant à un jour­naliste de nawaat (20/05/2014) : « c’est abu­sif de considérer le sel en tant que ressource
naturelle !
 » L’État tunisien le classe pourtant
comme une ressource minière (tout comme
la France !) qui dépend du Code des mines [3].
La convention de 1949 permet d’ailleurs à
COTUSAL d’échapper à ce code, ce qui réduit
ses obligations fiscales. Dans son communi­qué, COTUSAL s’embrouille dans la contra­diction : d’abord, le sel n’est pas une
ressource naturelle, mais ensuite, l’entreprise
est prête à se conformer au Code des mines.
L’ambassade de France approuve cette
ligne de défense confuse, dans son commu­niqué du 15 mars 2018, elle ne classe pas le
sel parmi les ressources naturelles qu’elle
cite (par opposition à l’eau, aux phosphates
et au pétrole) et elle se sent obligée d’af­firmer, sans ironie : « la réalité du partena­riat économique entre la France et la
Tunisie est évidemment aujourd’hui tout
autre et n’obéit plus aux logiques du pas­sé.
 » Il faut oser écrire cela à propos d’une
entreprise dont l’existence dépend d’une
expropriation coloniale. Mais la diplomatie
française ne manque pas de plumes auda­cieuses, à commencer par celle de l’ambas­sadeur Olivier Poivre d’Arvor qui, depuis son
palais orientaliste de La Marsa, s’adonne à la
rédaction de ses romans de marins en quête
de trésors dans des pays colonisés.
L’affirmation que le sel n’est pas une res­source naturelle serait seulement comique si
elle n’avait pas surtout comme effet de ga­gner du temps. La procédure pour faire ren­trer COTUSAL dans le Code des mines
risque de durer, alors que la convention de
1949 sera automatiquement reconduite en
2019. Si une décision politique plus forte est
suggérée du côté des composantes anti­-im­périalistes de l’opposition, le gouvernement
de Youssef Chahed pour sa part n’a aucun
problème avec cette situation favorable à la
multinationale française. Lors du « forum tunisien de l’investissement », en 2017, par
exemple, le Premier ministre tunisien appe­lait plutôt à la « purification du climat entrepre­neurial » afin de donner
« plus de garanties aux investis­seurs » (huffpostmaghreb.com,
9/11/2017
). Ancien fonctionnaire du dépar­tement de l’agriculture des États­-Unis
(USDA) à l’ambassade américaine de Tunisie,
il a notamment œuvré pour l’ouverture des
terres agricoles aux investissements privés,
et pour l’implantation des OGM de Monsanto (nawaat.org, 06/08/2016).
De son côté, l’observatoire de l’écono­mie tunisienne compare la problématique
des ressources en Tunisie avec le cas de cer­tains pays d’Amérique latine [4]. Le cas du sel, comme celui des autres ressources, appa­raît comme une question de « souveraineté
nationale
 ». En Bolivie par exemple, durant
les années 2000, la politique de nationalisa­tion des ressources, au détriment des entre­
prises étrangères, a permis de multiplier par
deux le produit intérieur brut (PIB) par ha­bitant et de faire passer la croissance an­nuelle au­-delà de 5%. Ce type d’exemple
pourrait servir de modèle à la Tunisie, qui
subit depuis 30 ans des politiques néo­libé­rales qui favorisent le privé et provoquent
une pauvreté insoutenable.

