La Guyane est la dernière colonie d’Amérique du Sud et le seul pied-à-terre de la France sur le continent. Comme l’État, les médias tricolores ne portent leur attention sur ce pays que pour ce qui a trait aux activités spatiales ou à l’occasion, comme en 2017, de soulèvements contre les inégalités de traitement de ce « département ».
C’est un territoire aux multiples clivages sociaux et spatiaux. Sa superficie, comparable à celle du Portugal, en fait le plus grand département français. C’est aussi le moins densément peuplé avec 3 habitants au kilomètre carré. Le territoire est couvert de forêt à plus de 90 %, la population se concentre essentiellement sur le littoral et le long des fleuves, avec des modes et niveaux de vie, des langues, un accès aux services publics et des situations administratives très différents.
Les premières implantations européennes en Guyane datent du début du XVIe siècle, mais les tentatives de peuplement échouent les une après les autres du fait des guerres contre les autochtones [1], des concurrences entre colonisateurs européens, des conditions climatiques et sanitaires. Le noyau du territoire est baptisé France Equinoxiale en 1604, mais ce n’est qu’en 1713 que ses frontières s’approchent de celles de la colonie actuelle. A la fin du 16e siècle, les populations amérindiennes du littoral uniquement étaient estimées à 30 000 personnes. Il n’y a plus que 10 000 autochtones sur l’ensemble de la Guyane aujourd’hui, issus de 6 peuples sur les 22 qui existaient avant l’époque coloniale.
Les tentatives de peuplement blanc de la colonie ont été nombreuses et pour la plupart infructueuses, se soldant par la disparition d’expéditions entières. Les objectifs en ont été divers : d’abord le développement de l’agriculture, l’exploitation forestière, la ruée vers l’or vers 1850… De la révolution française à la départementalisation en 1946, la Guyane est avant tout une colonie pénitentiaire. Dans un premier temps, on y déporte des prisonniers politiques, puis des prisonniers de droit commun avec l’ouverture du bagne en 1852. L’État français tente d’utiliser les bagnards pour peupler la colonie, en doublant la peine avec l’obligation de rester en Guyane à leur sortie de prison. Exposés à la misère et aux maladies, les prisonniers ont en majorité été décimés, ont fui vers les pays voisins ou ont regagné la métropole.
Pour pallier la mortalité des colons européens et l’échec de l’exploitation agricole du pays, la France déporte des esclaves d’Afrique vers la Guyane à partir du milieu du XVIIe jusqu’à l’abolition officielle de l’esclavage en 1848. D’après l’historienne Jacqueline Zonzon (La 1ère, 05/06/18), « en Guyane, le nombre d’esclaves atteindra 20 000 en 1820, et puis à l’abolition en 1848, ils seront 13 100 », pour une population guyanaise totale de 19 000 personnes. Une partie des esclaves des plantations françaises et du Surinam (la colonie hollandaise frontalière) se sont enfuis et ont recréé en forêt des communautés autonomes, basées sur leurs origines africaines et les échanges avec les autochtones. Plusieurs peuples de marrons se sont ainsi constitués, tous désignés comme « Bushinenge [2] ». Les esclaves affranchis lors de l’abolition, plutôt présents sur le littoral, forment la communauté créole.
A l’instar de la Kanaky-Nouvelle-Calédonie, la politique de peuplement de la Guyane est remise au goût du jour dans les années 1970 (cf. Billets 272, novembre 2017). En 1975, le « plan vert » ou « plan Stirn », du nom du secrétaire d’État aux DOM-TOM de l’époque, prévoit d’envoyer 30 000 personnes de France, d’Europe et d’autres territoires d’outre-mer. La justification officielle de ce déplacement massif de population est la volonté de développer la Guyane et particulièrement le secteur agricole. Trois ans plus tôt, néanmoins, Pierre Messmer défend l’idée d’une telle politique en Nouvelle-Calédonie pour contrer démographiquement les velléités indépendantistes [3]. Au même moment, la lutte de décolonisation se structure aussi en Guyane, avec la création en 1967 de l’Union des travailleurs guyanais (UTG) et en 1974 du Mouvement guyanais de décolonisation (MoGuyDe). Ce plan de peuplement est vécu comme une agression dans ce pays qui compte seulement 55 000 habitants. Sa mise en œuvre est confiée au Bureau pour le développement des migrations dans les départements d’outre-mer (Bumidom) [4], mais n’aboutit pas face à l’opposition dans le pays. Près d’un millier de Hmongs, réfugiés du Laos, sont tout de même acheminés en Guyane dans les années qui suivent.
