Survie

Bruno Jaffré : L’insurrection inachevée

rédigé le 1er mars 2020 (mis en ligne le 26 mai 2020) - Patrice Alric

Ce livre [1] est plus ambitieux que son titre ne laisse paraître. Loin de ne se focaliser que sur l’insurrection de 2014 et ses suites, il en cherche aussi les racines. Il propose ainsi une analyse de la trajectoire politique du peuple burkinabè depuis l’indépendance de la « Haute Volta » en 1960, en passant par un rapide retour sur l’expérience puissante que fut la « Révolution Burkinabè » entre 1983 et 1987, jusqu’à aujourd’hui.

Bruno Jaffré puise son récit et son analyse de sa connaissance au long cours de ce pays et de ses acteurs depuis le début des années 1980, de son travail de biographe de Thomas Sankara et d’animateur de la campagne internationale « Justice pour Sankara, justice pour l’Afrique ». Bruno Jaffré a pu ainsi croiser deux regards : celui d’un citoyen français, militant engagé contre la Françafrique, qui documente les liens toujours coloniaux que la France cherche à entretenir avec son « pré-carré », mais aussi celui d’une personne qui connaît de nombreux acteurs de la Révolution Burkinabè, de la résistance à l’ère Compaoré, et des soulèvements de 2014 et 2015. Cela apporte au livre des informations et des témoignages de première main, lui donnant un point de vue situé et quasi interne à la scène politique Burkinabè.
Ainsi, Bruno Jaffré analyse méticuleusement la force des mouvements sociaux et politiques qui, dès les années 1990, s’inspirant souvent de la figure tutélaire de Thomas Sankara, résistent puis sapent peu à peu le pouvoir dictatorial de Blaise Compaoré : le travail journalistique de Norbert Zongo, et la campagne pour la vérité après son assassinant en 1998 par des proches du régime, la commémoration par le peuple ouagalais [2]. de l’assassinat de Thomas Sankara en octobre 2007, les révoltes de 2008 et de 2011, puis la structuration de l’opposition politique autour d’un chef de file de l’opposition et l’avènement de nouvelles formes d’organisation dont celle qui rassemble une partie de la jeunesse autour du Balai citoyen. Ce bouillonnement se cristallise durant l’année 2014, alors que Blaise Compaoré cherche à tout prix à faire sauter le verrou de « l’article 37 », qui limite à deux le nombre de mandats présidentiels.
Les journées insurrectionnelles sont racontées au plus près de la foule qui en cette fin d’octobre 2014, après plusieurs jours de mobilisation massive, incendie l’Assemblée Nationale et parvient à faire fuir Blaise Compaoré, exfiltré par un hélicoptère de l’armée française. C’est aussi au plus près des acteurs que Bruno Jaffré nous fait part des hésitations, des stratégies des uns et des autres, qui permettent la mise en place d’un Conseil National de Transition. Les débats, tiraillements, rapports de forces entre mouvements politiques, sociaux et armée sont mises en lumière, au risque de perdre parfois le lecteur peu au fait des acronymes des partis, mouvements et institutions de la vie politique et sociale du Faso. Les réformes du Conseil national de transition sont détaillées, en particulier les plus importantes : les réformes exemplaires du code minier et du code électoral.
Bruno Jaffré raconte aussi par le menu la tentative de coup d’Etat menée par le RSP (Régiment de Sécurité Présidentiel) de Gilbert Diendéré entre le 17 et le 23 septembre 2015. À nouveau, la mobilisation massive du peuple burkinabè, partout dans le pays, réussi à contrer ce coup d’Etat appuyé par des caciques de l’ancien régime. Il faut noter l’attitude à nouveau trouble de la France, qui après avoir soutenu un projet d’accord de la CEDEAO qui reprend une partie des revendications des putschistes le 21 septembre, envoie les forces spéciales françaises protéger le président de la transition, Michel Kafando, au sein de la résidence de l’ambassade de France lorsqu’il s’avère que le putsch a fait long feu.
Enfin vient l’image de l’insurrection inachevée. Le peuple et le mouvement social a réussi en une année à chasser un dictateur puis à mettre en échec un coup d’État militaire. Le Conseil national de transition a réussi, à bien des égards, à mener des réformes importantes et a organisé des élections présidentielles les plus transparentes que le pays a connu dans son histoire. Mais les élections de novembre 2015 portent au pouvoir Roch Marc Christian Kaboré, un ancien du parti majoritaire s’étant éloigné de Blaise Compaoré à partir de 2012.
Malgré la vitalité renouvelée de la société civile et un contrôle plus serré du peuple burkinabè sur ses dirigeants, les anciennes pratiques de clientélisme et de corruption refont surface, dans un pays toujours soumis aux règles établies par les puissances occidentales et les bailleurs de fonds du FMI et de la Banque mondiale. Aujourd’hui, les grandes heures de 2014 et de 2015 semblent bien loin. Le Faso est traversé par une grave crise sécuritaire. Des groupes armés plus ou moins bien identifiés (bandits, djihadistes, milices « traditionnelles ») déstabilisent et multiplient des attaques dans le nord du pays. Il semble dommage que Bruno Jaffré reprenne à son compte cette toute dernière partie du livre la notion de « guerre contre le terrorisme » : désignant par ce terme les seuls groupes armés djihadistes. Cela semble ici la marque d’une réflexion encore inaboutie sur un phénomène qui prend de court les Burkinabè eux-mêmes [3].
La résistance et l’inventivité du peuple burkinabè n’ont pas pu ou eu le temps de changer les règles du jeu, de proposer un processus de transformation plus radical. L’insurrection de 2014 ne s’est pas transformée en nouvelle révolution. Pour Bruno Jaffré, dans le contexte et par rapport aux forces en présence, la transition a « atteint le maximum des possibles ». Ce point de vue peut être discuté, voire contesté, et un tel ouvrage a été aussi pensé pour que l’expérience récente de la Transition puisse être méditée par celles et ceux qui au Burkina ou ailleurs cherchent à remettre structurellement en cause un pouvoir au service des puissants.
Patrice Garesio

[1L’insurrection inachevée, Bruno Jaffré, Syllepses, octobre 2019

[2De Ouagadougou

[3Il développe une analyse plus détaillée et mieux cadrée récemment sur son blog sur Mediapart, Burkina, Instantanés d’un pays en guerre, 12/02/2020.

#GénocideDesTutsis 30 ans déjà
Cet article a été publié dans Billets d’Afrique 295 - mars 2020
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