Survie

Total et Françafrique, l’histoire évolue mais continue

Patrick Pouyanné, PDG de Total, fin 2018 lors de la signature d'une convention pour la création de la Chaire "Défis technologiques pour une énergie responsable" au sein de l'Ecole polytechnique, haut­-lieu de formation de la future élite française (photo licence CC Ecole polytechnique). Pouyanné est par ailleurs parrain de la promotion 2017.
rédigé le 1er juillet 2019 (mis en ligne le 29 janvier 2020) - Pauline Tétillon

Total est devenue la première entreprise française en absorbant en 2000 le groupe public français Elf-Aquitaine alors ébranlé par un scandale politico-financier qui a mis au jour un système de corruption et de diplomatie parallèle de l’État français en Afrique. C’est aujourd’hui une firme globalisée, dans laquelle ce qu’on désigne comme « les intérêts français » sont minoritaires et pour laquelle l’Afrique ne représente plus qu’un élément parmi d’autres de sa stratégie économique. Elle n’en continue pas moins d’utiliser son héritage françafricain pour conquérir de nouveaux marchés.

Total est issue de la Compagnie française des pétroles (créée en 1924 et devenue « Total » en 1954), de Petrofina (Compagnie financière belge des pétroles) avec laquelle elle a fusionné en 1999 et d’Elf-Aquitaine, qu’elle a acquise en 2000.

Françafrique en héritage

Lorsque l’on pense Total et Françafrique, c’est surtout l’héritage d’Elf qui est visé. Le groupe français a été créé en 1966, suite à la découverte de réserves pétrolières au Gabon et en Algérie, par De Gaulle soucieux de l’indépendance énergétique de la France mais aussi d’offrir une couverture pour les services secrets français en Afrique. Elf a fait la pluie et le mauvais temps dans les pays du pré-carré français pendant plusieurs décennies : financement de dictateurs comme au Cameroun (où les recettes du pétrole sont restées longtemps hors du budget public), de mascarades électorales comme au Gabon, de coups d’État sanglants et de guerres civiles comme au Congo-Brazzaville en 1997.
Rattrapée par la justice à partir de 1994, son image ternie, Elf est passée sous les couleurs de Total. Seulement, ce sont des individus qui ont été jugés et condamnés (avec des peines partiellement appliquées), pas les pratiques, le système de corruption, les réseaux… dont Total a hérité.
Aujourd’hui Total reste la plus grosse entreprise française [1] et la quatrième major mondiale du pétrole et du gaz [2] . Selon son Document de référence 2018, son chiffre d’affaire de près de 210 milliards de dollars était en augmentation de 22 % par rapport à 2017, et de 40 % par rapport à 2016, tirant profit essentiellement de la forte croissance de sa production réalisée dans plus de 50 pays dans le monde, et de la hausse des prix des hydrocarbures. Composée de près de 1200 filiales implantées dans plus de 130 pays, Total est une multinationale au sens propre du terme. Comme le souligne Alain Deneault [3], on peut d’ailleurs se demander si Total a une « nationalité » : son capital, selon son site internet, n’est détenu par des acteurs français qu’à hauteur de 26,6 %. Les actionnaires institutionnels (ceux qui, par leur poids dans le capital, contrôlent réellement l’entreprise selon Alain Deneault) proviennent seulement pour 15,5 % de la France, derrière l’Amérique du Nord (31,8%), le reste de l’Europe (18,7%) et juste devant le Royaume Uni (13,2%).

Total, une puissance africaine

En 2018 l’Afrique représentait 28 % de la production de pétrole et de gaz de Total (Nigeria, Angola, Congo Brazzaville, Algérie, Libye, Gabon), part relativement stable depuis 2004 bien qu’ayant tendance à diminuer [4] .
Si l’Afrique n’occupe pas une place majeure – quoiqu’essentielle – pour Total, la réciproque est en revanche vraie. Le groupe exploite une grande partie du pétrole des 4 premiers pays producteurs du continent (Nigeria, Angola, Algérie, Libye) et s’oriente vers un renforcement de ses approvisionnements africains notamment avec des projets d’exploitation très prometteurs à l’Est. Il est également en passe de racheter les actifs africains de la compagnie américaine Anadarko, ce qui « devrait être la plus grosse acquisition de Total après le rachat d’Elf en 1999 » (La Croix, 10/05/2019). Sur le volet commercial, 31 % de ses stations-service sont situées en Afrique (39 % en Europe) dans une quarantaine de pays sur les 54 du continent. Il est le leader de vente de produits pétroliers en Afrique [5] , identifiée comme un marché à fort potentiel de croissance dans ce secteur, et où il entend encore amplifier sa présence. « Première compagnie pétrolière sur ce continent » selon La Croix, c’est une puissance de poids : son chiffre d’affaires en 2018 représentait la moitié du PIB annuel du Nigeria, deux fois celui de l’Angola et 18 fois celui du Congo-B.

