Survie

Le courant passe entre la France et le Cameroun

rédigé le 25 février 2019 (mis en ligne le 2 mars 2020) - Pauline Tétillon

Le 6 février au Hilton de Londres, à l’occasion du prestigieux dîner des « PFI Awards » pour la remise des prix des meilleurs financements internationaux de l’année organisée par la revue « Project Finance International » de Thomson Reuters, le projet hydroélectrique de Nachtigal a été distingué par le prix « global multilateral deal of the year ».

Le barrage de Nachtigal consiste en la construction d’un complexe hydroélectrique sur le fleuve Sanaga, qui doit permettre d’augmenter la production d’électricité du pays de 30 %. Les travaux ont commencé en janvier et la centrale électrique devrait entrer en service en 2023. Ce projet, d’un montant de 1,2 milliards d’euros (786 milliards de FCFA) s’inscrit dans un vaste plan d’électrification du Cameroun, lancé avec le projet du barrage de Lom Pangar inauguré en 2017 (cf. Billets n°274, février 2018). Sa vocation était de réguler le débit du fleuve Sanaga en saison sèche, pour permettre la construction d’infrastructures hydroélectriques en aval, la première étant celle de Nachtigal.

Selon la récente Agence Cameroun Presse (16/01), qui s’est faite connaître en octobre dernier en invitant de faux observateurs électoraux lors de la présidentielle (cf. Billets n°282, novembre 2018), le projet « a été jugée remarquable pour une double raison : d’abord parce qu’[il] fait ressortir un mixage parfait entre endettement et fonds propres des partenaires techniques ; ensuite pour son attractivité qui a suscité l’intérêt de plus d’une vingtaine de prêteurs, dont une quinzaine de prêteurs internationaux de renom ».

French connexion

Le montage financier du projet, le plus grand partenariat public-privé (PPP) en Afrique dans le domaine de l’énergie, est très complexe. Il est financé à hauteur de 25 % sur les fonds propres des investisseurs, réunis au sein de la Nachtigal Hydro Power Company (Nhpc). La Nhpc a levé le reste des fonds sous forme de dette en deux tranches de financement : d’une part auprès de 4 banques commerciales locales à hauteur de 15 % du montant total du projet, et d’autre part auprès de 11 bailleurs de fonds internationaux à hauteur de 60 % du montant total du projet. Le capital de la Nhpc est détenu majoritairement par EDF (40 %), par la Société Financière Internationale (SFI, 20%), filiale de la Banque Mondiale pour le secteur privé, par l’État du Cameroun (15 %), ainsi que par Africa50 (15%), la plateforme d’investissement dans les infrastructures de la Banque Africaine de Développement, et STOA Infra & Energy (10%), un fonds d’investissement français détenu par la Caisse des dépôts et l’Agence Française de Développement (AFD).

La Nhpc a obtenu l’exploitation de l’infrastructure hydroélectrique pour les 35 ans à venir et a conclu un contrat d’achat de toute l’électricité par Energy of Cameroun (Eneo), le concessionnaire du service public de l’électricité : de quoi rentabiliser les investissements de ses actionnaires.

EDF, la lumière à tous les étages

Partenaire du Cameroun dans ce projet depuis 2013 – le PDG d’EDF a même été directement reçu par Paul Biya en 2017 (Cameroon Tribune, 07/06/17) – mais aussi premier bénéficiaire, EDF a pu compter sur le soutien des acteurs français pour lever des fonds : alors que la moitié du capital de la Nhpc est détenue par des acteurs français (EDF et STOA Infra & Energy) [1], ils sont aussi présents à tous les étages du montage financier.

C’est la Société Générale qui a conseillé le Cameroun, EDF et la SFI dans ce projet. Elle fait d’ailleurs partie des lauréats des PFI Awards 2018 avec le prix de « global adviser of the year » notamment pour son rôle dans le projet de Nachtigal. Et c’est sa filiale camerounaise qui a coordonné la tranche de dette des banques commerciales locales, mobilisant à elle seule près de la moitié des 120 milliards de FCFA.

Côté bailleurs, l’AFD et Proparco (filiale de l’AFD pour le secteur privé) sont les 1ers financeurs du projet à égalité avec la Banque Africaine de Développement, avec un prêt de 150 millions d’euros (90 millions pour l’AFD et 60 millions pour Proparco). C’est Proparco qui était à la manœuvre, négociant l’opération pour le compte de l’AFD, mais aussi pour les banques de développement allemande et néerlandaise. Proparco qui, le 7 février dernier sur son compte Twitter, se disait soulagée que la scène des PFI Awards soit assez grande pour accueillir toutes les personnes ayant contribué au montage financier du projet de Nachtigal...

Les accords de financement entre toutes les parties ont été signés en France le 8 novembre 2018 – soit 48h après la prestation de serment de Paul Biya, officiellement « réélu » quelques jours plus tôt –, en présence notamment du comité de pilotage du projet composé des deux ministres camerounais des Finances et de l’Eau et de l’Énergie, d’EDF, de la Nhpc, de la SFI et de Proparco.

Et ça n’est pas fini, puisque le contrat de construction de l’aménagement hydroélectrique, d’un montant de près de 400 millions d’euros, a été confié à un consortium d’entreprises mené par NGE, le leader français des travaux publics, avec les entreprises belge Besix Group et marocaine SGTM.

