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Kanaky/Nouvelle-Calédonie : la tentation d’une fausse indépendance

Photo sous licence Creative Commons By-Nc-Nd Thierry Baboulenne
rédigé le 26 avril 2019 (mis en ligne le 1er juillet 2019) - Mathieu Lopes

Suite au premier référendum sur l’indépendance de cette colonie française, la ministre des Outre-mer Annick Girardin évoquait la perspective d’une « Calédonie associée à la France ». Ces propos ont provoqué des réactions enflammées de l’ensemble des acteurs politiques du pays. Ce mécanisme qui risquerait de dépouiller l’indépendance de son sens est depuis longtemps envisagé par la France.

« Je pense que le gouvernement proposera une méthode de travail, des rendez-vous mais aussi peut-être une vision de ce que pourrait être demain la Calédonie associée à la France. » Cette petite phrase de la ministre des Outre-mer provoqua un tollé immédiat parmi les partisans de la Calédonie française. Elle fut accusée de bafouer le résultat du premier référendum d’indépendance [1] en envisageant une forme de souveraineté du pays. Une « Calédonie associée à la France » renvoie en effet au statut « d’indépendance-association » proposé en 1985 par Edgar Pisani, et qui fut alors violemment rejeté par les colons

Présenté le 7 janvier 1985 dans le journal Le Monde, ce statut proposait que la Nouvelle Calédonie devienne « État souverain régi par le droit international public » et prévoyait la « réappropriation du territoire par les Canaques (y compris le sous-sol et les richesses minières) », « [l’]échange d’ambassadeurs », le « statut de résidents privilégiés par les caldoches n’adoptant pas la nouvelle citoyenneté », les domaines de la « défense et sécurité confiées à la France », un statut spécial pour Nouméa, des « garanties pour les fonctionnaires et agents de la fonction publique » et un « accord de coopération avec la France (développement, formation, mise en valeur agricole des terres) ». Pisani tentait ainsi de concilier l’indépendance et la colonisation, dans une forme hybride qui n’est pas sans rappeler le système de domination françafricain détaillé régulièrement dans Billets d’Afrique et les travaux de Survie.

Campés sur une position coloniale radicale, les partisans de la Calédonie française avaient alors refusé catégoriquement cette solution. Du côté des indépendantistes, certains étaient prêts à l’envisager tandis que d’autres y voyaient le vol de leur projet d’indépendance. Lancée en plein cœur des « événements » des années 80 ponctués d’affrontements, de répression sanglante des indépendantistes et d’émeutes des colons, la proposition fut alors enterrée.

Indépendance-françafricaine

A l’approche de la fin du processus de décolonisation prévu par les accords de Nouméa et la perspective du premier référendum sur l’indépendance, un rapport fut commandé par l’État français en 2013 aux juristes Ferdinand Mélin-Soucramanien et Jean Courtial pour simuler les différents statuts envisageables pour le pays. Ces « Réflexions sur l’avenir institutionnel de la Nouvelle-Calédonie » présentent ainsi 4 hypothèses, de l’indépendance dite « pure et simple » au statu quo en passant par deux « solutions médianes ». Ce texte reste aujourd’hui la référence pour les décideurs français.

Globalement, une indépendance en rupture avec l’état colonisateur n’est jamais pleinement envisagée. Ainsi, la première hypothèse, intitulée « accès pur et simple à la pleine souveraineté », y est explicitement et uniquement présentée en référence aux indépendances africaines et au cas spécifique de la Côte d’Ivoire. Les auteurs insistent lourdement sur les obstacles à une rupture complète avec la France et mettent en avant « _l’histoire et la langue communes, à la population_ », ils prédisent que « la Nouvelle-Calédonie devenue souveraine et la France opteraient pour une coopération que l’on peut prévoir, au moins au début, comme relativement dense et étroite ».

Sans y voir de problème, ils reconnaissent qu’« en réalité, si l’on quitte le registre du droit international formel pour celui du fait, le « self-government » de la Côte d’Ivoire du début des années 1960 était assez théorique ; ses institutions, son administration, son système judiciaire, sa défense ne tenaient que grâce à la coopération avec la France, et son économie était dépendante de la France (puis de l’Europe). On pourrait dire la même chose des autres pays ayant accédé à l’indépendance en Afrique en 1960, ou plus tard de Djibouti ». Ils avouent ici très simplement que la perspective de l’indépendance simple, « assez théorique » ne seraient pour eux qu’une reproduction du mécanisme de domination françafricain.

