Survie

« Cette loi offre une nouvelle possibilité d’agir »

rédigé le 1er juillet 2019 (mis en ligne le 29 janvier 2020) - Dickens Kamugisha, Laurent Ciarabelli

Entretien - L’entreprise TOTAL a été mise en demeure le 24 juin par Les Amis de la Terre France, Survie et quatre ONG ougandaises : AFIEGO, CRED, NAPE et NAVODA Cette association d’ONG françaises et ougandaises est une première et illustre l’apport de la loi sur le devoir de vigilance des multinationales, qui permet à une association étrangère de poursuivre une entreprise française pour des activités et des violations commises dans son pays, via une de ses filiales ou un de ses sous-traitants. Billets d’Afrique a rencontré le 25 juin dernier Dickens Kamugisha, directeur d’AFIEGO (African Institute for Energy Governance) qui explique la lutte sur place et les raisons qui ont poussé son organisation à s’associer à cette mise en demeure.

Billets : Sur quoi travaille AFIEGO ?

AFIEGO est une ONG ougandaise créée en 2005 dont l’objectif est de faire de la recherche et du plaidoyer sur les politiques publiques, notamment énergétiques. L’ONG se consacre à influencer les politiques énergétiques au profit des pauvres et des personnes vulnérables, et de la lutte contre le changement climatique. Nous travaillons en partenariat avec des ONG ougandaises mais aussi de la région des Grands Lacs comme en République Démocratique du Congo, au Rwanda, au Kenya ou en Tanzanie.

Depuis quand travaillez-vous sur le cas spécifique du projet Tilenga ?

Depuis 2015, dès que le gouvernement et Total ont préparé les termes de référence du projet Tilenga [1] ainsi que les engagements autour du projet de l’EACOP [2] . Nous nous sommes rapprochés des personnes qui allaient être touchées par le projet et nous avons facilité l’émergence de revendications basées sur une juste et équitable compensation suite aux expropriations qui allaient arriver. [3]
Nous avons donc organisé des réunions pour définir des bases de revendications communes que nous avons fait remonter à Total et au gouvernement ougandais lui-même. Nous avons attiré leur attention sur les risques liés au projet. Cela fait 4 ou 5 ans que nous avons entamé des discussions avec Total.

Avez-vous engagé d’autres types de travaux sur ce cas depuis 2015 ?

Bien évidemment : nous informons au travers d’une newsletter qui touche environ 50 000 personnes. Nous documentons les impacts de l’activité de Total, nous récoltons des témoignages des personnes touchées par le projet. Nous suivons le point de vue du gouvernement que nous diffusons dans des documentaires que nous partageons. Nous ne nous faisons pas la voix officielle mais nous montrons publiquement leurs positions et leur ambivalence sur le dossier.
Le plus important, c’est que nous organisons des discussions à la radio et à la télévision avec des journalistes pour informer les communautés. Nous participons aussi à l’organisation des réunions avec les personnes touchées par le projet, où nous présentons la situation. Par exemple, nous avons analysé avec des partenaires internationaux l’étude d’impact social et environnementale produite par Total sur le projet. Nous avons aussi mobilisé au sein de la société civile pour comparer les abus constatés sur le terrain avec ce qui avait été présenté à l’agence gouvernementale sur l’environnement qui a validé ce projet et cette étude d’impact alors qu’elle est lacunaire. Lorsque Total a présenté son rapport d’impact à plus de 20 000 personnes en novembre dernier, ces personnes en ont refusé les conclusions en rappelant leurs désaccords, mais pourtant ce rapport a été approuvé par l’autorité gouvernementale. AFIEGO a alors porté l’affaire devant la Haute cour de justice ougandaise. Nous avons présenté nos preuves, la procédure est toujours en cours. Cela a mis la pression sur la compagnie.

Quelles sont les violations que vous mettez en cause ?

Une des règles d’or du projet est théoriquement de ne pas exproprier sans compensation juste, équitable et préalable. C’est écrit dans la Constitution ougandaise. Malheureusement, nous avons vu Total et le gouvernement Ougandais mettre en place une date limite pour signer les documents d’expropriation et de compensation, et mettre sous pression les propriétaires et locataires pour qu’ils acceptent les montants proposés. A partir de cette date, les personnes n’avaient plus le droit de cultiver et d’utiliser leurs terres et se retrouvaient sans ressources, car pas encore indemnisées.
Nous avons analysé les compensations, qui sont inadéquates : par exemple, les montants octroyés pour théoriquement racheter une surface équivalente ne permettent même pas d’acheter de nouvelles terres alors que c’est un autre droit constitutionnel. Ou alors les compensations qui sont censées arriver rapidement ne sont toujours pas versées à tel point que Total a du faire de la distribution de nourriture. D’autres exemples existent comme la séparation de familles ou de communautés qui sont relogées de manière séparées. Les entreprises comme Total devraient respecter les choix des personnes qui sont déplacées. Les entreprises travaillent avec le gouvernement et la police nous empêche de nous rapprocher des personnes touchées par le projet et de collecter des preuves. Les entreprises qui viennent de pays démocratiques travaillent avec des gouvernements qui ne le sont pas.
Nous avons également analysé des risques environnementaux que l’entreprise elle-même identifie mais sans en tirer les mêmes conclusions, comme par exemple pour les espèces en danger, l’eau, etc. Nous nous souvenons tous de la catastrophe de la compagnie pétrolière BP dans le Golfe du Mexique : aujourd’hui, Total va forer à la source du Nil et faire passer un pipeline sous le plus long fleuve d’Afrique sans aucun plan en cas de fuite. Bien évidemment, nous ne souhaitons pas qu’une telle chose ait lieu et pourtant ça pourrait arriver, mais aucun moyen n’est prévu pour y faire face. Ce projet a été approuvé par l’autorité gouvernementale de l’environnement. Nous pensons que Total a utilisé son influence pour obtenir l’acceptation de son étude d’impact.

