Survie

Total au tribunal : « Incompétence » en France, tensions en Ouganda

rédigé le 5 février 2020 (mis en ligne le 1er avril 2020) - Pauline Tétillon

En France, le Tribunal judiciaire (qui remplace le Tribunal de grande instance) de Nanterre s’est déclaré « incompétent » pour évaluer le bien-fondé des reproches de plusieurs ONG contre Total concernant ses activités en Ouganda. Sur place, malgré la mise en suspens du méga-projet pétrolier concerné, les pressions montent vis-à-vis des personnes qui tentent de défendre leurs droits, et la situation des populations impactées ne s’améliore pas.

En octobre, six ONG françaises (Survie et les Amis de la Terre France) et ougandaises (AFIEGO, CRED, NAPE/Amis de la Terre Ouganda et NAVODA) ont saisi le Tribunal Judiciaire de Nanterre, comme la loi sur le devoir de vigilance des multinationales le leur permettait, concernant un méga-projet pétrolier [1] dont Total est l’opérateur principal en Ouganda. Fin juin, les ONG avaient mis en demeure le groupe de modifier son « plan de vigilance » (obligatoire depuis 2018) et sa mise en application pour limiter l’impact sur l’environnement et les droits humains des activités de sa filiale et de ses sous-traitants dans ce pays. Après trois mois, elles avaient saisi le tribunal… qui, après une audience historique le 12 décembre, s’est finalement déclaré le 30 janvier incompétent pour juger ce type d’affaire.

Tout va bien ?

Alors que Total avait trois mois pour mettre fin aux atteintes et risques d’atteintes aux droits humains et à l’environnement après sa mise en demeure de se conformer à la loi sur le devoir de vigilance des multinationales, son directeur juridique a fait savoir aux avocats des ONG au dernier jour du délai imparti que l’entreprise ne se sentait apparemment pas concernée par les reproches qui lui étaient faits. Pourtant, aucune évolution positive des pratiques de la filiale de la multinationale et de son sous-traitant sur place n’a été constatée. Au contraire, dès la fin du mois de juin, les pressions se sont accrues envers les personnes cherchant à résister : diffusion d’un avis de recherche contre les enquêteurs sur place, poursuites et accroissement des pressions sur les paysans refusant encore de signer les documents liés à leur expropriation. Les ONG locales, qui depuis le début du projet pétrolier ont interdiction de travailler sur le sujet du pétrole dans la zone impactée, ont également subi des intimidations : convocation du directeur de NAVODA par le directeur de la police pétrolière faisant craindre la fermeture administrative de l’association, contrôle des comptes de plusieurs ONG dont AFIEGO et NAPE par l’administration ougandaise, etc. Fin octobre, les ONG ont donc décidé de conduire la société mère Total SA devant le juge français.

Total au tribunal

Les ONG ont fait le choix d’entreprendre une procédure en référé, c’est-à-dire en urgence, auprès du désormais nommé Tribunal judiciaire de Nanterre (auparavant Tribunal de Grande Instance). Il s’agissait de demander à Total de renforcer son plan de vigilance pour éviter de nouvelles atteintes aux droits humains dans la poursuite du projet, mais aussi de mettre en place des mesures d’urgence pour faire cesser les atteintes en cours. En effet, les personnes expropriées ont été interdites d’accès à leurs terres avant même de toucher leur (maigre) indemnité, voire pour la majorité avant même d’avoir signé le moindre document d’expropriation. Plusieurs dizaines de milliers de personnes déjà expulsées à ce moment se retrouvaient sans moyens de subsistance depuis des mois, avec de grandes difficultés pour envoyer leurs enfants à l’école, se soigner, se nourrir… et résister aux pressions pour signer des documents d’expropriation aux montants de compensation dérisoires.

Durant l’audience, le 12 décembre 2019, les avocats de Total ont rejeté une à une les accusations des ONG, ou les ont fait passer comme la conséquences de simples «  incompréhensions » de la part des populations. Ils ont remis en cause la compétence du Tribunal judiciaire et l’intérêt à agir des associations, ainsi que la responsabilité de Total SA vis-à-vis des actes de ses filiales et sous traitants, à qui elle ne pourrait pas donner d’ordres «  comme à un chien ou à un enfant », alors que c’est le sens même de l’intitulé de la « loi relative au devoir de vigilance des sociétés mères et entreprises donneuses d’ordre ». Ils ont également contesté le caractère urgent de la procédure, arguant que le projet était suspendu.

