Survie

Côte d’Ivoire : L’enlisement de la justice internationale

Bâtiment de la Cour pénale internationale, en août 2016 (crédit photo CC Oseveno)
rédigé le 22 janvier 2019 (mis en ligne le 31 janvier 2019) - Farès Ben Mena

Alors que les juges de la Cour pénale internationale ont acquitté et demandé la libération de l’ancien président ivoirien Laurent Gbagbo, la procureur a obtenu son maintien en
détention. Une décision à mettre en perspective de huit années de dysfonctionnement de la
CPI dans ce dossier.

L’ancien président de la Côte d’Ivoire a
été acquitté mardi 15 janvier par les
juges de la Cour Pénale Internationale
(CPI). Laurent Gbagbo et Charles Blé
Goudé, ex­-chef du mouvement des Jeunes
Patriotes, étaient tous deux accusés de
crimes contre l’humanité. Mais la mise en
liberté prononcée par les juges de la Cour a
été suspendue par l’appel interjeté vendredi
18 janvier par la procureur de la CPI, Mme
Fatou Bensouda. Au total, Laurent Gbagbo
et Charles Blé Goudé ont passé plus de
7 ans en détention provisoire pour le
premier et 4 ans pour le second.
D’après les conclusions des juges de
première instance les éléments portés par
l’actuelle procureure ont échoué à fournir
les éléments tendant à établir la
responsabilité des deux accusés dans la mise
en place d’un « plan concerté » pour se
maintenir au pouvoir en ayant recours à des
meurtres de civils pendant la crise post­
électorale qui a opposé le camp Gbagbo et
la camp Ouattara en Côte d’Ivoire entre
novembre 2010 et avril 2011. Le dossier
porté par l’accusation avait dressé une liste
de 167 victimes imputables à l’ancien
président ivoirien et à son entourage.

Accusation bancale

Cette décision est à mettre en lien avec
celle prise en 2013, lorsque les juges de
première instance estiment que le dossier
déposé par le procureur est insuffisant pour
une inculpation du chef d’accusation de
crimes contre l’humanité et demandent au
procureur de consolider le dossier. À
l’époque les deux co­accusés ont déjà été
transférés à la Haye. En détention aux Pays­
Bas et en attente de la tenue d’un éventuel
procès, ils sont officiellement inculpés en
2014.
Le bureau du procureur pense avoir étoffé le dossier pour permettre l’ouverture du procès en présentant une liste importante de témoins censés accréditer l’accusation. Pas moins de 82 témoins sont entendus par la Cour entre le début du procès en 2014 et fin 2018. Et c’est uniquement sur la foi de leurs témoignages que les juges de première instance estiment insuffisantes les allégations retenues contre les deux co-accusés, ces derniers n’ayant pas eu besoin de recourir à la présentation de témoins en défense. Il est suffisamment rare que le discrédit porté par l’accusation soit consécutif à l’audition des témoins qu’elle a cités pour que ce point soit souligné. Au demeurant, la captation et la diffusion de l’intégralité des débats du procès confortent l’idée d’une disproportion entre les charges initiales retenues contre les accusés et les éléments rapportés devant la Cour par les témoins du bureau du procureur.

