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Tunisie : De quoi l’ALECA est-il le nom ?

rédigé le 20 mai 2019 (mis en ligne le 13 octobre 2019) - Elie Octave

Débutées en 2014, mais pas encore achevées, les actuelles « négociations » pour un accord de libre-échange complet et approfondi (ALECA) entre l’Europe et la Tunisie sont un nouveau laboratoire d’économie néocoloniale. Au programme : imposition des normes juridiques de l’Europe à la Tunisie, ouverture de l’ensemble du marché tunisien à la concurrence, tribunaux d’arbitrage privés permettant aux multinationales européennes de contester la loi tunisienne, ou possibilité pour les Européens de posséder les terres. Cette potentielle perte d’indépendance de facto pèse lourd symboliquement dans une société tunisienne déjà ravagée par des décennies de libéralisme autoritaire. Pendant ce temps-là, en France, un tel sujet passe inaperçu dans une actualité monopolisée par les questions de mœurs et de religion dès lors qu’il s’agit de parler de la Tunisie.

Les politiques néolibérales ont toujours été le côté pile de la face autoritaire des régimes qui se sont succédé en Tunisie. Dès les années 80, le pays s’endettait auprès des institutions financières internationales et subissait un premier plan d’ajustement structurel. En 1995, un accord d’association avec l’Union européenne (UE) libéralisait certains secteurs, comme l’industrie et le textile – totalement sinistrés depuis. Dans les années 70, la « loi 72 » avait déjà octroyé des privilèges exorbitants à l’ensemble des multinationales étrangères : exonération d’impôts, suppression des charges sociales et annulation des droits de douanes – chaque année, des centaines de millions de dollars échappent ainsi au fisc tunisien. Mais ça n’a jamais été assez pour le néolibéralisme européen. Et, pendant plus de 20 ans, des centaines d’entreprises gagnèrent des marchés dans le pays en corrompant le régime de Ben Ali [1]. La dictature en Tunisie était construite sur ce schéma, l’argent de l’Europe qui ruisselait dans les réseaux du parti unique, et répression généralisée contre tout ce qui s’opposait à ce projet.

Depuis la chute de la dictature, le 14 janvier 2011, la société tunisienne a osé un véritable effort pour décoloniser un État parasité par la corruption et les réseaux mafieux, elle a exigé "la chute du système". De son côté, l’UE n’a rien fait. En quelques années, elle a même renforcé sa politique de prédation et les privilèges de ses multinationales. Mais c’est, bien sûr, le discours inverse que tiennent les chefs d’États, les diplomates européens et leurs journalistes de service : l’ALECA serait une "opportunité" pour la Tunisie et un soutien à sa "transition démocratique exceptionnelle" (sic).

Marché colonial contre indépendances africaines

Le quatrième "round" de négociations entre l’Union européenne et la Tunisie s’est tenu à Tunis du 29 avril au 3 mai dernier. Ce langage pugilistique libéral pourrait faire croire qu’il s’agit d’un match de boxe, et que l’UE joue fair-play. Dans un coin du ring, il y aurait les favoris, les négociateurs européens, l’ambassadeur de l’UE en Tunisie, Patrice Bergamini et le négociateur en chef, Ignacio Garcia Bernero. En face, on trouverait les challengers, les négociateurs tunisiens, les ministres Hichem Ben Ahmed et Omar El Behi. Et tout ce petit monde se livrerait une noble partie de concurrence libre et non faussée... En fait, l’UE n’assume pas sa violence néocoloniale, et les négociateurs ne négocient rien : le texte est écrit à l’avance, la Tunisie sera priée de se coucher au cinquième round, au sixième maximum. Comme le souligne même l’écrivain et chercheur Haythem Guesmi, « c’est l’UE qui finance et organise les formations des membres du groupe de négociateurs tunisiens de l’Aleca » (lemonde.fr, 17/05). Une inégalité ou une contradiction totale avec l’idée de négociation qu’assume tout à fait Garcia Bernero : les négociateurs tunisiens sont invités à un « voyage » pour comprendre « la réglementation européenne, ses lois et ses pratiques » (barralaman.tn, 02/01/2019). Pourquoi pas un séjour équivalent pour les négociateurs européens dans les régions rurales et les quartiers populaires tunisiens, pour comprendre leurs lois et leurs pratiques ? Et pour réaliser l’ampleur des nuisances des politiques néolibérales déjà menées avant d’en imposer d’autres ?