Interruption du projet pétrolier sur fond de pressions fiscales...

En effet, Total a suspendu les travaux du projet pétrolier en septembre 2019, licenciant 70 % de son personnel sur place. Officiellement, c’est en raison d’un conflit fiscal entre les opérateurs du projet pétrolier et l’État ougandais [2] En 2017, Tullow Oil a cédé une partie de ses actifs pétroliers aux abords du Lac Albert à Total et au chinois CNOOC. Depuis, un bras de fer persiste avec l’État ougandais quant au traitement fiscal de ces transactions, les entreprises faisant pression pour limiter au maximum les taxes, jouant sur l’impatience de l’État ougandais à démarrer l’exploitation pétrolière dont l’impact sur la croissance du pays n’est pas négligeable (Ecofin, 5/02). Un accord n’ayant pas été trouvé fin août, la vente des actifs s’est trouvée de fait annulée.

Total et ses partenaires ont donc interrompu leurs investissements en attendant de trouver un nouvel accord, sans bien entendu annuler le projet. Une aubaine avant le procès qui s’annonçait, dont la tenue ne devait pas être tout à fait étrangère à cette décision. Les avocats de Total ont eu beau jeu, durant l’audience, de minimiser l’urgence de la situation sur place du fait de la suspension du projet. Pourtant, les paysans expropriés n’ont pas retrouvé l’accès à leurs terre, la famine se poursuit, et les intimidations envers les personnes qui tentent de défendre les droits des communautés n’ont fait que monter en puissance.

...et aggravation des intimidations

Les deux agriculteurs qui sont venus en France à l’occasion de l’audience du 12 décembre ont subi des pressions à plusieurs reprises : recherchés avant leur départ, l’un d’eux, Jelousy Mugisha, a été arrêté à son retour à l’aéroport en Ouganda pendant près de neuf heures, tandis que Fred Mwesigwa a subi des tentatives violentes d’effraction de son domicile par des inconnus alors qu’il s’y trouvait, dans les nuits des 23 et 24 décembre. Le salarié d’une ONG partie prenante de l’action en justice est recherché par la police pétrolière. Tous ont dû être mis sous protection dans le cadre d’un programme européen.

La décision du Tribunal Judiciaire de Nanterre le 30 janvier 2020, qui s’est déclaré incompétent au profit du Tribunal de Commerce (lire l’interview de Carole Peychaud en ligne ici), n’a rien arrangé : bien que les juges ne se soient pas prononcés sur le fond du dossier, la filiale ougandaise de Total et son sous-traitant crient victoire sur place. D’autres fausses informations circulaient et circulent encore concernant la procédure en France, qui tendent à diviser les communautés. En particulier, les deux témoins évoqués précédemment ont été accusés d’avoir menti devant le Tribunal, et sont pointés comme étant responsables du retard de paiement des compensations aux personnes expropriées. Un climat de peur et de suspicion qui rend difficile toute résistance aux pratiques du géant pétrolier.

Pauline Tétillon

[1Ce projet, dont Total est l’opérateur principal aux côtés des multinationales chinoise CNOOC et britannique Tullow, comporte l’exploitation de six champs pétroliers via 419 puits au cœur du parc naturel de Murchison Falls, et la construction d’infrastructures associées. Il se prolonge par un projet d’oléoduc chauffé géant de 1445 km permettant de transporter le pétrole extrait aux abords du Lac Albert vers l’Océan Indien, l’« East African Crude Oil Pipeline » (EACOP). Cf. Billets n°288, juillet-août 2019

[2Ce n’est pas le premier conflit fiscal entre les entreprises pétrolières et l’État ougandais dans le cadre de ce projet, Total ayant eu recours à un Tribunal privé d’arbitrage commercial international contre l’Ouganda en 2015 afin d’obtenir une exemption fiscale. Lire à ce sujet « Pétrole ougandais : Total cherche à échapper à l’impôt grâce à un traité de libre-échange », L’Observatoire des multinationales, 22 janvier 2016.

#GénocideDesTutsis 30 ans déjà
Cet article a été publié dans Billets d’Afrique 294 - février 2020
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