Survie

Hirak, année 1

rédigé le 11 mars 2020 (mis en ligne le 20 juin 2020) - Ben

Le peuple algérien a célébré le 22 février 2020 le premier anniversaire du « Hirak », le « mouvement » qui a vu des millions de personnes s’élever contre la dictature de Bouteflika et le système politique algérien tout entier. Un an après, retour sur cette mobilisation massive et ses suites, jusqu’à l’élection très critiquée d’un nouveau président.

En 2011, le printemps arabe avait à peine secoué la présidence algérienne. Des soulèvements et mouvements de revendication avaient émergé dans de multiples endroits du pays, mais sans s’agréger en un mouvement massif comme dans les pays voisins. Le pouvoir algérien avait alors acheté la paix sociale, en optant pour des réformes améliorant légèrement le pouvoir d’achat, soutenu en cela par le prix élevé du baril de pétrole.
C’est en 2014, lorsque Bouteflika brigue un 4e mandat, alors qu’il a subi un AVC en avril 2013 et ne peut plus se déplacer ni parler, que les revendications et protestations s’intensifient. Dans plusieurs villes du pays, les populations qui manifestent pour l’arrêt de cette mascarade sont durement réprimées.
Les services de sécurité du régime déjouent alors toute velléité de révolte massive. Les émeutes pour des revendications sociales locales sont tolérées ou réglées par l’argent ou en distribuant des avantages (logement, emploi), mais sont écrasées dès lors qu’elles prennent des allures politiques. Les manifestations du mouvement Barakat (« ça suffit ») qui s’oppose au 4e mandat et qui exige un règlement politique des problèmes sont maintes fois empêchées et plusieurs de ses militants emprisonnés.

Trop c’est trop : les débuts du Hirak

Le 4e mandat est difficilement supporté par la population, la corruption et le détournement de l’argent public se poursuivent au plus haut sommet de l’État. Cette gabegie est notamment incarnée par deux premiers ministres, tous deux aussi arrogants et méprisants. Abdelmalek Sellal comme Ahmed Ouyahia sont à la tête d’une fortune familiale importante. La fille du premier est alors connue des Algériens pour posséder un appartement luxueux sur les Champs Elysées, et le second possède des affaires à Dubaï et distribue des millions d’euros à ses amis oligarques via des marchés publics faramineux, tout en menant une politique d’austérité à la tête du gouvernement. L’actualité foisonne de scandales et de faits de détournements. L’affaire la plus spectaculaire étant la découverte de 700 kg de cocaïne dissimulés dans des conteneurs de viande importée destinés à l’armée, qui sera quand même suivie d’une série d’arrestations et d’un procès. Néanmoins les partis présidentiels, une coalition qui soutient Bouteflika, préparent l’opinion à l’acceptation du 5e mandat. Puisque le président a perdu toutes ses capacités depuis son AVC, c’est le cadre avec sa photo que ces partis promènent lors de meetings.
Le peuple algérien n’en peut plus de cette ubuesque situation, et le refus du 5e mandat est alors la première revendication du Hirak qui débute à Kherrata, une localité à 150 km d’Alger. Un rendez-vous est pris pour une manifestation pacifique à Alger le vendredi 22 février 2019. Ce premier vendredi du Hirak rassemble des centaines de milliers de personnes et le mouvement se poursuit chaque semaine avec une affluence aussi massive. C’est la panique et la confusion au sein du pouvoir. Les discours provocateurs et menaçants fusent de partout. Le Premier ministre met en garde les manifestants en faisant le parallèle avec la Syrie, où cela aurait commencé « avec des roses » et fini « avec des bombes ». Mais toutes les tentatives d’entourloupes politiciennes échouent les unes après les autres. Le Président Bouteflika est finalement démissionné au début d’avril et l’élection présidentielle prévue est annulée.

« Vendredir »