Des bases solides

Si Total conserve certaines positions historiques d’Elf en Afrique, comme le Gabon où elle se retire petit à petit au fil de l’épuisement des ressources, ou le Congo-B où elle reste le premier producteur pétrolier, l’essentiel de sa production provient du Nigeria et de l’Angola, pays qui ne font pas partie du « pré carré » français. Pourtant ces pays sont significatifs d’une Françafrique dont les intérêts s’orientent là où les perspectives économiques sont les plus alléchantes.
Le Nigeria combine le plus gros PIB d’Afrique, un marché de plus de 200 millions d’habitants en pleine croissance et la présence d’importantes ressources naturelles. Troisième production de la firme (10 % du volume global) derrière la Russie et les Émirats Arabes Unis, c’est également le premier partenaire commercial de la France en Afrique subsaharienne. Total, qui y est implantée depuis 1962 et continue d’y développer de nouveaux projets d’exploitation et d’exploration, risque de profiter encore longtemps de ses ressources malgré le désastre écologique engendré [6].
Quant à l’Angola, où Total est actuellement le premier producteur pétrolier, l’entreprise a conforté et renforcé son implantation dans les années 2010 à la faveur du rapprochement diplomatique opéré par Nicolas Sarkozy (et poursuivi par François Hollande) avec le dictateur Dos Santos, occultant la justice dans l’affaire de l’Angolagate [7] au profit des intérêts économiques français.

Nouvelles recettes, mêmes ingrédients

Même si la carte des activités actuelles et à venir de Total ne coïncide plus avec les frontières historiques de la Françafrique, le groupe continue de mobiliser les outils et canaux d’influence que lui procure cet héritage : il s’est globalisé, mais use toujours des ressorts françafricains au sein d’une trousse à outils plus fournie. Ainsi, Total était dans les valises d’Emmanuel Macron en mars 2019 lors de sa tournée en Afrique de l’Est, dans la délégation de Business France, l’agence de promotion des entreprises françaises à l’international, et dans celle du Medef [8] . Le groupe développe d’importants projets dans cette zone : Kenya, Ouganda, République démocratique du Congo, ou encore au Mozambique dans le secteur gazier, région où la diplomatie française s’est déjà affairée en 2012 pour maintenir sa souveraineté sur les Îles Éparses et tenter de mettre la main les ressources du Canal du Mozambique [9] . Au Sénégal, l’obtention en 2017 par Total de permis pour de nouveaux gisements dont l’exploitation doit commencer en 2021 alimente des soupçons de favoritisme. L’ancien ministre de l’énergie Thierno Alassane Sall a ainsi déclaré que «  le plus grave, c’est que le président de la République [sénégalaise] a expliqué les raisons pour lesquelles il a une préférence pour Total. Il a bien dit que la France lui donne de temps en temps des sucettes : 65 milliards pour payer les salaires, 100 milliards pour ceci et cela », ajoutant pourtant que « Total avait de loin les propositions les plus mauvaises qu’on ait jamais enregistrées depuis 1985 » (Le Quotidien, 3/01/2019). Total aurait tiré parti de la position privilégiée du Sénégal, dixième pays bénéficiaire de l’aide publique au développement française sur la période 2010-2016, et deuxième pour l’Afrique subsaharienne [10].
Non content de s’appuyer sur les outils de la diplomatie économique française en Afrique, Total l’influence. Le groupe dispose par exemple d’un siège au Conseil d’administration du CIAN, le Conseil français des investisseurs en Afrique, organisation patronale de promotion de leurs intérêts en Afrique notamment auprès des pouvoirs publics. Mais les liens sont plus directs : dans son article « Total, un gouvernement bis » (Le Monde diplomatique, 08/2018), Alain Deneault décrivait l’exceptionnelle « symbiose entre l’entreprise et les pouvoirs publics français », listant les transferts de personnalités entre les bureaux des ministères et ceux de Total. Dernier cas en date, ce printemps : l’arrivée à Total en tant que directeur des Affaires publiques de Jean-Claude Mallet, conseiller spécial de Jean-Yves Le Drian et au service de l’État depuis plus de 40 ans sur les questions stratégiques et de défense (Challenges, 3/06/19). Patrick Pouyanné, PDG de Total, expliquait lui-même cette symbiose au magasine Challenges le 7 avril 2016 : « Notre nationalité existe. Nous sommes la seule major non anglo-saxonne. La France est membre permanent du Conseil de sécurité des Nations unies. Et notre activité de gaz et de pétrole est vue par les pays producteurs comme un domaine de souveraineté. Total participe aux relations qu’entretient la France avec ces pays tout en bénéficiant de celles-ci  ».

[1103,3 milliards d’euros de bénéfices cumulés en 10 ans (dont 11,5 milliards pour la seule année 2018), voir « Les 10 sociétés françaises les plus riches du monde », Café de la Bourse, 19 juin 2019.

[24ème groupe intégré pétrolier et gazier coté dans le monde selon le critère de la capitalisation boursière.

[3Alain Deneault, Le Totalitarisme pervers, éd. Rue de l’échiquier, 2017.

[4Voir les Documents de référence de Total de 2006 à 2018.

[517 % de parts de marché selon le Document de référence 2018.

[6Voir Xavier Montanyà, L’Or noir du Nigeria, Pillages, ravages écologiques et résistances, Dossier Noir n°25, éd. Agone-Survie, 2012.

[7Lire la partie sur l’Angola du dossier de Survie « Tournée du Président français : diplomatie, business et dictature », juillet 2015.

[8« [Les entreprises qui suivront Emmanuel Macron dans la Corne] », La Lettre de l’Océan Indien, n° 1493 du 08/03/2019.

[9Lire Raphaël de Benito, « Le canal du Mozambique, un enjeu stratégique pour la France », Billets d’Afrique, 10/06/2012.

[10Document de politique transversale - Projet de loi de finances 2019 - Politique française en faveur du développement

#GénocideDesTutsis 30 ans déjà
Cet article a été publié dans Billets d’Afrique 288 - juillet aout 2019
Les articles du mensuel sont mis en ligne avec du délai. Pour recevoir l'intégralité des articles publiés chaque mois, abonnez-vous
Pour aller plus loin
a lire aussi