L’association est morte, vive le partenariat

La seconde hypothèse d’une « pleine souveraineté avec partenariat » semble avoir la nette préférence des auteurs du rapport. Ils expliquent avoir renommé « l’indépendance-association » car l’expression renvoie, d’une part, à la période douloureuse des années 80 en Nouvelle-Calédonie, mais aussi à un certain « paternalisme ». En effet, la base juridique de l’association est encadré par l’article 88 de la Constitution française qui prévoie que « la République peut conclure des accords avec des États qui désirent s’associer à elle pour développer leurs civilisations. » Ils jugent qu’on pourrait « trouver légitimement provocateur » qu’« une Nouvelle-Calédonie devenue souveraine s’associe à la France pour « développer [sa] civilisation ». »

Ils proposent donc plutôt le « partenariat » et prennent comme référence la relation qui lie la Micronésie aux États-Unis ou Monaco à la France. Dans de telles relations, les États délèguent leurs compétences pour des « durées longues » ou « indéfinies » à une plus grande puissance. Ainsi, « la Micronésie s’interdit les actions que les États-Unis, après consultations appropriées entre gouvernements, estiment être incompatibles avec leur autorité et leur responsabilité. La monnaie des États-Unis est la seule ayant cours légal en Micronésie. Si celle-ci institue une autre monnaie, les conditions de la transition devront être agréées par les États-Unis. » Pour l’exemple monégasque, la défense est déléguée « sans réserve » à la France, le pays n’a pas de monnaie propre, et regorge de coopérants français : « traditionnellement, l’emploi le plus élevé de la Principauté, l’emploi de ministre d’État, est occupé par un Français, généralement un diplomate ou un préfet. »

Contrairement à l’indépendance simple, présentée comme semée d’embûches, les auteurs déploient des trésors de novlangue pour vendre le partenariat. « Parce qu’il se fonde sur le principe d’égalité entre États souverains reconnus par la communauté internationale, le partenariat, ne représente pas une souveraineté minorée, encadrée, soumise à celle d’un État « grand frère » mais au contraire une souveraineté pleine et entière ; un dialogue d’État souverain à État souverain ; une rencontre de volontés souveraines ; un choix d’indépendance dans une interdépendance consentie ». Jusqu’à convoquer et tordre l’esprit des anciens : « Pour paraphraser la formule de Jean-Marie Tjibaou déjà citée : le partenariat d’États souverains, c’est le choix volontaire par ces États de leurs propres interdépendances. » Selon le rapport, « le maître-mot des relations entre ce nouvel État souverain et la République française serait l’égalité », il est pourtant évident que la France ne déléguerait ni sa défense ni aucune autre compétence à la Nouvelle-Calédonie. Il s’agirait bien d’une relation asymétrique.

Tout en assurant que « chacun des États conserve la capacité de dénoncer unilatéralement toute convention le liant à l’autre État », ils proposent de constitutionnaliser ce partenariat, pour le mettre « à l’abri des changements de majorité politique ». Il ne faudrait pas qu’une courte majorité trop indépendantiste puisse remettre en cause le bel édifice.

Si les auteurs y affirment un point de vue neutre, une nette préférence ressort bel et bien pour une « souveraineté avec partenariat ». Développée un peu plus longuement dans le rapport, elle est ainsi présentée comme une solution « plus raffinée » par Ferdinand Mélin-Soucramanien lorsqu’il est à nouveau auditionné en mai 2015 à l’Assemblée nationale. Il s’y fait lyrique : « L’hypothèse de la pleine souveraineté avec partenariat est permise, voire encouragée par l’Accord de Nouméa, lequel donne une direction, à savoir l’émancipation et la décolonisation, mais porte aussi, notamment dans son préambule, l’ambition d’un « destin commun » – c’est d’ailleurs en cela qu’il est beau – ou, pour citer Renan, celle d’un « rêve d’avenir partagé » [2]. Quelle meilleure façon de réaliser cette ambition élevée sur le territoire de la Nouvelle-Calédonie, mais aussi dans les relations entre celui-ci et la République française que de creuser cette deuxième hypothèse, étayée notamment par une histoire, une langue et une culture communes ? »

Tout sauf l’indépendance

La troisième hypothèse étudiée est celle d’une « autonomie étendue », variante du statut actuel, présenté dans le rapport comme « une des deux hypothèses centrales avec la partenariat ». Les auteurs avouent que « sur un plan juridique, les distinctions entre des notions comme autonomie et indépendance, qui paraissent de prime abord opposer ces deux cas de figure, ne sont pas aussi radicales qu’il y parait."[…] Sur un plan pratique, s’agissant de la réalité de l’exercice des compétences, le résultat est à peu près le même que l’on se place dans la perspective de la pleine souveraineté avec partenariat ou celle de l’autonomie étendue. » Ils démentent ainsi aussitôt leur vibrant plaidoyer pour la souveraineté avec partenariat, reconnaissant qu’elle serait ainsi peu ou prou la même chose qu’une autonomie.

Ce rapport, à qui il est systématiquement fait référence parmi tous les travaux parlementaires qui se sont succédés, révèle la multitude d’options envisagées pour éviter une indépendance réelle. Le co-auteur Jean Courtial avoue d’ailleurs « Nous avons donc développé ces deux hypothèses [(indépendance pleine et statut quo)], mais, implicitement, il nous était surtout demandé de travailler sur les deux perspectives médianes » [3]. La même année que la publication du rapport Courtial-Soucramanien, Michel Rocard faisait écho à l’esprit du texte en des termes plus crus, prophétisant une « indépendance » qui serait « désossé[e] de son sens » (cf. Billets d’Afrique n°272, novembre 2017).

