Survie

Treize manifestant.es, chiffre porte-malheur pour le Tchad

rédigé le 22 mai 2019 (mis en ligne le 27 mars 2020) - Eléa Gary

Jeudi 25 avril, ils et elles n’étaient que treize militant.es à marcher contre la pénurie de gaz, bravant une interdiction de manifester. Depuis deux mois, la pénurie de gaz et l’augmentation du prix de la bouteille (de 2000 à 5000 FCFA) viennent s’accumuler aux raisons de la colère du peuple face à la gestion délétère d’une crise économique profonde et face à un gouvernement répressif : mesures d’austérité dévastatrices, interdictions de manifester et répressions, coupure des réseaux sociaux depuis plus d’un an, retards des salaires et grèves des différents secteurs de la fonction publique et des étudiants.

13. Le nombre est faible, tant le peuple pressuré par la dureté du quotidien et la violence du régime a peu de marge pour se mobiliser. En avril, deux hommes sont morts, tués par des militaires, pour s’être arrêtés devant le Palais présidentiel. En mai, la mort d’un jeune homme, tabassé au commissariat, a provoqué des violences. Des jeunes ont été arrêtés lors de son enterrement et des journalistes malmenés. La vie ne tient qu’à un fil au pays de Déby.

Treize, le nombre est toutefois suffisant pour faire réagir le gouvernement. Arrêté.es et mis.es en garde à vue, les treize militant.es ont ensuite été tiraillé.es entre les ordres du ministre et la procédure du procureur, avant d’être finalement relaxé.es. L’un d’entre eux, Tokama Kelmaye est retenu depuis, accusé de complicité d’atteinte à l’ordre constitutionnel. La lenteur de la procédure judiciaire contre lui limite les recours et les mobilisations de soutien. Quant aux douze libéré.es, ils n’en sont pas quitte pour autant, puisqu’ils subissent des pressions depuis leur sortie.

Depuis plusieurs mois, le pouvoir de Déby est sur le vif. Le gouvernement tente de contrôler les territoires du Nord entre conflits pour l’accaparement des sites aurifères, mouvements de groupes politico-militaires et routes migratoires. Face à ces menaces, Déby est assuré de pouvoir compter sur Paris, comme en témoigne l’intervention de l’armée française contre une colonne de rebelles début février [1]. La présence de Barkhane et le soutien au G5 Sahel, avec différents volets tels que le renseignement, l’appui matériel, ou la formation des équipes contribuent à la stabilité du pouvoir en place. Dernier exemple en date le 24 avril, veille de cette manifestation interdite, un don de matériel a été fait à la gendarmerie tchadienne, sous prétexte de lutte anti terroriste [2]. Fin mai, Jean-Yves Le Drian, fidèle de Déby, habitué des voyages au Tchad, s’y rend pour aborder notamment la lutte contre le terrorisme et la situation de la sous-région. Le double-jeu de la politique française en Libye s’inscrit dans la continuité du soutien à la dictature tchadienne au nom d’une « stabilité » et de la lutte contre le terrorisme, et bénéficie aussi à Déby, bien content de pouvoir compter sur la France pour contribuer à « sécuriser » son pays. Mais quelles conséquences de ce soutien militaire et politique quand la population est muselée et considérée comme « terroriste » dès que des voix s’élèvent ?

Caution parlementaire

La diplomatie française continue d’ignorer les réalités du pays et fait preuve d’un cynisme aberrant. Ainsi du 10 au 13 avril, le président du groupe d’amitié parlementaire France-Tchad, Thibault Bazin, et deux députées ont rendu visite à leurs homologues du groupe d’amitié Tchad-France. À la même période, le congrès de l’UNDR (Union Nationale pour la Démocratie et le Renouveau), principal parti d’opposition, a été annulé par les autorités pour des « raisons sécuritaires ». Son président, Saleh Kebzabo, a été destitué arbitrairement de son titre de chef de l’opposition. Ces mesures de disqualification interviennent quelques jours après la dénonciation par l’opposition du non respect des règles de représentation de la CENI (commission électorale nationale indépendante). Les élections législatives prévues pour la fin d’année 2019 après 4 ans de report s’annoncent comme une mascarade, prise au sérieux par la France. Ainsi, Emmanuel Macron a promis des financements fin décembre avant même que Idriss Déby n’annonce la tenue des élections et Le Drian, lors de sa visite le 21 mai, a de nouveau insisté sur la tenue d’élections. Une manière de mettre un peu de vernis démocratique à la dictature soutenue par la France ? Ce contexte politique agressif envers l’opposition n’a pas altéré la visite parlementaire. Au contraire, la déclaration commune des deux groupes d’amitié, au « Palais de la démocratie », affirme « le rôle fondamental que jouent les parlementaires en tant qu’instrument de la souveraineté populaire et du pluralisme politique [3] »...sans rire ? Aucune mention n’a été faite dans le programme des parlementaires de rencontres avec l’opposition ou la société civile... mais le groupe a fièrement posé avec des soldats de Barkhane.

Treize, la faiblesse du nombre témoigne de la souffrance et de l’oppression de la population tchadienne. Pourtant, les autorités françaises continuent de soutenir le régime d’Idriss Déby au nom de la stabilité et de la « lutte contre le terrorisme » : une politique de courte-vue qui passe sous silence les violations des droits humains dans le pays et alimente un légitime sentiment anti-français.

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Cet article a été publié dans Billets d’Afrique 286 - mai 2019
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