Quelques décennies plus tard, si la population guyanaise a explosé, ce n’est pas vraiment par le projet de peuplement de l’État. Les Français défilent dans l’administration, particulièrement dans les forces armées et sur la base spatiale de Kourou, mais sans guère s’implanter malgré la majoration de 40 % du salaire des fonctionnaires. Seuls 14 % des résidents ont pour langue maternelle le français, d’après le ministère des Outre-mer, et l’INSEE recensait en 2016 plus de 97 000 personnes de nationalité étrangère, issues en majorité du Surinam, du Brésil ou d’Haïti, pour une population totale de 270 000 habitants (36%). Au vu de la difficulté de contrôler le territoire, il est probable que ces chiffres sont encore en deçà de la réalité.
Les forces armées de Guyane (FAG) comptent 2100 militaires et 200 civils affiliés à la Défense. Ce sont des « forces de souveraineté », qui ont donc pour principale mission d’assurer l’emprise nationale et la protection du territoire, en particulier de la base spatiale de Kourou (opération Titan). Le centre spatial guyanais (CSG), co-géré par le Centre national d’études spatiales (CNES) et l’agence spatiale européenne (ESA), est implanté en Guyane depuis 1965, après l’indépendance de l’Algérie qui hébergeait jusque-là les installations spatiales. Il lance non seulement les fameuses fusées Ariane, mais aussi les Soyouz russes et les Vega européens, ce qui en fait un enjeu stratégique majeur et international. Le CSG revendique un emploi sur 10 et 15 % du PIB localement.
De même que la base permanente de Djibouti permet l’entraînement de troupes en milieu désertique, la forêt guyanaise est un terrain pour la formation au combat en milieu équatorial : le centre d’entraînement en forêt équatorial (CEFE) a accueilli 35 000 stagiaires français et étrangers depuis 1986, « une des quatre "écoles de la jungle" reconnues internationalement », s’enorgueillit le ministère français des Armées sur son site web.
Les FAG ont enfin pour mission conjointe avec les autres forces de l’État de lutter contre les trafics illégaux, notamment de l’or (opération Harpie) et des produits halieutiques (opération Polpêche). Les effectifs de la police nationale, de la gendarmerie et des douanes ajoutent près de 2000 hommes en armes. Ces trafics ont des impacts bien réels sur la vie des gens : violences, déforestation, pollution au mercure entraînant de nombreuses malformations chez les nouveaux-nés... il n’est pas rare que des adolescents meurent suite à la rupture de ballots de cocaïne cachés dans leurs intestins. Cependant, en Guyane, les fleuves ne sont pas des frontières mais des interfaces entre les pays, habités par les mêmes familles sur les deux rives. Le dense couvert de la forêt abrite aussi bien des villages autochtones et bushinenge que des camps d’orpailleurs. La misère fait rage et faire la mule [5] est parfois la seule opportunité de revenu conséquent. Le contrôle du territoire par l’État semble illusoire et produit son lot d’injustices.
Le check point d’Iracoubo en est un exemple marquant. Situé à mi-chemin entre Cayenne et Saint Laurent du Maroni, sur la seule route reliant la capitale et l’Ouest guyanais, ce barrage de gendarmerie effectue un contrôle d’identité systématique. L’État français a ainsi établi une frontière interne, et semble avoir abandonné le contrôle de l’Ouest pour préserver le cœur économique et stratégique de la Guyane, en tentant d’interdire une partie du territoire aux nombreuses personnes dépourvues de papiers en règle.
Face à ce constat, les arrangements avec la morale républicaine sont tentants : au début des années 2000, plusieurs travaux journalistiques [6] suspectent le préfet Dominique Vian d’avoir fait de l’orpailleur Jean Béna et de sa milice armée de kalachnikovs le « garde-champêtre » officieux de l’État dans le Haut-Maroni, celui-ci étant notamment accusé de nombreux sévices sur des clandestins brésiliens. Régulièrement, des fonctionnaires français de moindre niveau sont visés par des enquêtes sur différents trafics. Cet été, un réseau de transport de cocaïne a même été découvert dans les bateaux acheminant des pièces de la fusée Ariane (La 1ère, 19/09/19).
