Survie

Devoir de vigilance des multinationales « On demande à des chefs d’entreprises d’être les juges »

rédigé le 5 février 2020 (mis en ligne le 1er avril 2020) - Thomas Noirot

Carole Peychaud a été chargée de plaidoyer sur la régulation des multinationales de 2015 à 2018 au CCFD-Terre Solidaire. Cette association a été une des ONG françaises à se mobiliser pour rendre enfin les multinationales responsables des violations des droits humains et atteintes à l’environnement, même lorsqu’elles sont perpétrées par une filiale du groupe à l’étranger, un fournisseur ou même un sous-traitant. Elle a donc été au cœur de la bataille parlementaire qui, après presque 4 ans, a abouti à la loi sur le devoir de vigilance des sociétés mères et entreprises donneuses d’ordre de mars 2017. Nous lui avons demandé ce qu’impliquait la première décision de justice au titre de cette loi, concernant le méga projet pétrolier de Total en Ouganda.

Billets : L’objectif de cette loi était de rendre les sociétés mères responsables des violations des droits humains ou des dommages environnementaux provoqués par leurs filiales et leurs chaines d’approvisionnement, notamment à l’étranger, où les systèmes judiciaires ne sont pas toujours assez protecteurs. Quels étaient les arguments des opposants à une telle loi ?

Carole Peychaud : Les arguments qu’on nous a opposés pendant toute la durée de la bataille pour cette loi ont toujours été les mêmes, ce qui dénote un manque cruel d’inventivité de la part de nos adversaires. Les initiatives législatives similaires se déroulant dans d’autres pays (Suisse et Luxembourg notamment) se heurtent aux mêmes types d’arguments. On peut les classer en plusieurs catégories.

Il y a inévitablement les aspects économiques, à savoir que dans le contexte de la mondialisation, la loi allait miner la compétitivité des entreprises françaises confrontées à des contraintes que les autres n’auraient pas à subir. Et puis il a y eu un argumentaire sur la prétendue cohérence politique : qu’il fallait agir à l’échelle internationale ou à minima européenne mais qu’agir au niveau hexagonal n’avait aucun sens. Quand on sait ce que portent les partis politiques des mêmes parlementaires à l’échelle européenne, on a le temps de voir venir ! Idem au niveau international, où la négociation d’un traité onusien sur la question est en cours mais elle risque hélas de durer bien plus qu’un mandat politique du fait notamment du blocage des Etats membres de l’U.E.

Toujours au plan politique, les parlementaires soutenaient que les entreprises avaient déjà mis en place des mesures relevant de leur « responsabilité sociale et environnementale » (RSE) et respectant les principes directeurs de l’ONU, et considéraient que c’était largement suffisant. Aussi, ils estimaient que cette régulation « douce » avec des normes volontaires, cette « soft law », était bien mieux acceptée et donc intégrée par le monde de l’entreprise alors qu’une loi qui allait « contraindre » et « punir » (une régulation « hard law »), serait inadmissible, donc moins efficace. Certains sont même allés jusqu’à dire qu’une loi ne servirait à rien parce qu’elle ne serait pas respectée ! Soutenir la loi revenait à avoir une approche punitive de l’entreprise, ce qui était impensable.

Et puis il y a eu les attaques au plan juridique : les opposants à cette loi prétextaient qu’elle était mal rédigée, illisible, et que la notion de droit fondamentaux ou de droits humains est peu claire. Enfin, on nous a opposé des obstacles logistiques : élaborer un plan de vigilance sur le périmètre demandé par la loi (groupe et chaine d’approvisionnement, donc l’ensemble des filiales, sous-traitants, fournisseurs) serait impossible ou beaucoup trop coûteux. Dans un monde où les multinationales sont implantées partout dans le monde via leurs filiales et utilisant de la sous-traitance en cascade, il serait illusoire de demander à une société mère d’être en capacité de savoir ce qui se passe partout où elle opère, où elle fait travailler des gens. Mais si elle l’ignore, c’est bien le problème !

Tous ces arguments, qui font fi de la nécessaire primauté des droits humains sur les intérêts économiques, cherchaient à renvoyer ceux qui défendaient le principe de la responsabilité légale de la société mère à des naïfs ou des utopistes.
Quels ont été les acteurs les plus impliqués dans un lobbying contre cette loi ?

Il faut avoir à l’esprit que nous nous sommes confrontés à une nébuleuse d’acteurs très variés. Les lobbies classiques, les organisations patronales (le MEDEF bien sûr, mais aussi la moins médiatique AFEP, une association de très grands groupes français) ou certaines grandes entreprises du CAC 40 en direct et qui disposent de puissants relais internes au gouvernement pour faire valoir leurs intérêts. Ainsi, le ministère de l’Économie, tutelle de la loi, dirigé à l’époque par Emmanuel Macron, fut une puissante force d’obstruction. Les stratégies mises en œuvre furent des plus classiques : rédaction d’amendements pour les parlementaires, articles de presse alarmistes, envoi de notes aux directions juridiques des entreprises, menaces de quitter le territoire…

C’est allé jusqu’au Conseil constitutionnel ?