Lanxade connection

Quant au soutien actuel de l’ambassade
de France envers COTUSAL, il n’est pas dû au
hasard, ou à la déconnexion totale et com­plète de l’ambassadeur Poivre d’Arvor avec la
réalité de la Tunisie. Il s’agit d’une liaison po­litique de longue haleine. Ainsi, l’amiral
Jacques Lanxade, qui fut ambassadeur de
France en Tunisie de 1995 à 1999 a été aussi
« administrateur » de COTUSAL au moins jus­
qu’en 2011 [5] . Cet ancien chef d’état major des
armées était venu discrètement finir sa car­rière à Tunis, après avoir été la plus haute au­torité militaire française lors du génocide
contre les Tutsis au Rwanda en 1994, et des
massacres de musulmans par les Serbes en
Bosnie en 1995 (deux cas où l’armée française
est mise en cause pour sa complicité avec les
tueurs). Pour piller le sel tunisien, COTUSAL
a donc un soutien de poids dont l’influence
est sans doute encore très puissante dans les
hautes sphères du pouvoir. Mais si Lanxade
n’est plus aux affaires, le conseil d’administra­tion de COTUSAL révélé par les journalistes
Lénaïg Bredoux et Mathieu Magnaudeix en
2011 dans leur livre Tunis connection est un
véritable « who’s who » du capitalisme franco­­-tunisien :

  • « ­Norbert de Guillebon, son directeur
    général, est l’inamovible président en Tunisie
    des conseillers du commerce extérieur fran­çais ­ le réseau économique de l’ambassade
    .
  • Son directeur général adjoint, Foued
    Lakhoua, dirige la Chambre tuniso­française
    du commerce et de l’industrie.
  • ­Le très médiatique économiste Chris­tian de Boissieu, président du Conseil
    d’analyse économique (CAE), un organisme de prospective rattaché à Matignon,
    émarge lui aussi au conseil d’administra­tion. Il a d’ailleurs été décoré par le régime
    de Ben Ali du titre de commandeur de
    l’ordre de la République tunisienne, et pré­side le cercle d’amitié France Tunisie, un
    lobby essentiellement axé sur le business.
     » [6]

Les journalistes de nawaat ont tenté de­
puis plusieurs années d’obtenir la composi­tion actualisée du conseil d’administration
de COTUSAL, ainsi que ses comptes offi­ciels, sans succès. Une équipe d’Al Jazeera a
tenté d’avoir l’opinion directe des respon­sables de Salins du midi. Après de nombreux
coups de téléphone lors desquels la multinationale refusait tout entretien, elle s’est
même rendue au siège social de Salins du
midi à Clichy. Les journalistes de la chaîne
arabe ont été sommés de sortir du bâtiment
sous les hurlements des employés présents.
L’amiral Lanxade, qui touchait « 1000 eu­ros par an » pour son travail avec COTUSAL
déclarait : « J’avais bien connu Norbert de
Guillebon. La Cotusal voulait se préserver
d’actions désagréables du pouvoir. De Bois­sieu a été pris pour la même raison. Le
conseil d’administration était constitué
d’amis.
 » [7] Des amis, mais aussi Alya Abdal­lah, l’épouse d’Abdelwahab Abdallah, un des