Malgré ses difficultés pour tout contrôler, l’État impose sa marque et son lot d’aberrations. De l’époque pénitentiaire à la départementalisation, l’administration reste un poids-lourd de l’économie guyanaise. Plus d’un tiers des actifs sont fonctionnaires. Les Français qui ne restent pas plus de quelques années y sont surreprésentés. Ils forment un groupe social distinct économiquement et dans son occupation de l’espace : mieux payés, ils habitent surtout autour de Cayenne et Kourou. En forêt, ce sont surtout ces blancs qu’on croise en randonnée de loisir, là où les autres communautés y pratiquent plutôt des activités de travail (chasse, agriculture, orpaillage).
Dans le même temps, les modes de vie traditionnels des Guyanais se heurtent aux normes de l’administration. C’est l’État qui est propriétaire de 90 % des terres du pays. Les indépendantistes du MDES [7] dénoncent cette mainmise qui dépossède les collectivités de leurs prérogatives. D’après une travailleuse du secteur agricole que nous avons rencontrée, les projets d’agriculture conventionnels, destructeurs et peu adaptés, sont bien plus susceptibles d’obtenir des terres et des subventions. La culture traditionnelle d’abattis-brûlis, pratiquée depuis bien longtemps par les populations autochtones sans menacer les équilibres naturels, est dénigrée, absente des enseignements techniques. De même, la France tente d’imposer des permis de chasse, de pêche ou de conduite de pirogue à des gens dont le mode de vie est structuré par ces activités, pour certains bien avant l’arrivée du colon.
L’État se montre parfois très strict dans la protection de l’environnement pour les individus, sanctionnés pour avoir abattu un animal ou un arbre protégé. Mais, alors que Macron se répandait en condamnations de la déforestation au Brésil suite aux incendies spectaculaires de 2019, le collectif Or de question rappelait que l’État français distribue des permis de recherche et d’exploitation minières qui menacent 360 000 hectares de fôret guyanaise. Par ailleurs, l’orpaillage « légal » utilise du cyanure en remplacement du mercure et l’activité spatiale entraîne défrichement et pollution massifs.
Face au volet répressif et normatif de la présence française, le niveau d’infrastructures et de services publics ne suit pas. Plusieurs quartiers de Saint-Laurent du Maroni, deuxième ville du pays, ne sont pas desservis en eau potable et électricité. La commune d’Apatou (plus de 9 000 habitants) n’a été reliée par la route qu’en 2010, par un financement local à 90 % (le reste venant de l’Europe). A l’échelle de la Guyane, le directeur de l’Agence régionale de santé fait le constat « des inégalités géographiques et sociales d’accès aux soins inacceptables, des indicateurs de santé très défavorables, [...] et, bien sûr, une offre de soins, en lacune, à la ville et à l’hôpital [8] ». A tous les niveaux, le délaissement par l’État de la population guyanaise est criant.
Quand éclate le mouvement social de 2017, les gens frappent au seul point qui intéresse vraiment la France en bloquant la base spatiale de Kourou, retardant même le lancement d’une fusée. Cette mobilisation est le fruit d’une colère accumulée sur tous les aspects de la vie quotidienne : du système de santé à l’insécurité en passant par le coût de la vie. Les médias français retiendront volontiers les revendications sécuritaires d’une partie du mouvement mais pourtant le collectif Pou Lagwiyann Dékolé (Pour que la Guyane décolle) agrège pas moins de 400 demandes dans son cahier de doléances, couvrant tous les domaines. Pour les indépendantistes du MDES, s’il est porté par une colère commune, ce mouvement a toutefois vu cohabiter une tendance « qui réclamait plus de France » (des moyens et de la sécurité), avec une tendance qui portait une volonté d’autonomisation du pays. 2017 marque aussi la résurgence publique d’une parole autochtone qui revendique le respect de ses droits et s’oppose à la destruction de ses modes de vie par l’orpaillage, légal ou non (cf. Billets 281, octobre 2018). La lutte contre le projet de méga-mine Montagne d’Or se renforce à cette occasion. Après un mois d’une mobilisation inédite, où des barrages sont érigés dans tous les recoins du pays (même sur les fleuves), les accords de Guyane sont signés la veille du premier tour de la présidentielle française.
