Bordeaux doit accueillir le prochain sommet « Afrique-France », début juin. L’occasion d’explorer l’histoire de ces rencontres : la première fut organisée sous Pompidou mais concernait de fait surtout le franc CFA, et c’est Giscard d’Estaing qui les institutionnalisa en en élargissant le périmètre, en même temps que Paris accroissait sa zone d’influence.
France Inter, 19h15, le 13 novembre 1973 : « les problèmes de la coopération monétaire et économique sont au centre de la conférence franco-africaine au sommet qui s’est ouverte ce matin à Paris, à l’Elysée, et qui réunit six chefs d’État, les ministres des Finances et des Affaires étrangères de quatre autres pays africains autour du président Pompidou ». Madagascar puis la Mauritanie ont quitté le franc CFA quelques mois plus tôt, les Etats membres de la Banque des États de l’Afrique centrale (BEAC) ont signé avec la France une convention de coopération monétaire en novembre 1972, et ceux de l’Union monétaire ouest-africaine (UMOA) s’apprêtent à faire de même trois semaines plus tard. Ce qui sera considéré a posteriori comme le premier sommet France-Afrique est officiellement centré sur le franc CFA et ne concerne alors que dix des pays du pré carré français : Centrafrique, Congo, Côte d’Ivoire, Dahomey (futur Bénin), Gabon, Haute-Volta (futur Burkina Faso), Mali, Niger, Sénégal et Togo.
C’est en fait Valéry Giscard d’Estaing qui, un an et demi plus tard, le 7 mars 1975, renouvelle une telle « réunion de famille », selon les termes de Senghor [1], à Bangui. Le nouveau président français a écarté le trop gaulliste Jacques Foccart, qui assurait depuis 1958 le lien privilégié entre l’Elysée et les affidés africains, qu’il faut continuer à assurer des bonnes grâces de Paris. Accueilli par le Maréchal Bokassa, qu’il appelle « mon parent », Giscard flatte son hôte : « Bonjour monsieur le président à vie, salut terre d’Afrique, salut à vous, Africaines et Africains qui êtes les amis de mon cœur et que je suis venu visiter chaque fois que j’ai pu le faire. (…) Salut République Centrafricaine, placée au centre du continent maternel, et qui en rassemble les courants et les forces. » (Le Monde, 7/03/1975). Le nouveau président français rassemble surtout les courants et les forces francophiles, en élargissant notamment l’invitation aux pays de l’ex-empire colonial belge. La démarche soulève des interrogations, auxquelles Senghor, en bon gardien des intérêts de Paris, se charge de répondre (Le Monde, 10/03/1975 ) : « Pourquoi aurions-nous des complexes à nous réunir entre francophones et en présence du président de la République française ? Les anglophones se concertent au sein du Commonwealth, et nous estimons que c’est une bonne chose... »
Le Zaïre (future RDC), qui vit depuis 10 ans sous la férule de Mobutu, envoie une délégation et le président du Burundi fait le déplacement. Trois ans plus tôt, le potentat burundais a présidé au massacre de masse de plusieurs dizaines voire centaines de milliers de Hutus, mais ce n’est pas un problème pour Paris, qui cherche à accroître son influence. Le nouvel homme fort du Rwanda est là aussi : Juvénal Habyarimana, qui a pris le pouvoir en 1973, place son pays dans l’orbite de la France, avec laquelle le Rwanda signera quatre mois après ce sommet un accord de coopération militaire portant sur la gendarmerie (cf. Billets n°283, janvier 2019). A l’issue de ces « assises », Giscard annonce son souhait d’élargir encore, à l’avenir, le cercle des invités et dément avec une fausse candeur la fonction principale de ce raout : « Nous ne cherchons pas à créer en Afrique je ne sais quelle zone d’influence. La conférence de Bangui a été aussi peu imprégnée d’esprit colonial que possible... » (Le Monde 11/03/1975).
Senghor se fait plus précis sur les prochaines étapes : « Cette conférence n’est pas uniquement réservée aux pays francophones d’Afrique et nous avons l’intention d’y inviter en 1976 les anciennes possessions portugaises africaines » (Le Monde 10/05/1976). La Guinée-Bissau, qui vient d’arracher son indépendance, et le Cap-Vert et Sao Tomé-et-Principe, où elle sera effective quelques mois après, rejoindront en effet dès l’année suivante l’Île Maurice et le territoire des Seychelles comme observateurs invités.
Le sommet de 1976, à Paris, marque l’institutionnalisation de ce rendez-vous et la volonté d’en faire un événement important au plan international. Vingt Etats sont représentés [2] et le président français se félicite, dans son discours de clôture, de la présence de nouveaux pays : « Leur participation à notre réunion me conforte dans l’idée que ces échanges franco-africains exercent un pouvoir d’attraction » (Le Monde, 13/05/1976). L’organisation évite les aléas et improvisations de l’année précédente à Bangui. Tout est soigneusement ficelé à l’avance, y compris l’annonce médiatique par Giscard d’une « grande initiative, hardie et généreuse, (…) prise en faveur de l’Afrique et avec l’Afrique » : le lancement du Fonds de solidarité africain, censé faciliter le financement de projets d’investissement. Une initiative restée très francophile : les membres de ce fonds « africain » sont depuis toujours le Bénin, le Burkina Faso (ex-Haute Volta), le Burundi, la Centrafrique, la Côte-d’Ivoire, le Gabon, le Mali, l’Île Maurice, le Niger, le Rwanda, le Sénégal, le Tchad et le Togo, pays auxquels s’ajoutait autrefois le Zaïre et qu’a rejoints la Guinée-Bissau.
La fête est toutefois un peu gâchée par une critique du colonialisme qui s’immisce jusque dans les salons officiels : en cause, le ségrégationnisme du gouvernement raciste de Rhodésie du Sud et de l’apartheid en Afrique du Sud, mais aussi le maintien dans le giron français de Djibouti et surtout de Mayotte, dont Paris vient de faire un territoire d’outre-mer, l’arrachant au reste de l’archipel des Comores lors de l’indépendance de 1975. « La France a eu tort de diviser les Comores », déclare Senghor (Le Monde, 11/05/1976), avocat des indépendances factices. Cela n’empêche pas le Sénégal d’accueillir le sommet France-Afrique suivant, en avril 1977. Cette fois, le « Territoire français des Afars et des Issas », qui va officiellement devenir la république de Djibouti trois mois plus tard, est invité. La famille françafricaine se rassemble.
Thomas Noirot
[1] https://www.lemonde.fr/archives/article/1975/03/11/la-france-poursuivra-et-accentuera-son-effort-de-cooperation-declare-m-giscard-d-estaing_2581594_1819218.html
[2] Bénin, Burundi, Cap-Vert, Centrafrique, Comores, Côte-d’Ivoire, Gabon, Guinée-Bissau, Haute-Volta, Mali, Île Maurice, Niger, Rwanda, Sao-Tomé et Principe, Seychelles, Tchad, Togo, Zaïre.