La ministre des Armées Florence Parly a effectué les 8 et 9 octobre derniers une visite à N’Djamena afin de rencontrer les éléments du dispositif Barkhane. L’occasion d’éclairer les modalités d’un pacte sécuritaire aux relents françafricains, légitimé par la sacro-sainte « lutte contre le terrorisme ».
Le G5 lancé en 2014 se veut une instance de coordination en matière de politique de développement et de sécurité à une échelle régionale, englobant cinq pays de la zone sahélienne, dont le Tchad. Symbole de la souveraineté africaine qui prendrait enfin son destin en main, elle n’est en réalité que la reconduction, sous le vernis sécuritaire, d’une politique paternaliste de la France envers ses anciennes colonies.
Conçue initialement dans une perspective multidimensionnelle avec un fort volet développement, la structure tend à être réduite à sa seule force armée conjointe, la FCG5S lancée en novembre 2015 par les cinq chefs d’État réunis en sommet à N’Djamena [1]. Avec l’objectif de regrouper 5000 hommes, la question de son opérationnalité, notamment au plan budgétaire, agite les milieux politiques français pour lesquels la doxa security first reste le maitre mot. Les exemples malien ou burkinabè prouvent pourtant que ce sont bien des décennies de politique calamiteuse avec la complicité française qui sont à l’origine de ces multiples implosions. Mettre un pansement sur une jambe de bois n’a jamais fait de miracles. Lors de sa visite à Nouakchott en juillet dernier, à l’occasion du 31ème sommet de l’Union africaine, Macron se faisait le VRP du projet que la France a largement initié et continue de porter. La tournée au sein des pays G5 en juillet de la ministre des Armées Florence Parly, sa récente visite à N’Djamena aux côtés de la force Barkhane ou son intervention au forum sur la paix et la sécurité en Afrique de Dakar début novembre illustrent cette offensive diplomatique. Car comme le notait déjà la Lettre du Continent avant l’été (LdC, 20/06), « plus de six mois après son lancement en janvier 2018 à Bamako, le fonds fiduciaire devant gérer les contributions de la force G5 Sahel reste une coquille vide » . A l’époque, sur les 414 millions d’euros promis par la communauté internationale pour cette année, seuls 5 avaient été versés par le Rwanda. Cinq mois plus tard, on flirte à peine avec la moitié des engagements prévus, environ 200 millions (Le Monde Afrique, 16/11). Mme Parly n’a pourtant de cesse d’exhorter les pays donateurs tels les États Unis (opex360.com, 2/10) à s’impliquer davantage. Belle hypocrisie alors que de saluer sur Twitter « l’Afrique [qui] prend pleinement sa protection en main » (9/10), quand aucun des pays membres de la force n’a la capacité de mobiliser ses fonds propres. Un dilemme que pointait l’ONG l’International Crisis Group en décembre 2017 : comment ces pays peuvent-ils « devenir responsable de leur propre sécurité tout en étant dépendant de financements extérieurs » [2], qui plus est aléatoires ? Car aucun mécanisme de financement régulier et durable n’est pour le moment au point, ce qui pose la question de la pérennité dans le temps de la force et augure encore de beaux jours pour les multiples opérations de renforcement de capacité, et leurs contrats français connexes.
Si la France souhaite diminuer le coût financier de ses opérations en déléguant une partie de celles-ci à ses « partenaires », elle souhaite néanmoins en récolter les fruits. Serait-on à l’aube d’un renouveau du système concessionnaire colonial sur le mode sécuritaire ? Les récentes acquisitions de matériel militaire français le laissent penser. En effet une partie du premier volet de financement de l’Union européenne de 50 millions d’euros vient d’être décaissée pour l’achat de gilets pare-balles français (LdC, 22/08). L’appui de cent millions d’euros de la part de l’Arabie saoudite sera également destiné à financer l’achat d’équipements militaires français (LdC, 20/06). En termes de business, les bons comptes font les bons larrons...
La France pourtant déjà complice du
massacre yéménite, est tout autant
coupable d’appuyer les forces d’autres
régimes oppressifs [3]. La visite le
19 septembre dernier d’une délégation de
l’Agence Nationale tchadienne de Sécurité
(ANS), connue pour ses méthodes peu
humanistes, dans les locaux de la DGSE afin
de discuter de la coopération franco
tchadienne en matière de renseignement
en est un exemple ( LdC , 3/10). Cet appui
passe également par le don de matériels de
guerre, comme les mortiers de fabrication
française offerts par la force Barkhane à
l’armée tchadienne en avril (defense.gouv.fr,
7/05). Mais aussi par le don d’équipements
de « maintien de l’ordre » qui ont été remis
le 18 octobre dans le cadre de notre
coopération de sécurité et de défense à la
garde nationale nomade tchadienne. Cette
unité, spécialisée dans les opérations en
milieu désertique caractéristique du Nord
tchadien aujourd’hui désigné comme le
nouveau nid à terroristes, « participe aussi
à la garde des frontières », comme le
précise l’ambassade de France (23/10).
Alors quel est ce terrorisme que
Barkhane, appuyé par ses alliés, « combat à
sa source », dixit Mme Parly (AFP, 9/10) ?
L’opération conjointe MaÏ Boulala [4] menée
en septembre 2017 au nord du Tchad pour
« renseigner puis intervenir sur les
itinéraires d’infiltrations des groupes
armés terroristes, ainsi que sur les zones
de passage des trafics dont ils profitent »
(defense.gouv.fr, 3/10/17), ou le transfert du
poste de commandement du fuseau Est du
G5 depuis N’Djamena vers cette zone, «
pour un meilleure contrôle des frontières »
(defense.gouv.fr, 28/08/18) posent question
quant à l’identification de l’ennemi
terroriste. Parle-t-on des groupes rebelles
tchadiens qui ne figurent aucunement sur la
liste des mouvements terroristes de la liste onusienne ? Des orpailleurs que la clique de
Deby souhaite chasser pour s’accaparer les
mines de Miski ? Des migrants qui transitent
entre les territoires libyen et soudanais ?