Si prompte à faire à certains régimes des leçons de démocratie et de libertés, l’UE n’a pourtant pas pris la peine de consulter le Parlement tunisien dans le projet d’ALECA, comme le déplore l’association de recherche économique et sociale Mohamed Ali El Hammi (ARES). L’association a publié le 1er mai dernier une déclaration [2] qui réclame l’arrêt des négociations avec l’UE. Celle-ci a été signée par l’ensemble des syndicats et des partis de gauche tunisiens. Le même jour à Tunis, le défilé de la fête des travailleurs fut dominé par les slogans hostiles à l’ALECA. Sans illusion sur une éventuelle prise de conscience du gouvernement du néolibéral Youssef Chahed, de nombreuses composantes de la gauche tunisienne s’orientent vers le développement d’un rapport de force à la base, des actions et des manifestations [3]. Quelques exemples, le quatrième "round" du match de l’ALECA a été interrompu par des partisans de l’arrêt des pseudo-négociations qui ont fait bruyamment irruption dans la salle ; et, le 12 mai, à Tunis et à Sidi Bouzid, des militants du collectif #blockAleca et de l’UDC (Union des diplômés chômeurs) ont organisé une journée d’information et de discussion dans les cafés.

Le projet néolibéral et autoritaire européen ne concerne pas que la Tunisie. Des accords dits « ALECA » ont déjà été négociés avec d’autres pays depuis 2010 (Moldavie, Géorgie, Ukraine) et une série d’accords du même type est en projet avec d’autres pays d’Afrique, en particulier le Maroc et l’Égypte. En Afrique subsaharienne, les objectifs néolibéraux de l’UE ont déjà été partiellement atteints avec les Accords de Partenariat Économique (APE) négociés depuis 2002 et que certains pays ont déjà acceptés (cf. Billets n°269, été 2017) . Cette politique croise d’autres projets libéraux en Afrique comme la Zone de libre-échange continentale (ZLEC), portée par l’Union africaine (UA). Comme le montrent les économistes Jacques Berthelot et Ndongo Sylla [4], la ZLEC est faite pour ne profiter qu’aux grandes multinationales qui se concentreront dans les pays africains les plus compétitifs, sans développement d’infrastructures et de tissu économique local. La réussite d’une mobilisation contre l’ALECA en Tunisie est donc de première importance car elle pourrait servir d’exemple ou conforter celles d’autres sociétés civiles africaines qui, pour certaines, tentent depuis plusieurs années déjà de résister aux pressions libérales imposées tantôt par l’UE tantôt par leurs propres dirigeants au sein de l’UA.

Ruine complète et approfondie

L’Union tunisienne de l’agriculture et de la pêche (UTAP), pourtant peu réputée pour s’alarmer des politiques néolibérales, parle d’un risque de faillite pour 250 000 agriculteurs si l’ALECA était appliqué. L’agriculture tunisienne qui, sous la pression du FMI et de ses plans d’ajustement structurel, n’est plus subventionnée depuis les années 80, ne peut faire face à la concurrence de l’agriculture européenne, dopée par les soutiens publics. L’UE qui cherche des débouchés pour ses surplus (produits laitiers, viande, céréales), est donc en train de tester la possibilité de remplacer intégralement ces secteurs de l’agriculture tunisienne dans les décennies à venir. Comme le rappelle Mustapha Jouili, l’un des économistes de l’ARES, cet agenda européen s’intègre dans une optique libérale plus large : « En 2006, la Banque mondiale a fait une étude sur le secteur agricole tunisien, il était écrit noir sur blanc : "La Tunisie doit abandonner le secteur des céréales et le secteur de l’élevage parce que sur le marché mondial ces deux secteurs ne sont plus rentables" ». [5] Une affirmation qui éclaire les prévisions alarmistes de l’UTAP.

L’UE tente malgré tout l’argument d’une augmentation des exportations en volume, qui bénéficierait à la Tunisie. L’exemple brandi régulièrement dans les négociations est celui de l’huile d’olive tunisienne, qui engendre les plus grandes recettes dans le secteur agricole, et qui serait avantagée par l’ALECA. Mais, comme le rappelle Mustapha Jouili : « l’huile d’olive tunisienne est exportée en vrac, à bas prix (3 à 4 euros le litre), puis elle est conditionnée en Europe, par des entreprises italiennes en particulier, où elle se vend jusqu’à 30 euros le litre. (…) Pour la Tunisie, c’est une perte en termes de valeur ajoutée mais aussi de création d’emplois, si l’huile était conditionnée localement. » [6]

Diversions sur les libertés

Pour la Tunisie, comme pour d’autres pays africains, l’ALECA symbolise un renforcement des mécanismes de pouvoir qui associent libéralisme de l’UE et autoritarisme de l’État. Les conséquences socio-économiques de cette politique se font ressentir plus durement année après année : inflation, chômage, manque d’infrastructures et de loisirs... Dans ce contexte, comment est-il possible que la Tunisie apparaisse pourtant comme une exception dans le monde arabe ? Selon Haythem Guesmi, « l’Europe continue, comme elle l’a fait pendant la période Ben Ali, de célébrer un faux progrès politique et sociétal qui se résume à l’accumulation de lois sur les libertés individuelles et la condition féminine sans une réelle mise en place des mécanismes qui permettent d’en assurer le respect, le renforcement et l’application » (lemonde.fr, 17/05). Dès lors, cette constante focale sur les grands principes de libertés individuelles dans les discours et les représentations européennes de la Tunisie n’est qu’une diversion pour éviter d’aborder le réel enjeu des questions socio-économiques dans lesquelles l’Europe n’aurait pourtant que des concessions à faire.

