Survie

Ennemi invisible

(mis en ligne le 7 avril 2020) - Thomas Noirot

Désormais, dans les pays où plus de la moitié de la population humaine tente officiellement de se confiner, on redoute un ennemi invisible. Au Rwanda comme en France, les commémorations du 26ème anniversaire du génocide des Tutsis sont annulées. Le 7 avril, les rescapés doivent cette année tenter de partager leur douleur et leur cicatrisation collective par le biais déshumanisant – mais devenu tellement essentiel – des outils de communication numérique.
Partout sur le continent, on s’inquiète de cette pandémie qui a mis les « grandes puissances » à genoux, tant en termes de gestion sanitaire de l’épidémie que de conséquences économiques. Alors, que peut-il se passer dans des pays quasi dépourvus de système public de soin comme le Cameroun, ne disposant que d’un seul respirateur artificiel comme le Mali, ou surendettés comme le Congo-Brazzaville ? Les ONG humanitaires s’inquiètent de la complexification de leurs interventions, les mouvements sociaux s’organisent pour exiger des annulations de dette, et des présidents… se réunissent, eux aussi, en visio-conférence. Le 26 mars, Emmanuel Macron s’est ainsi vanté sur Twitter, à l’issue de sa réunion virtuelle avec les dirigeants du G20 : « nous agissons avec coordination et solidarité. Nous allons lancer une initiative forte en soutien à l’Afrique face au virus. » De la part d’un chef de guerre qui envoie ses « soldats » au front avec des armes de la Première guerre mondiale et des cartouches rouillées, selon la formule d’un médecin parisien écœuré de tant d’impréparation matérielle, cela aurait pu faire sourire, si les circonstances n’étaient pas aussi graves – en particulier dans les DOM-TOM, territoires de seconde zone historiquement délaissés. Une semaine plus tard, notre Jupiter national jouait l’hôte de marque dans une réunion organisée à l’initiative du président en exercice de l’Union africaine et du président de la Commission africaine, avec huit autres présidents africains [1]. Étaient invités le patron de l’Organisation mondiale de la Santé, le directeur du Centre pour la prévention et le contrôle des maladies de l’Union africaine… et Emmanuel Macron, seul chef d’État non africain. Le Dr Macron au chevet de l’Afrique : les communicants de l’Élysée s’en donnent à cœur joie. Mais dans les pays françafricains, nul n’ignore que l’absence de système public de soin et la désorganisation générale sont l’œuvre de dictatures soutenues depuis toujours par Paris. Au Quai d’Orsay, on s’inquiète de la façon dont le chaos provoqué par la pandémie pourrait balayer ces régimes illégitimes : intitulée « l’effet pangolin », la note cynique diffusée à ce sujet n’a rien d’un poisson d’avril, malgré la date à laquelle l’a révélée la Tribune (1/04). Et son auteur, Jean-Pierre Bat, reconnaît, face à l’évidente insuffisance médicale et logistique, que « les villes sont les potentiels épicentres de crises. Au bout de quelques semaines – certainement assez rapidement – la question du ravitaillement des quartiers va se poser sous trois formes : l’eau, la nourriture et l’électricité. » Pour les dictateurs amis de la France, l’ennemi risque d’être la colère populaire, invisible jusqu’à son explosion.
Et en France ? Nous avons brutalement renoncé au droit de sortir de chez nous, et cela amène à vouloir le recouvrer au prix d’autres libertés. Fin mars, un sondage réalisé par des chercheurs britanniques proposant un traçage des proximités physiques par une application téléphonique utilisant le Bluetooth montrait que 8 Français sur 10 se disaient en faveur de l’utilisation d’un tel outil pour être informés en cas de contact avec une personne infectée ; et deux sur trois étaient favorables à ce qu’une telle application soit installée automatiquement par les opérateurs téléphoniques (Le Monde, 1/04). Au fil des semaines du confinement, la petite musique en faveur d’un flicage numérique – mais éthiquement « propre » et non intrusif, bien sûr – va croissante, préparant les esprits à accepter, pour leur bien, des dispositifs de surveillance que même le rouleau compresseur de la « lutte contre le terrorisme » n’avait pas réussi à pleinement imposer. C’est, à n’en point douter, l’autre ennemi invisible auquel nous avons affaire.

[1Égypte, Éthiopie, Kenya, Mali, RD Congo, Rwanda, Sénégal, Zimbabwe, en plus de Afrique du Sud qui assume la présidence de l’UA.

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Cet article a été publié dans Billets d’Afrique 296 - avril 2020
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