Survie

Lever le voile

rédigé le 10 juillet 2019 (mis en ligne le 13 octobre 2019) - Thomas Noirot

En 2000, François-Xavier Verschave écrivait que « l’invisible est inavouable, il n’est possible que parce qu’on ne le sait pas » : l’idée prévalait alors que lever le voile d’opacité qui entourait la Françafrique suffirait à faire bouger les lignes de l’action collective. La même année, Total absorba la sulfureuse Elf, en plein scandale politico-judiciaire. Créé en 1997, le collectif « Elf ne doit pas faire la loi en Afrique » se rebaptisa en conséquence et « TotalFinaElf ne doit pas faire la loi » continua de revendiquer « la fin de l’impunité, le rétablissement de la justice et la mise en place d’un système de transparence ». Hélas, deux décennies plus tard, force est de constater que braquer les projecteurs de l’information ne suffit pas : un scandale peut en chasser un autre et il suffit souvent aux acteurs concernés de faire le dos rond, avec quelques justifications hasardeuses, en attendant que l’orage passe – l’actualité nous le montre encore une fois avec les missiles de l’armée française retrouvés au mains des putschistes en Libye (lire p.4). Outre la lassitude et la passivité générales, une des raisons en est sans doute une forme de foi atavique en l’institution judiciaire : « si c’est si grave, il devrait y avoir un procès », semble vouloir le bon sens populaire. D’ailleurs, même si le procès de l’affaire Elf n’a consisté qu’à mettre en cause certains agissements personnels à la marge d’un système qui ne fut nullement jugé, la tenue de ce procès a crédibilisé dans l’opinion publique les accusations portées contre le système Elf. Mais le procès de Total reste à faire.

Problème : jusqu’à présent, le droit français ne permettait pas d’établir de lien entre les agissements d’une filiale à l’étranger -par exemple en Ouganda- et sa société mère en France. Le droit ne voyait que des entités juridiquement distinctes, sans saisir l’ensemble créé par des liens de contrôle économique et politique, la multinationale : pour reprendre la formule du philosophe Alain Deneault [1], « c’est comme si le droit commercial ne reconnaissait pas une image, mais seulement les pixels qui la forment ». Mais depuis 2017, la loi française sur le devoir de vigilance des multinationales a créé de nouvelles obligations pour les sociétés mères vis à vis de l’ensemble du groupe : elle a ainsi levé un voile essentiel, celui dit de l’autonomie de la personnalité juridique des filiales.

Cela permettrait-il de faire condamner un monstre comme Total ? Comme l’explique Alain Deneault, des entreprises si puissantes obtiennent généralement « une rédaction de la loi compatible avec leurs intérêts particuliers, de façon à faire passer pour "légales", avec tout ce qu’infère cette qualification, un grand nombre d’actions que la morale élémentaire, pourtant, réprouve. (...) Les entreprises multinationales semblent réaliser dans les termes mêmes de la loi et en conformité avec le droit ce qui relève souvent de méfaits, voire d’abominations pour le commun. C’est, tous les jours, le crime parfait. » A priori insuffisante, la loi sur le devoir de vigilance des multinationales n’en a pas été moins âprement combattue par les lobbys patronaux, qui ont même obtenu que le Conseil constitutionnel en censure une partie. Mais elle reste un outil unique, pour tenter de forcer la porte du tribunal : fin juin, Survie, les Amis de la Terre France et quatre ONG ougandaises ont ainsi initié une procédure judiciaire contre Total. Car au-delà d’un idéal qui guide l’engagement des militant.e.s de Survie, si « la justice » désigne une institution partiale et imparfaite qui protège trop souvent les puissants, elle reste un levier d’action collective qu’il faut en permanence construire, défendre et renforcer. Cette procédure sera un test intéressant : les prochains mois permettront de lever le voile sur nos interrogations quant à l’efficacité de cette loi et peut-être aussi de la renforcer pour lutter, enfin, contre l’impunité.

[1Alain Deneault, Le Totalitarisme pervers, éd. Rue de l’échiquier, 2017.

#GénocideDesTutsis 30 ans déjà
Cet article a été publié dans Billets d’Afrique 288 - juillet aout 2019
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