Amnésie sélective

Les conclusions avancées par une partie importante des organes de presse en France, depuis l’annonce de la décision rendue à la Haye mardi 15 janvier, omettent des aspects particulièrement importants du dossier. Le premier d’entre eux a trait aux conditions de saisine de la CPI. Comme l’ont révélé des documents produits par Mediapart à l’automne 2017, M. Luis Moreno Ocampo, prédécesseur de Mme Bensouda au poste de premier procureur de la CPI, est à l’initiative dans la mise en action des poursuites. Son interlocuteur en France est le directeur Afrique du Quai d’Orsay, Stéphane Compertz, qui dès le 11 avril 2011 écrit un courrier électronique pour faire part à ses collaborateurs de deux « souhaits » exprimés par le procureur. Le premier est relatif au maintien en détention de l’ancien président ivoirien suite à son éviction par les rebelles pro-Ouattara et les forces armées françaises. Le second concerne la saisine de la CPI sur le fondement d’une requête déposée par l’un des États de la région qui a ratifié le Statut de Rome, le traité qui a institué la CPI.
Si le Statut de Rome prévoit en effet qu’un État membre de la CPI puisse saisir la Cour, il est également possible que cette saisine soit du ressort du procureur, pour des crimes commis dans un pays qui a ratifié le Statut de Rome. Ce n’est pas le cas de la Côté d’Ivoire à l’époque. Par ailleurs, les documents produits par le journal en ligne indiquent que la coordination du processus juridique entre le bureau du procureur et la diplomatie française est antérieure à la commission des crimes pris en compte dans le dossier. En particulier, le 11 décembre 2010, Béatrice Le Fraper, diplomate française en poste à New York, demande au procureur de lui restituer la teneur d’un échange que ce dernier à eu avec Alassane Ouattara. Ce jour là, le flou règne sur l’issue du scrutin, les deux camps et leur partisans réclament que soit reconnue leur victoire. La violence politique éclate dans ce contexte quelques jours plus tard, le 16 décembre, et semble en premier lieu le fait des partisans armés de Ouattara, infiltrés dans une manifestation [1].
Ce qui parait aujourd’hui bien étrange est que ces révélations cruciales n’aient pas été reprises dans la presse française, au moment de leur publication, pour donner lieu à des demandes d’éclaircissement de la part des personnes et des autorités concernées. La narration de la séquence post-électorale en Côte d’Ivoire est étroitement liée à l’intervention de la diplomatie française, de l’armée française et au manque d’indépendance et d’impartialité du procureur de la CPI dans l’engagement de poursuites pénales [2].

Deux poids, démesure

Un second dossier relatif aux violences commises fin mars 2011 est sur le bureau du procureur de la CPI depuis plusieurs années. Ce dossier concerne un massacre de civils commis par la rébellion lorsqu’elle a pris le contrôle de l’Ouest de la Côte d’Ivoire. Elle régnait sans partage sur la moitié nord du pays depuis 2002 et avait refusé de déposer les armes contrairement aux multiples accords de paix signés à différentes reprises entre 2003 et 2008. Ce dossier est toujours en cours d’instruction et aucune inculpation n’a eu lieu malgré une configuration testimoniale et des éléments matériels formant un socle juridique solide. Un rapport du Comité International de la Croix Rouge (CICR) relève que d’après des hommes du contingent marocain de l’opération des Nations Unies en Côte d’Ivoire (ONUCI), présents à proximité, au moins 800 personnes ont été assassinées en moins de trois jours et ensevelies dans des fosses communes. La première déclaration officielle du procureur au sujet d’une enquête préliminaire en Côte d’Ivoire date d’ailleurs du 6 avril 2011 et porte justement sur les crimes commis dans l’Ouest. Cinq jours plus tard, Laurent Gbagbo est arrêté et le travail du procureur se focalise dès lors sur Abidjan et ne vise plus que le camp Gbagbo.
La restitution de la presse française consécutive aux décisions rendues mi-janvier à La Haye ne fait pas référence à ce dossier en souffrance et évite de nommer les personnes présumées auteurs et complices du crime. Enfin, les crimes commis par l’armée française entre le 6 et le 9 novembre 2004, comme le massacre devant l’Hôtel Ivoire à Abidjan, sont consciencieusement omis.

[1« Côte d’Ivoire. Retour sur six mois de violences post-électorales », Amnesty International, mai 2011.

[2Raphaël Granvaud et David Mauger, Un pompier pyromane, l’ingérence française en Côte d’Ivoire d’Houphouët-Boigny à Ouattara, Dossier noir n°27, éditions Agone-Survie, août 2018

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