Officiellement la suspicion de la présence de
terroristes islamistes au Sud libyen est
l’argument d’autorité justifiant l’intervention
de Barkhane et de la force du G5. Lors d’une
rencontre entre Jean-Yves Le Drian, Idriss
Deby et le ministre des Affaires étrangères
tchadien en juin, ce dernier déclarait : « Le
Tchad est intéressé plus que tout autre parce
que dans le sud-libyen, il y a une zone de
non droit, il y a des mercenaires, des
bandes armées et cela constitue une
menace sérieuse pour l’ensemble des pays
voisins, notamment le Tchad » (TchadConvergence, 8/06). Or ce ne sont pas des
terroristes islamistes qui ont bombardé en
juillet et août des positions tchadiennes, mais
bien des opposants armés laïcs au premier
rang desquels figure le CCMSR [5] dont les
leaders, faits prisonniers par les forces
nigériennes en octobre 2017, sont
aujourd’hui
portés
disparus.
Plus
récemment, les bombardements de l’armée
tchadienne dans les localités aurifères du
Tibesti illustrent la confusion pratique dans
l’emploi du terme terroriste. Le ministre de
la Sécurité lui-même, tout en justifiant ces
opérations comme antiterroristes, avoue à
demi-mot qu’il s’agit d’une lutte en partie
tournée vers le contrôle des mines d’or : « Il
y a des mercenaires, des terroristes, des
esclavagistes, qui ne veulent pas que le
gouvernement, l’Etat, mette la main sur ces
ressources-là ! » (RFI, 4/11) [6].
La superposition des enjeux franco-européens de « stabilité » liés à la « lutte
contre le terrorisme » et le « contrôle des flux
migratoires », corrélés à la nécessité pour le
gouvernement Déby de faire taire la rébellion
au Nord, redonnent ainsi de la vigueur à la
coopération militaire franco-tchadienne,
qu’elle soit bilatérale ou multilatérale. Or
cette approche tend à définir l’insécurité du
territoire tchadien comme produit par l’extérieur alors qu’elle est le résultat même
de la politique du gouvernement tchadien.
La France, de par son appui militaire,
renforce cette politique inique.
Le gouvernement français, par la voix de
Mme Parly, a beau jeu de clamer que « la
paix du Sahel appartient d’abord au Sahel »
(AFP, 09/10) lorsqu’il participe militairement
à la pérennisation de l’instabilité tchadienne
en appuyant son premier responsable.
Janjawids et soudards de l’armée tchadienne, garde-frontière de l’UE
Un rapport néerlandais [7] publié en septembre montre que les miliciens Janjawid à cheval qui sillonnent la frontière tchado-soudanaise et qui, grâce au soutien apporté par l’Union européenne (UE) pour endiguer le flot migratoire, « sont mieux équipés, mieux financés », jouent eux-mêmes le rôle de passeur n’hésitant pas à taxer les migrants ou à les soumettre au travail forcé (infomigrants.net, 14/09). Le désir de l’UE de sécuriser cette région transfrontalière a coïncidé avec la volonté du Tchad et du Soudan d’exercer un contrôle accru sur leurs frontières afin de prévenir l’incursion des groupes rebelles situés dans les Etats voisins. Si aucun programme européen de lutte contre la migration n’est pour le moment mis en place au Tchad, le rapport s’interroge néanmoins sur les objectifs de N’Djamena : « il y a davantage d’intérêt de la part du gouvernement tchadien pour la gestion ciblée des menaces aux frontières » (p.78) . Il souligne aussi le racket auquel se livrent les militaires tchadiens : « Des soldats, des passeurs et des migrants rapportent que l’armée tchadienne se concentre principalement sur le prélèvement de pots-de-vin plutôt que sur la réduction des flux migratoires » (p.68). Malgré cela, l’accroissement du nombres de migrants transitant par les trois « postes de suivi des flux de populations » situés dans des localités du Nord tchadien [8] risquent de diriger une partie des aides européennes vers le Tchad
[1] Cyril Robinet, « Genèse de la force conjointe du G5 Sahel », blog Afrique Décryptages (IFRI), 16/01/18.
[2] International Crisis Group, note n°258, « La force du G5 Sahel : trouver sa place dans l’embouteillage sécuritaire », décembre 2017
[3] L’implication de mercenaires tchadiens aux cotés de l’Arabie Saoudite dans la guerre yéménite a d’ailleurs été démontrée (RFI, 28/04)
[4] Le mai étant le nom donné aux anciens rois de l’empire du Kanem et les boulala la population vivant aux abords du lac Tchad dont les ancêtres ont affronté l’empire.
[5] Conseil du commandement militaire pour le salut de la République, principal groupe rebelle tchadien.
[6] L’esclavagisme est toutefois un fait réel, ces esclaves étant bien souvent des migrants en route pour la Libye, capturés par des contrebandiers, parfois ex-rebelles... et que Déby a l’habitude d’utiliser comme réservoir de mercenaires.
[7] « Multilateral damage, The impact of EU migration policies on central Saharan routes » Netherlands Institute of International Relations, CRU Report September 2018
[8] Dans le Nord du pays, trois points de suivi ont été installés par l’Organisation Internationale des Migrations (OIM) en avril 2017 (Kalait) et mars 2008 (Faya et Zouarké).