ALECA, rempart contre l’islam imaginaire

En France, la politique arabe européenne, dans laquelle s’inscrit le projet d’ALECA, trouve des relais puissants au sein de l’Institut Montaigne, un think tank chantre des réformes néolibérales qui a accompagné l’accession au pouvoir de Macron. C’est le cas de l’influent consultant Hakim El Karoui, qui qualifiait les manifestants tunisiens de « terroristes infiltrés » dans des notes envoyées à Ben Ali pendant le mouvement révolutionnaire du 17/12/2010 [7], désormais très écouté d’Emmanuel Macron sur l’islam, et qui brandit régulièrement la menace de l’islamisme pour détourner l’attention des enjeux réels. Pour l’historien Julien Lacassagne (orientxxi.info, 10/10/2018), le rôle de cette propagande est de faire un « point de fixation » sur les musulmans au moment d’une actualité sociale française catastrophique. Toujours selon Lacassagne, les rapports d’Hakim El Karoui servent de base à la mise en place « d’un appareil d’administration des musulmans de France sur un modèle apparenté au système de contrôle colonial ». C’est aussi cet imaginaire colonial qui imprègne les négociations de l’ALECA, promu dans les mêmes rapports. Du temps de Nicolas Sarkozy, El Karoui, alors banquier d’affaire chez Rothschild chargé du pourtour méditerranéen, se faisait déjà le relais des politiques européennes de « partenariat » économique avec l’Afrique, défendant un certain protectionnisme européen mais avec en ligne de mire l’idée de déployer des accords particuliers avec des « zones d’influence choisies » : « demain peut-être, l’ensemble européen pourra-t-il intégrer son Sud, méditerranéen voire subsaharien pour la grande recomposition régionale qui s’impose. » [8] Celui qui conseillait alors Ben Ali a, une dizaine d’années plus tard, l’oreille du président Macron et joue un rôle de premier plan dans l’orientation de la politique arabe de la France. Dans l’un de ses rapports pour l’Institut Montaigne, il encourage les dirigeants de l’UE à aller jusqu’au bout des négociations pour l’ALECA afin de « porter une vision de l’intégration économique de la Méditerranée occidentale nouvelle. » [9]

Pour l’islamologue François Burgat (middleeasteye.net/fr, 9/11/2019), les écrits d’El Karoui pour l’Institut Montaigne sur l’islamisme méconnaissent « tout particulièrement cette dimension de "réaction à une overdose de présence occidentale" que génèrent à la fois les politiques "impériales" de l’Occident dans le monde musulman et, tout autant, les relais dictatoriaux ».

[1Lenaïg Bredoux et Mathieu Magnaudeix, Tunis connection, enquête sur les réseaux franco­-tunisiens, Seuil, 2011, voir notamment pp.77-78.

[2noaleca.home.blog, "Déclaration de Tunis pour l’arrêt des négociations relatives à l’ALECA entre la Tunisie et l’Union Européenne."

[3La page facebook « BlockAleca » et le hashtag #BlockAleca communiquent des analyses et visibilisent certaines actions.

[4Jean­Christophe Servant, « La ZLEC, un afrolibéralisme caché derrière le masque du panafricanisme », 16/05/2019. Manière de voir 141, le Monde diplomatique.

[5« En Tunisie, "L’ALECA c’est la reproduction du pacte colonial de 1881" », entretien avec Mustapha Jouili par Marco Jonville et Ali Oktef, le Club Mediapart, 1/10/18

[6Ibid.

[7L. Bredoux et M. Magnaudeix, , « Hakim El Ka­ roui a conseillé Ben Ali jusqu’au bout », nawaat.org, 08/02/2011.

[8fondation­res­publica.org, Intervention de Ha­ kim el Karoui au colloque du 27 avril 2009, « Crise du libre­échange mondial : comment en sortir ? »

[9« Nouveau monde arabe, nouvelle "politique arabe" pour la France », août 2017, institutmon­ taigne.org, p.146

#GénocideDesTutsis 30 ans déjà
Cet article a été publié dans Billets d’Afrique 286 - mai 2019
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