Les manifestations continuent tous les vendredis, et les mardis pour les étudiants. Le verbe « vendredir » est né. Les slogans redoublent d’originalité et de pertinence. L’hymne des supporters d’un club de football algérois, la casa d’El Mouradia [1], est scandé à chaque manifestation : « Le premier [mandat], on dira qu’il est passé, ils nous ont eus avec la décennie [noire] / Au deuxième, l’histoire est devenue claire, la Casa d’El Mouradia / Au troisième, le pays s’est amaigri, la faute aux intérêts personnels / Au quatrième, la poupée est morte et l’affaire suit son cours(...) / Le cinquième [mandat] va suivre, entre eux l’affaire se conclut.  »
Chaque vendredi a son thème. Les manifestants auscultaient la semaine politique et inventaient les slogans appropriés. Suite à la prise du pouvoir par le général Ahmed Gaid Salah, le chef d’état-major, après la démission forcée de Bouteflika, et à la répression qui s’ensuit, on scande : « un état civil pas militaire ». Gaid Salah est nommément cité : « Lâchez nos enfants et prenez ceux de Gaid » faisant référence aux prisonniers d’opinion arrêtés alors que ses fils seraient impliqués dans plusieurs affaires. La loi sur les hydrocarbures qui faciliterait l’appropriation de cette richesse par les multinationales a aussi été très critiquée dans les manifestations. Les ministres sont traqués par la foule lors de leurs sorties aux cris de : « vous avez bouffé le pays espèces de voleurs ».
La société algérienne est connue pour son patriarcat chronique et enraciné. La présence spontanée des femmes jeunes et moins jeunes dès le début du mouvement est magnifique. Elles n’ont plus peur et marchent tous les vendredis et les mardis dans les rues de la capitale et des autres villes. Des carrés féministes s’organisent au milieu des manifestations avec la bénédiction de l’icône de la révolution algérienne, l’ex-condamnée à mort Djamila Bouhired. Malgré ses quatre vingts ans, elle était aux côtés des marcheurs.es.
Le plus remarquable c’est le caractère pacifique de ce Hirak et le rejet du côté partisan. Toutes les figures qui avaient plus ou moins flirté avec le pouvoir sont catégoriquement chassées quand elles cherchent à se joindre au mouvement. Les partis islamistes ont tenté sans succès, ils ont subi le même sort.
Le pouvoir cherche à tout prix à organiser l’élection présidentielle prévue initialement en avril mais le mouvement rejette tout scrutin organisé par le système en place. Tout le monde connait la capacité de ses dirigeants à truquer et tripatouiller les résultats. Les élections annoncées au mois de juillet n’ont pu avoir lieu.

Règlements de comptes-au sommet de l’État

Face au Hirak, le pouvoir se réorganise et des règlements de comptes s’opèrent. Ahmed Gaid Salah, le chef d’état-major et vice-ministre de la Défense devient le personnage central du pouvoir. Des oligarques qui tentaient de s’échapper du pays sont arrêtés et incarcérés. La machine s’emballe, des ministres, des Premiers ministres, des directeurs généraux, des hauts cadres de l’État, sont emprisonnés. Les deux anciens Premiers ministres, Sellal et Ouyahia, sont arrêtés et jugés pour une affaire de corruption massive liée aux usines de montage automobile. Gaid Salah met aux arrêts le conseiller et frère du président, Said Bouteflika. Le très puissant général Mohamed Mediène, dit Toufik, ancien patron des services secrets, subit le même sort. Ils sont accusés de « complot contre l’autorité de l’État » et « atteinte à l’autorité de l’armée », jugés en septembre 2019 et février 2020 et condamnés à 15 ans de prison ferme. Alors qu’ils auraient pu être jugés pour les crimes commis alors qu’ils dirigeaient le pays et les services secrets, ce qui leur est en réalité reproché par le général Gaid Salah est d’avoir cherché à le faire limoger en mars 2019 au début du Hirak et de maintenir Abdelaziz Bouteflika au pouvoir. Ainsi ces emprisonnements et procès sont en grande partie des règlements de comptes entre différentes franges du pouvoir et de l’armée. Le système du pouvoir algérien vacille face au Hirak, ce qui est déjà inespéré aux yeux de nombreuses personnes, mais la revendication « Qu’ils dégagent tous » n’atteint pas encore son but.

