Dans son dernier film d’animation, sorti en salle cet automne, Michel Ocelot met en scène une petite fille kanak dans le Paris de la Belle époque, vers 1900. Sorti à quelques jours du référendum sur l’indépendance, ce film a attiré notre attention. « Une merveille », « Une fable féministe » titraient les critiques. Nous y avons vu tout autre chose.
Le film s’ouvre sur un plan dans un village kanak reconstitué : une femme cuisine, une petite fille l’aide, un homme sculpte une pirogue et un autre joue de la musique.
Puis la caméra se décentre et laisse apparaître une foule de spectateurs blancs regardant cette même scène, nous comprenons qu’il s’agit d’un zoo humain à Paris. Ce sera la seule image du film qui présente la Kanaky. Et comme dans la suite du film il ne sera plus question du zoo humain, cela revient à banaliser cette scène qui devrait nous horrifier : il n’y aurait là rien d’anormal, rien d’inhumain. D’ailleurs le zoo humain ne révolte pas Ocelot : « Ces villages ont permis aux artistes occidentaux de progresser, que ce soit en arts plastiques, en danse ou en musique. Il y a eu des horreurs, mais tout n’est pas mauvais et il ne faut pas oublier que la plupart avait des contrats et étaient payés » (BFM TV, 11/06/2018).
Cette approche est loin de la réalité. Lors de l’exposition coloniale de 1931 un village kanak a été exhibé. Même si certains sont venus de leur plein gré, les Kanak ont été trompés, exhibés, exploités, humiliés (Cf. Billets n°281, octobre 2018). Au service de la propagande coloniale, les zoos humains véhiculaient et renforçaient les clichés racistes du bon sauvage... Comment prétendre que ces exhibitions puissent ouvrir l’esprit du spectateur sur la culture de l’autre ?
D’ailleurs dans le film, Dilili n’existe pas en tant qu’être humain porteur d’une culture. Ocelot sort Dilili du zoo humain et l’habille d’une robe blanche. Elle n’exprime plus alors aucun trait de culture Kanak – langue, habillement, comportement, coutume, autre façon de penser… – elle n’a pas d’histoire. Elle a beau, un instant, revendiquer la double culture, elle reste une petite française à la peau sombre, rien de plus.
Ocelot ne se sert pas du personnage de la petite fille comme moyen de découvrir son pays et sa culture, seule compte la valorisation du monde occidental. Dilili parle un français absolument impeccable et connaît les bonnes manières. Elle se comporte comme une petite bourgeoise française bien élevée. Modèle à suivre par les jeunes spectateurs qui retiendront la leçon : les autres n’ont d’intérêt que s’ils sont capables de nous ressembler. Le réalisateur se sert de Dilili, petite fille lisse et bien « intégrée », pour faire la visite du Paris fantasmé de la Belle époque, tel qu’on aime à nous le faire imaginer : pas de pauvreté bien sûr, mais un Paris idyllique, très beau, harmonieux avec quantité d’artistes, des intellectuels, des scientifiques épris des valeurs de liberté et de justice. Un Paris qui rayonne. Même s’ils étaient à l’époque peu nombreux, Ocelot n’a pas cherché à présenter des intellectuels opposés à la colonisation, comme Anatole France, par exemple. Et s’il présente Louise Michel, il prend la précaution de n’en faire qu’une figurante quasi-muette !
Le film valorise les décors somptueux de l’Art Nouveau mais le dossier pédagogique, tout comme le film, oublie de préciser que le palissandre, l’ébène et l’acajou sont des bois exotiques que la métropole importe à bon prix des colonies grâce au travail forcé des "indigènes"… Rappelons que c’est justement au début du XXème siècle que la "mise en valeur" des colonies françaises prend son essor.
A Paris l’angoisse règne parce que des femmes et des jeunes filles disparaissent. Avec l’aide des artistes et intellectuel.le.s, Dilili vole au secours des femmes enlevées par une secte d’hommes, les "mâles maîtres", qui les obligent à marcher à quatre pattes, recouvertes d’un grand voile noir. Mais ce combat pour la liberté ne va pas plus loin. Le sort des femmes kanak colonisées, soumises au code de l’indigénat, ce n’est pas le combat de Dilili. Ainsi, le propos réel de Michel Ocelot ne semble pas être celui de la liberté pour toutes, mais, en fin de compte, la promotion de la France, de sa civilisation, sa grandeur, et sa mission civilisatrice. Dans un entretien Ocelot confirme d’ailleurs sa volonté de célébration d’une civilisation « qu[‘il] trouve bonne » [1].
Le choix de la tenue des filles enlevées par la secte des mâles maîtres évoque un tchador. Cela confirme cette approche, en évoquant une menace islamiste sur la liberté des femmes. Ce choix de récit s’inscrit dans une vision du monde binaire : « Il s’agit de choisir entre deux façons de vivre » (dossier pédagogique, p.14) qui évoque le discours du choc des civilisations porté par des courants extrêmes.
Au cinéma, la fiction donne une grande liberté à l’imagination du créateur, oui, mais au service de quelle intention ? Le jeune spectateur risque fort de retenir que la France de 1900 est belle, généreuse et soucieuse de la liberté des femmes. Alors qu’on est en pleine phase de construction de l’empire colonial français, avec le racisme qui l’accompagne.
Le saut dans le passé opéré par Ocelot pour délivrer son message aboutit à une reconstruction de l’histoire au service d’une glorification d’une civilisation universelle, qui banalise le racisme et la colonisation.
[1] « "Dilili à Paris" : rencontre avec Michel Ocelot », arte.tv, disponible du 28/09/2018 au 30/09/2021