Après le vote de la loi au Parlement (grâce au fonctionnement qui permet aux députés d’avoir le dernier mot malgré le refus constant de la part du Sénat, majoritairement Les Républicains - LR), les députés LR ont saisi le Conseil constitutionnel avec les arguments cités auparavant, et notamment en mettant en avant le risque d’atteinte à la liberté d’entreprendre. Ils ont été soutenus dans leur démarche par le MEDEF. Le Conseil constitutionnel a finalement considéré que la liberté d’entreprendre n’était pas menacée et que cette loi était conforme à la Constitution. Il a seulement censuré une disposition ajoutée par le gouvernement qui, alors qu’il n’avait pas pris l’initiative d’une telle loi, voulait soudainement ajouter des amendes civiles… Mais leur montant ridicule au regard des sommes en jeu n’aurait eu aucun effet dissuasif et cette décision des « Sages » ne change rien – à part qu’ils ont prétendu à cette occasion que les notions de droits fondamentaux et de droits humains étaient « imprécises », ce qui est ubuesque [1] Donc la loi a bel et bien passé ce que nous pensions être le dernier obstacle.

Devant le Tribunal judiciaire de Nanterre, le 12 décembre 2019, avec au centre les deux témoins ougandais.
Devant le Tribunal judiciaire de Nanterre, le 12 décembre 2019, avec au centre les deux témoins ougandais.


Le 30 janvier, dans la première décision de justice relevant de cette loi, suite au référé de Survie, des Amis de la Terre France et de 4 ONG ougandaises visant Total, les juges ont conclu que le tribunal judiciaire (qui remplace le tribunal de grande instance) de Nanterre n’était pas compétent, et qu’il revenait au tribunal de commerce de se prononcer. Cette éventualité avait-elle été évoquée lors des discussions parlementaires ?

Pas vraiment. Cette question du tribunal compétent n’a jamais été au cœur des discussions à l’époque. Nous savions que le texte de la loi ne mentionnait pas de juridiction compétente mais nous pensions que ce serait forcément le TGI, aujourd’hui le tribunal judiciaire, du fait notamment que l’écriture initiale du texte de loi citait les articles 1240 et 1241 du Code Civil relatifs à la responsabilité de droit commun. L’éventualité de la compétence des tribunaux de commerce avait été évoquée rapidement mais comme une menace pour la loi. En effet, nous pensions déjà que ces juridictions allaient nous être moins favorables du fait de leur intrication avec le monde de l’entreprise.

Pourquoi cela fragilise-t-il la portée de cette loi ?

Donner la compétence de l’évaluation du plan de vigilance des entreprises attaquées aux tribunaux de commerce pose un double problème. D’une part, on se questionne forcément sur la capacité de ces instances spécialisées en droit du commerce à détenir une expertise sur la question des droits humains et de l’environnement. Mais surtout, il existe un risque de partialité de cette justice consulaire : c’est renvoyer les cas relevant de la loi devoir de vigilance devant une juridiction corporatiste, composée de chefs d’entreprises qui font office de juges pour départager, habituellement, des litiges commerciaux. On demande à des chefs d’entreprises de juger d’autres entreprises sur leur prise en compte des droits humains et environnementaux… Or ce sont les organisations patronales qui ont tout fait pour que la loi devoir de vigilance ne voie jamais le jour. Il y a un risque d’entre soi, de justice par les pairs qui peut nuire à la portée de la loi et casser sa philosophie qui reste la responsabilisation des multinationales en cas de violations des droits fondamentaux et l’accès à la justice pour les victimes de ces dommages.

Comment sera-t-il possible de revenir sur cette grave décision du Tribunal judiciare de Nanterre ? Faut-il faire changer la loi ?

Changer la loi en l’améliorant, dans le contexte politique actuel et avec la majorité LREM à l’Assemblée nationale, relève d’une mission impossible ! La récente loi PACTE, soutenue par Bruno Lemaire et votée par la majorité, a peut-être même contribué à affaiblir la loi devoir de vigilance en introduisant une nouvelle rédaction de l’article 1833 alinéa 2 du Code Civil qui dit « La société est gérée dans son intérêt social, en prenant en considération les enjeux sociaux et environnementaux de son activité ». Si la protection des droits fondamentaux et leur prévention venait à être considérée comme un enjeu social ou environnemental, alors elle pourrait relever de l’intérêt social et donc d’un simple acte de gestion. On casserait alors l’esprit de la loi, destinée à la protection des citoyens et de l’environnement, en la transformant en un simple outil de gestion des risques de l’entreprise. La bataille n’est pas finie puisqu’il va y avoir appel de cette décision concernant le cas de Total en Ouganda. Mais on constate que 3 ans après son adoption, la loi reste menacée, ce qui démontre qu’elle dérange toujours les intérêts des puissants.

Propos recueillis par Thomas Noirot

[1NDLR : Au sujet de la décision du Conseil constitutionnel, voir Diane Roman, « "Droits humains et libertés fondamentales", des notions "intelligibles" mais "imprécises" ? (À propos du devoir de vigilance des sociétés multinationales) », Revue de droit du travail, n° 6, 2017, pp. 391-399.

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Cet article a été publié dans Billets d’Afrique 294 - février 2020
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