Mascarade électorale

Dans ce contexte, les élections du 12 décembre qui rassemblent 5 candidats sont une vraie mascarade. Les candidats sont tous issus du système. Abelmadjid Tebboune est un ancien préfet, plusieurs fois ministre et même Premier ministre pendant deux mois avant d’être destitué. L’autre candidat du système est Ali Benflis, ancien ministre de la Justice, puis directeur de campagne de Bouteflika en 1999, puis Premier ministre au début des années 2000, et candidat malheureux aux différentes élections présidentielles précédentes. Deux autres candidats sont moins connus et ont été aussi ministres : Azzeddine Mihoubi ancien ministre de la Culture sous Bouteflika et secrétaire général du parti au pouvoir le RND (Rassemblement National Démocratique) et Abdelkader Bengrina, proche des islamistes. Le cinquième candidat est responsable d’un parti satellite qui gravitait autour de la majorité présidentielle de Bouteflika.
Jusqu’au dernier jour précédant l’élection, des manifestations ont eu lieu pour la dénoncer, et le pouvoir militaire était quant à lui partagé entre deux désignations. Finalement « on » opta pour Tebboune alors qu’une partie des généraux soutenait Mihoubi. Tebboune est élu officiellement avec 58,1% des voix, avec un taux de participation « officiel » inférieur à 40%. Le vote a été très faible voire quasi nul dans les grandes villes, les Algériens de l’extérieur ont voté à 8%, toujours selon les chiffres officiels. On aurait fait voter tous les militaires, des images télévisées édifiantes montraient essentiellement des hommes jeunes ne dépassant pas la trentaine faire la queue ou se précipitant vers les bureaux de vote. Pour les avertis de la politique algérienne, le nouveau Président est le plus docile. Les internautes ont dévoilé des vidéos dans lesquelles il soutenait le cinquième mandat de Bouteflika et jurait « par Allah que le programme du président se réalisera  ». Il y a quarante ministres dans son gouvernement et la plupart lui ont été imposés. La dernière bourde en date : il a nommé le Directeur général des Douanes en conseil des ministres le matin, celui-ci a été révoqué l’après midi car le commandement de l’armée a préféré garder le DG en poste, l’un de leurs.
Le Président désigné soutient contre l’avis des spécialistes la production de gaz de schiste, autre indicateur politique qu’il est dans la continuité de son prédécesseur.

Le Hirak, malgré la répression

La détermination du mouvement révolutionnaire reste intacte malgré la répression policière et une justice aux ordres et malgré cette parodie d’élection. Tous les vendredis et les mardis et dans toutes les villes des arrestations s’opèrent. Certains juges libèrent, d’autres emprisonnent. Un comité national de libération des détenus (CNLD) a été mis en place, il est composé d’avocats et d’intellectuels. Ses membres sont dépassés par l’ampleur des gardes à vues. Un leader politique Karim Tabbou est emprisonné pendant plus d’un mois. Il est relâché mais ré-arrêté le soir même, il croupit en prison depuis le mois de septembre. A l’heure actuelle, selon le CNLD, 124 personnes sont encore emprisonnées en attente d’un jugement ou condamnées, et 94 ont été relâchées.
Un procureur du tribunal de Sidi Mhammed (centre d’Alger) a requis la relaxe pour une vingtaine de personnes arrêtées le 48e vendredi (le 1er février). Il finit son réquisitoire par une déclaration fracassante : «  Les Algériens marchent résolument pour une nouvelle Algérie, où la justice sera indépendante. Le peuple ne veut plus subir une justice aux ordres. Et en tant que représentant du ministère public, je refuse les injonctions et donc je demande l’application de la loi au profit de ces personnes. Le parquet demande la relaxe.  » (elwatan.com, 10/02/2020) La défense des manifestants était abasourdie. Aux dernières nouvelles, ce procureur a été muté dans une localité à la frontière libyenne.
Le 14 février 2020 est le 52e vendredi, toujours déterminés les manifestants marchent. Une jeune fille défile habillée d’un tee-shirt rouge où est écrit « Mon valentin c’est le Hirak » avec une pancarte : « Une justice indépendante » . Le procureur muté est devenu un héros, son nom est scandé dans tous les rassemblements. Tous les prisonniers libérés retournent avec abnégation manifester les vendredis qui suivent leur libération.

Image d’une manifestante sur la page Facebook « Ici Dzair ».


Le dimanche 16 février 2020 marque les 1 an du Hirak : une manifestation est organisée à Kherrata, la ville où s’est déroulée la première manifestation du mouvement. Elle rassemble des milliers de personnes et une stèle commémorative de la première manifestation est inaugurée. L’élection présidentielle du 12 décembre reste critiquée sans relâche : «  Tebboune président illégitime, il est installé par l’armée !  ». Les manifestations se poursuivent tous les vendredis. Ce que l’on doit retenir de ce Hirak : c’est que rien ne sera plus comme avant.
Ben, militant franco-algérien

[1Le palais d’El Mouradia est le siège de la présidence algérienne. L’expression « la Casa d’El Mouradia » fait référence à la série télévisée La Casa de Papel qui raconte un braquage. France Culture a consacré un épisode de Les pieds sur terre à cet hymne « One, two, three, viva l’Algérie - Épisode 2 : l’hymne de la révolte » 15/03/2019.

#GénocideDesTutsis 30 ans déjà
Cet article a été publié dans Billets d’Afrique 295 - mars 2020
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