Avez-vous obtenu des garanties de la part du gouvernement ou de Total que le pétrole, s’il était extrait, serait en partie utilisé en Ouganda ? Ou tout est prévu pour les pays « du Nord » ?

L’étude d’impact et les plans de relogement mettent en avant des bénéfices indirects aux communautés. Mais quels bénéfices ? Les personnes souffrent déjà avant même d’être relogées. Elles ne sont même pas indemnisées. Il n’est absolument pas garanti que l’argent issu de l’extraction de brut reviendra d’une quelconque manière aux Ougandais. Nous ne pouvons pas faire confiance au gouvernement qui n’a même pas été capable de maintenir l’école des enfants. Les gens sont désœuvrés et la corruption est immense. La dette nationale s’est gravement creusée pour l’exploration pétrolière de ce projet : c’est ce que les compagnies Total et CNOOC nous répètent [NDLR : cet endettement est lié à la négociation, entre les firmes et le gouvernement, des taux de recouvrement des frais d’exploration et de mise en place de la future exploitation]. Cet argent sera récupéré par les entreprises dès qu’elles commenceront à vendre ce pétrole.
En Ouganda, les taxes ont augmenté pour que le gouvernement puisse détaxer les entreprises pétrolières… Au final, c’est la population qui souffre le plus.

Pourquoi AFIEGO s’est-elle associée à la mise en demeure de Total de se conformer à ses obligations liées à la loi sur le devoir de vigilance ?

Bien évidemment, c’est un gros challenge. Nous avons déjà tenté d’utiliser la loi ougandaise, le gouvernement nous voit comme des ennemis et nous avons déjà été menacés physiquement et harcelés moralement. Notre bureau a été cambriolé plusieurs fois. Les résultats des décisions de justice ne sont pas respectés par le Gouvernement lui-même.
Une des raisons de nous associer est d’obtenir justice en France après avoir essayé au mieux dans notre pays. Nous pensons que Total France est responsable des agissements de sa filiale en Ouganda. Ce n’est pas parce que nous ne croyons pas en notre justice que nous sommes là mais bien parce que nous avons déjà essayé sur place et que cette loi offre une nouvelle possibilité d’agir.

Quelles sont vos attentes ?

Nous espérons que si nous apportons des preuves du comportement de Total en Ouganda, les tribunaux français pourront mettre fin aux violations en tenant la maison-mère pour responsable en levant ce voile d’irresponsabilité juridique.
Les ressources convoitées sont dans un immense parc naturel. Nous espérons que les tribunaux français se baseront sur les engagements internationaux de Total de respecter la nature et la biodiversité. Nous espérons que les tribunaux français seront assez forts pour demander à Total qu’elle n’exploite pas cette zone, en accord avec ses engagements. Ce serait, de notre point de vue, le mieux : le parc naturel des Murchison Falls est le plus grand pourvoyeur de tourisme en Ouganda. C’est 1,6 milliards de dollars de retombées économiques annuellement. Une fois le parc détruit, quelle solution aurons-nous ?

Vous disiez que votre bureau a été cambriolé et que vous avez subi des pressions. Vous prenez des risques en vous exposant, quelles sont vos craintes ?

Il est possible d’être tué mais un des plus grands risques est d’être arrêté et mis en prison sans aucun contact et de ne plus rien pouvoir communiquer ni aider les personnes touchées par le projet à s’organiser. Pour AFIEGO, le risque est simplement d’être dissoute.
Mais pour moi, il est impensable de ne rien faire. Cela demande un certain sens du sacrifice ou du risque, mais les combats peuvent réussir. Au Nigeria aussi, le pétrole est extrait à hauteur de deux millions de barils par jour, alors que la population fait partie des plus pauvres du monde, mais des gens se battent encore contre le secteur pétrolier. Il ne faut pas perdre espoir.

Propos recueillis et traduits par Laurent Ciarabelli

[1Le projet Tilenga se situe dans le parc naturel de Murchison Falls près du Lac Albert et concerne 419 puits de pétrole pour extraire environ 200 000 barils de brut par jour. Total en est l’opérateur principal avec l’entreprise chinoise CNOOC et britannique Tullow.

[2East African Crude Oil Pipeline, un projet de pipeline chauffé à l’électricité de 1445 km environ qui traversera l’Ouganda et la Tanzanie, projet également concerné dans la mise en demeure.

[3Les organisations partenaires de la mise en demeure ont estimé à environ 50 000 le nombre de personnes expulsées pour le seul projet Tilenga.

#GénocideDesTutsis 30 ans déjà
Cet article a été publié dans Billets d’Afrique 288 - juillet aout 2019
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