Endettement public, bénéfice privé

En 2016, suite à une rencontre avec le ministre camerounais de l’Énergie et de l’Eau, l’ambassadeur de France au Cameroun, Gilles Thibault, déclarait que « plus que par le passé, la France entend être plus présente qu’elle ne l’a été pour la mise en œuvre d’infrastructures énergétiques et hydrauliques » au Cameroun (Investir au Cameroun, 20/10/16).

Une volonté qui se concrétise aujourd’hui avec le barrage de Nachtigal, mais qui est engagée depuis quelques années. Il faut se souvenir que la France était déjà aux côtés du Cameroun pour la construction du barrage de Lom Pangar. Alors que les bailleurs internationaux étaient frileux notamment en raison des conséquences environnementales du projet, l’AFD avait accordé un prêt de 60 millions d’euros, contribuant à débloquer la situation (cf. Billets n°274, février 2018). Or l’infrastructure de Lom Pangar était la condition nécessaire à la construction du barrage de Nachtigal, projet qui lui préexistait d’ailleurs, et dont l’objectif était de permettre l’extension de l’usine d’aluminium Alucam [2]… dont l’AFD détient 5 % du capital.

Le barrage de Lom Pangar, d’un montant de près de 460 millions d’euros (300 milliards de FCFA), a été entièrement financé par l’endettement du Cameroun. Cela nuance légèrement l’argument régulièrement avancé selon lequel, grâce au PPP auquel il a eu recours pour Nachtigal, il investirait dans les infrastructures hydroélectriques à moindre endettement. Lom Pangar constituait l’investissement initial permettant la construction d’autres infrastructures hydroélectriques plus compétitives et rentables, pour lesquelles le Cameroun a ouvert les portes aux investisseurs privés. Comme le déclarait Théodore Nsangou, directeur de l’entreprise publique chargée de Lom Pangar : « Après la construction de Lom Pangar, les entreprises privées pourront être intéressées d’investir car elles bénéficieront d’un prix de revient du kilowattheure compétitif et pourront assurer des exportations d’énergie vers les pays voisins comme le Nigeria » (Le Monde Afrique, 14/11/2016). Elles peuvent d’autant plus l’être que dans le cadre des PPP elles bénéficient d’avantages fiscaux, comptables et financiers, tandis que l’État s’engage à couvrir les passifs financiers en cas de problème, jusqu’à un montant de 723 milliards de FCFA pour Nachtigal (EcoMatin, 26/11/2018).

Le projet de Nachtigal, enfin, a servi de moyen de chantage pour Actis, fonds d’investissement privé actionnaire majoritaire d’Eneo, dans son bras de fer avec l’État Camerounais pour obtenir le renouvellement anticipé de sa concession de distribution d’électricité, qui devait s’achever en 2021. Actis a été bien aidé par les bailleurs de Nachtigal : en conditionnant leur soutien à la signature d’un contrat de fourniture d’électricité produite par la Nhpc à Eneo, ils ont fait pression sur l’État camerounais pour ce renouvellement [3]. Ces pressions des bailleurs ne sont probablement pas étrangères au fait qu’Eneo, en raison de ses difficultés financières, n’ait pas pu rembourser en 2017 une tranche de paiement à certain d’entre eux (Actu Cameroun, 11/12/2017) [4].

Le Cameroun a cédé. Le renouvellement de la concession d’Enéo jusqu’à 2031 a été signé le 1er novembre 2018 – 6 jours après la lettre de félicitations adressée par Emmanuel Macron à Paul Biya pour sa « réélection », remarqueront les esprits chagrins. Dans la foulée, la Nhpc a signé un contrat de vente de l’électricité avec Enéo « à un prix compétitif, au bénéfice des consommateurs camerounais », promettent EDF et la SFI dans leur communiqué conjoint (8/11/2018).

On connaît la suite : 7 jours plus tard les accords de financement du projet de Nachtigal étaient signés à Paris. Peut-être un cadeau empoisonné pour le Cameroun, mais EDF et Gilles Thibault ont de quoi se réjouir.

[1La Nhpc est d’ailleurs actuellement dirigée par Augusto Soares Dos Reis, précédemment directeur d’EDF en Guyane. Il a succédé à Olivier Flambard, passé par EDF Vietnam et Mayotte puis chargé du projet « Nachtigal » à EDF avant de devenir directeur de la Nhpc, et désormais directeur d’EDF en Martinique.

[2L’extension de l’usine impliquait de tripler sa consommation d’électricité, qui représentait déjà la moitié de la consommation du pays dans son ensemble.

[3Également en toile de fond de ce conflit, les conditions du retrait de la concession d’Eneo par le Cameroun des activités de transport d’électricité en 2015 au profit d’une entreprise publique, la Sonatrel, avec notamment comme mission de rénover et renforcer (sur fonds – et endettement – publics) un réseau électrique vétuste en raison du manque d’investissements depuis sa privatisation en 2001. Actis demandait des indemnités pour ce transfert, que lui refusait l’État camerounais, posture critiquée par les bailleurs de Nachtigal. Sur le conflit Eneo/Cameroun et les pressions des bailleurs, lire : « Électricité : en coulisses, Yaoundé et Actis se préparent à l’affrontement », Jeune Afrique, 10/06/2018

[4En 2006, 7 bailleurs ont prêté 380 millions d’euros (190 milliards de FCFA) à Eneo pour un programme de rénovation et d’amélioration du réseau de transport d’électricité. Tous ces bailleurs sont également engagés dans le projet de Nachtigal, dont la Proparco (Rapport annuel d’Eneo 2014).

#GénocideDesTutsis 30 ans déjà
Cet article a été publié dans Billets d’Afrique 284 - février 2019
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