conseillers de Ben Ali sous lequel la corrup­tion rimait avec commissions. Elles s’éle­vaient entre 500 000 et 1 million d’euros
pour les entreprises étrangères qui faisaient
affaire avec les clans. Les patrons et les poli­tiques français ont entretenu de cette façon
la dictature pendant des décennies. Pierre
Besnainou, président de la Fondation du ju­daïsme français, le dit : « la corruption,
c’était les commissions que la France, l’Ita­lie, l’Allemagne, l’Angleterre ou les États­
Unis versaient sur des comptes dont on connaissait le destinataire. L’Occident
avait les moyens de l’arrêter. Au lieu de cela, il a participé totalement et même en­couragé le système.
 » [8] Et la liste des entre­
prises occidentales, souvent européennes,
et françaises en particulier, présentes en Tu­nisie grâce à la corruption, est longue. Les
privilèges qu’elles se sont arrogés ne cessent
de poser question, d’autant que leurs avan­tages fiscaux continuent de se renforcer. En
effet, les négociations actuelles autour de
l’accord de libre échange complet et appro­fondi (ALECA) entre l’Union européenne et
la Tunisie, prévu pour 2019, ne fait que pro­poser « une relation commerciale centrée
sur une dérégulation maximale des
échanges
 » comme le résume l’association
de solidarité internationale AITEC [9].
Dans ce contexte, en novembre 2017, l’or­ganisation tunisienne pour le droit à un loge­ment a porté plainte devant la Cour européenne des droits de l’Homme (CEDH)
contre l’État français pour le maintien des
contrats avec COTUSAL (nawaat.org, 16/03/2018). La plainte comprenait une de­mande de rendre public l’original du traité
d’indépendance, signé le 20 mars 1956, tou­jours inaccessible à ce jour. Mais cette plainte
a été rejetée par la CEDH en avril 2018. Le
juge Carlo Ranzoni affirme que la France n’a
commis aucune violation de la Convention eu­ropéenne des droits de l’homme dans l’affaire
COTUSAL. Le colonialisme et les droits de
l’homme, de vieux amis toujours réconciliés.
Le désir de « dignité » du peuple tunisien,
mot d’ordre depuis l’Intifada de fin 2010, si­gnifie la propriété de la terre par et pour le
peuple. Il se confronte à une logique impéria­liste qui permet aux multinationales d’expro­prier la terre des pays pauvres pour faire leur
business. Dans le cas du sel tunisien, le capi­talisme se double en effet d’une logique colo­niale, où une entreprise française refuse de
reconnaître à la Tunisie la souveraineté de ses
richesses. De la part des responsables de
l’État français, à commencer par leurs repré­sentants de l’ambassade de France, le pseudo­-désaveu de la dictature de Ben Ali, le discours
à propos de « la révolution du jasmin » et le
soutien à la « transition démocratique » ca­mouflent non seulement la non remise en
cause de décennies de rente selon des
termes coloniaux, mais également une scan­daleuse tentative de maintenir ces privilèges
économiques et le pillage des ressources.