L’accord entérine un premier « plan d’urgence » de financement de plusieurs services publics et infrastructures (hôpitaux, ponts, dispositifs sécuritaires) et d’aide budgétaire à la Collectivité territoriale de Guyane [9] (CTG) pour un total d’un milliard d’euros, ainsi que la cession de 250 000 hectares à la CTG et « l’attribution de 400 000 hectares aux peuples autochtones ». À ces mesures, déjà décidées quelque semaines plus tôt par le gouvernement, s’ajoute un second volet qui mentionne en termes vagues, sans engagement précis, une seconde enveloppe de 2 milliards d’euros, et l’ouverture vers une évolution du statut de la Guyane sous l’influence des indépendantistes [10]. Le collectif accepte alors de lever les barrages.
Mais quelques mois après son élection à la présidence française, Macron douche assez froidement les espoirs avec le mépris qui le caractérise : « je ne suis pas le Père Noël […], je ne suis pas venu faire des promesses, ce temps-là est fini. [...] L’État a fait trop de promesses qui n’ont pas été tenues. Donc je suis là pour dire les choses en vérité telles que je les vois, prendre des engagements que je saurai tenir durant mon quinquennat, et aussi assurer les éléments d’autorité indispensables sur ce territoire » (AFP, 27/10/2017). Il annonce notamment (La 1ère, 26/10/17) que l’État ne financera pas d’hôpital ni de route pour relier les communes enclavées de Maripasoula et Papaïchton, qui totalisent pourtant 20 000 personnes.
Si quelques engagements du « plan d’urgence » ont été tenus, le compte n’y est toujours pas. La cession de terres à la CTG et aux communautés autochtones est toujours à l’étude. Les indépendantistes pointent que rien n’est fait pour l’évolution statutaire. Et il est probable que la Guyane ne voie jamais la couleur de la deuxième enveloppe de « mesures supplémentaires ». Le site de communication sur le suivi des accordstransparence [11] indique ainsi des mises en œuvres partielles en 2018. En 2019, seuls des renforts de gendarmerie ont été annoncés.
Voilà ce que vaut la parole du colon.
[1] Pour une part des premières personnes concernées, le terme « autochtones » est préféré à celui « d’amérindiens », qui renvoie à la dénomination coloniale de Christophe Colomb croyant découvrir « les Indes ». Dans l’idéal, il convient de nommer les peuples dont il est question : Kali’na, Lokono, Palikur, Teko, Wayãpi et Wayana.
[2] « Nègre des bois » en langue sranan tongo.
[3] Voir la lettre de Pierre Messmer à son secrétaire d’État aux DOM-TOM de 1972, publiée initialement dans le bulletin de l’Union Calédonienne, reprise sur le site rebellyon.info.
[4] Créé en 1963, le Bumidom a organisé le déplacement de plus de 70 000 personnes des départements d’outremer vers la France. Cette migration arbitraire répondait officiellement à des besoins de main d’œuvre en France, ou à la volonté de repeupler certaines zones (comme dans le cas des « enfants de la Creuse »). Les indépendantistes ont dénoncé une saignée qui a privé les différents pays concernés de forces vives, en même temps qu’une forte immigration française était développée. Par ailleurs, les conditions de vies de ces déplacés en France ont été dénoncées. Cf. les films « L’avenir est ailleurs », 2007, Michel Reinette et Antoine Léonard-Maestrati, et « Rassine Monmon, Papa », 2014, Mickaël Gence.
[5] Transporter de la cocaïne vers l’Europe.
[6] Au pays de l’or et de la terreur, Frédéric Farine, RFI.fr, 15/07/2001, ou « La Loi de la jungle : chronique d’une zone de non-droit, la Guyane française », documentaire de Philippe Lafaix, 2003.
[7] Mouvement de décolonisation et d’émancipation sociale.
[8] Introduction du Cadre d’orientation stratégique 2018-2028 de l’ARS Guyane.
[9] Collectivité spécifique qui cumule les fonctions de conseil régional et départemental en Guyane.
[10] Cf. Accord de Guyane du 21 avril 2017 - Protocole « Pou Lagwiyann dékolé », Journal officiel, 2 mai 2017.
[11] outremer-guyane.gouv.fr