Consensus colonial

Cette position n’est pas surprenante de la part de la puissance coloniale. Comme à bien d’autres époques, tous les partis parlementaires s’entendent pour un maintien de la souveraineté française sur le pays. Ainsi, la droite et l’extrême-droite se font le relais des positions coloniales les plus radicales. Emmanuel Macron a exprimé plusieurs fois sa préférence, clamant que « la France serait moins belle sans la Nouvelle-Calédonie » lors de sa visite dans le pays en mai 2018. Selon le Canard Enchaîné, il s’est alarmé du trop fort score indépendantiste lors du référendum, y voyant le signe d’un « oui peut-être » ou d’un « oui bientôt » à l’indépendance. Selon lui, en un contresens dont il a le secret, « si la France veut garder ce territoire, ce qui est hautement souhaitable, il faut partiellement, progressivement et réellement le décoloniser ». S’agirait-il alors de décoloniser à l’initiative de la France, sans attendre que les indépendantistes remportent la victoire, ceci pour mieux garder la main ? Même continuité coloniale à gauche, dans la bouche de Jean-Luc Mélenchon : « ma raison commande séparons-nous, mais mon coeur répète restons ensemble ». Les vestiges du Parti socialiste ont adopté la plus neutre des postures, qui ne peut que renforcer la situation actuelle.

Un référendum gênant

Mais le référendum perturbe quelque-peu le projet d’une « solution médiane » telle que le partenariat. Les auteurs du rapport précédemment cité et les députés français dans les travaux parlementaires répétaient que ces solutions seraient difficiles à mettre en œuvre dans le cas où la question soumise au vote serait trop tranchée. Ils auraient nettement préféré que celle-ci propose directement ce partenariat. Le référendum ayant porté sur la « pleine souveraineté », l’avenir leur apparaît plus incertain, puisqu’un éventuel partenariat ne pourrait se négocier qu’une fois la question de l’indépendance réglée.

Les propos d’Annick Girardin sur une « Calédonie associée » montrent que l’idée n’est pas abandonnée pour autant. Le député Philippe Gomes de la droite calédonienne avait eu ces propos inquiétants lors des auditions de 2015 à l’assemblée : « il faut bien comprendre la pensée indépendantiste ou kanak en la matière : comme souvent en politique, les enjeux se situent désormais majoritairement dans le domaine des symboles, et beaucoup moins dans celui de la pratique politique et institutionnelle. À cet égard, certains imaginent que la Nouvelle-Calédonie pourrait devenir indépendante pendant une seconde et utiliser cette seconde de souveraineté pour récupérer les compétences régaliennes et les redonner immédiatement à la France. [4] »

Les idées pour dévoyer l’indépendance ne manquent donc pas. L’État français tente de pousser depuis plus de 30 ans des solutions intermédiaires, manière, comme en Afrique, de « lâcher un peu pour ne pas tout perdre ». Il se heurte à une intransigeance affichée du parti colonial calédonien, qui a déserté toute instance de dialogue visant à préparer une éventuelle indépendance en amont du référendum. Cette posture pèse et risque de déplacer le curseur vers une situation néocoloniale même en cas d’indépendance. Du côté des indépendantistes, certains défendent une souveraineté avec partenariat, invoquant un pragmatisme, d’autres gardent l’ambition d’une indépendance pleine et entière et n’ont pas attendu les rapports ou missions parlementaires françaises pour travailler dans le détail sur leur projet. Le bon résultat du « oui » à l’indépendance au référendum de novembre dernier fournit l’espoir d’un rapport de force plus favorable. Pour l’heure, à défaut d’une solidarité conséquente en France, c’est surtout sur elle-même que la Kanaky peut compter. Mais des leviers existent ici pour faire obstacle aux multiples stratégies coloniales de l’État français, largement éprouvées en Afrique.

[2Il ne semble pas dérangé outre mesure par le racisme abject d’Ernest Renan. Celui-ci écrivait ainsi en 1871dans Réforme intellectuelle et morale : « Une nation qui ne colonise pas est irrévocablement vouée au socialisme, à la guerre du riche au pauvre. La conquête d’un pays de race inférieure, par une race supérieure, qui s’y établit pour le gouverner, n’a rien de choquant... Autant les conquêtes entre races égales doivent être blâmées, autant la régénération des races inférieures par les races supérieures est dans l’ordre providentiel de l’humanité. » L’ensemble de cet ouvrage est abominablement raciste. On appréciera la convocation de cet auteur pour aborder la décolonisation de la Nouvelle-Calédonie.

[4Il reprenait alors une proposition du sénateur Pierre Frogier, représentant d’un courant plus dur de la droite coloniale calédonienne.

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