Juteux bénéfices

Le fisc tunisien perd chaque année plu­sieurs millions de dinars grâce à la conven­tion de COTUSAL de 1949 [10] . Mais est­-ce qu’il
ne perd pas beaucoup plus ? Le sel tunisien
exporté, plus des deux­-tiers de la production,
n’est pas transformé par COTUSAL. Les plus
grands volumes sont utilisés comme sel de
déneigement, ou bien pour la chimie. C’est
une matière brute, sans valeur ajoutée. La
tonne de sel de déneigement s’exporte pour
quelques euros depuis les ports tunisiens, et
elle est revendue en Europe jusqu’à 300 eu­ros dans les circuits de grande distribution
type Gamm Vert ou Leroy Merlin. De plus,
Salins du midi commence à utiliser égale­ment le sel tunisien comme sel de table. Pour
minimiser les coûts de production, du sel
COTUSAL est conditionné en Italie, et reven­du en supermarchés, dans le monde entier,
dans les boîtes « La Baleine ». La main­-d’œuvre tunisienne, avec des salaires qui se
situent autour de 300 euros, est une aubaine
pour les profits de Salins du midi. L’Institut
CGT d’histoire sociale du Gard estime que le
sel produit en Tunisie et conditionné en Ita­lie peut être vendu 48% moins cher par rap­port à la chaîne de production française [11]. En
France, le kilo de sel de table, premier prix,
est à 1,80 euros, soit 1800 euros la tonne.
Où sont enregistrés les bénéfices engran­gés par le sel tunisien ? En Tunisie, dans la
comptabilité de COTUSAL, qui selon un document interne générerait depuis 2011 un
chiffre d’affaires moyen de 15 milions d’eu­ros ? en France, dans celle de la holding UNI­SEL (qui chapeaute la maison mère Salins du midi), qui a dégagé près de 20 millions d’euros de bé­néfices sur l’année 2016-2017 ? La relative opacité qui en­toure les comptes de la multinationale et de
ses filiales, et son refus de fournir des chiffres
aux journalistes et aux experts, ne permet
pas de répondre à la question. La plainte tu­nisienne déposée devant la CEDH contre
COTUSAL, malheureusement classée sans
suite, aurait peut­-être poussé cette dernière
à donner enfin des éléments de réponse.
C’est également pour les salariés français
de Salins du midi que le cas de COTUSAL est
intéressant en matière de justice économique
et sociale. En effet, début 2012, Salins du midi
dénonce tous les accords collectifs appliqués
dans les salines françaises sous prétexte que
ceux­-ci « empêchent la flexibilité et la polyvalence des personnels ». L’entreprise an­nonce un plan visant à créer à Aigues­-Mortes
un vaste musée du sel susceptible de créer
25 petits emplois et un Centre de thalasso­thérapie et d’halothérapie, le domaine salin
étant réduit à la production de fleur de sel.
En janvier 2013, les deux fonds d’investis­sement majoritaires de la société décident de
liquider les Salins du Midi. La compagnie aux
300 millions de chiffre d’affaires (en 2012),
qui produit environ 2 millions de tonnes de
sel, avec 1 500 salariés dans le monde dont
190 dans le Gard, est à vendre. Comme l’ex­pliquait au début des années 2000 Jean-Paul
Boré, vice­-président communiste du Conseil
régional du Languedoc­-Roussillon [12], le nombre
d’achats et de reventes d’une entreprise très
rentable comme Salins du midi s’explique :
« Avec ce système, c’est l’entreprise rachetée
qui paye les dettes des actionnaires.
Quelques années après, la société est mise
en bourse ou revendue et les actionnaires
gagnent des sommes astronomiques. Entre
temps on a réduit les effectifs pour accroître
au maximum la rentabilité.
 » .
En 2014, Hubert François, le président du
groupe Salins du midi, et patron de la hol­ding FINACHEF (y a­-t­-il un jeu de mots ?), ra­chète la compagnie pour 240 millions d’euros
(lalettreM.fr, 5/09/2014). Hubert François
était dans les années 1980 un haut­-fonction­naire du ministère de l’Agriculture et de la
Forêt. Il a par la suite été chargé par le mi­nistre d’une mission de préparation aux
États­-Unis de la partie agricole et agro-alimen­taire des accords du GATT (Les Echos,
08/10/1998
) qui ont précédé la création de
l’Organisation mondiale du commerce
(OMC) en 1994. Un homme a priori conquis
au dogme du libre­-échange, donc.
La CGT a constaté que le rachat de Salins
du midi allait amputer la capacité de produc­tion du sel de déneigement de 40% pour les salines françaises. Selon le syndicat, les fonds
d’investissements voulaient déjà obtenir un
rendement maximum de leur placement, en
liquidant le patrimoine du groupe. Un constat
qui va dans le sens de l’externalisation crois­sante d’une partie de la production en Tuni­sie, les coûts de production, du transport et
de la main d’œuvre étant beaucoup plus
faibles de l’autre côté de la Méditerranée.
Après les fonds d’investissement, le nouveau
patron de la compagnie a bien compris tous les profits qu’il pouvait tirer du sel à l’export. Ainsi, depuis 2014, le sel de table de Salins du
midi (les marques « La Baleine » et « Saunier
de Camargue ») a commencé à être distribué
en Chine, en Russie, à Singapour ou au Japon.
Il affirme sa volonté de faire passer la part du
chiffre d’affaires réalisé par ses filiales à
l’étranger de 20% à 30% d’ici à cinq ans (Le
Figaro
, 9/03/2014
). Et il souhaite doubler la
production au Sénégal.
Le pillage du sel tunisien ou sénégalais
permet la fermeture de certaines salines et la
suppression de centaines de postes en
France. Dans ce jeu comptable, où seul
compte le taux de rentabilité, les grands ga­gnants sont les responsables de la multinatio­nale, à commencer par Hubert François.

Soutenez l'action en justice contre Total !
Cet article a été publié dans Billets d’Afrique 279 - juillet-août 2018
Les articles du mensuel sont mis en ligne avec du délai. Pour recevoir l'intégralité des articles publiés chaque mois, abonnez-vous
Pour aller plus loin
a lire aussi