Survie

Algérie, décembre 1960 : Un seul héros, le peuple

rédigé le 30 avril 2020 (mis en ligne le 5 septembre 2020) - Mathieu Lopes

Fruit d’un travail mené pendant sept ans, Mathieu Rigouste, « chercheur indépendant en sciences sociales », publie un livre et présentera bientôt un film reprenant un slogan qui ornait les murs d’Alger en 1962 : « un seul héros le peuple ». Il raconte l’histoire méconnue des journées de décembre 1960 en Algérie, durant lesquelles les milieux populaires s’emparent de la rue et font basculer le rapport de force contre la France. Nous avons interrogé l’auteur sur son travail et les réflexions qu’il permet d’alimenter pour penser le présent.

Un seul héros le peuple, la contre-insurrection mise en échec par les soulèvements algériens de 1960, éditions Premiers Matins de novembre, mars 2020.

Billets d’Afrique : Peux-tu résumer le sujet du livre. Que s’est il passé en décembre 1960 ?
Après six années d’une guerre impitoyable, le colonialisme français croit avoir réussi à écraser la résistance algérienne. Le FLN et l’ALN, les appareils politico-militaires de la révolution, ont été massacrés par la contre-insurrection. Mais ils se reconstituent très rapidement et le colonialisme doit se restructurer pour perdurer. De Gaulle se rend en Algérie, dans la suite du plan de Constantine [1], pour évaluer la mise en œuvre de ce premier projet néocolonial. C’est aussi le moment où l’extrême-droite coloniale prépare un coup d’état pour mettre en place une forme d’apartheid militaire. C’est alors que surgissent les masses populaires que personne n’attendait, dans plus de 25 villes d’Algérie. Dans différentes régions, elles réussissent à déborder l’ordre colonial et font échouer à la fois le projet de De Gaulle et celui de l’extrême-droite. Composés des habitants des bidonvilles et des quartiers misérables, avec de nombreuses femmes et enfants, parfois en première ligne, ces cortèges sont très durement réprimés mais, il réussissent à saboter la contre-insurrection, trois ans après la « bataille d’Alger ».
Comment as-tu travaillé ? Qu’est-ce qui existait sur ce sujet et qu’as tu découvert ?
Il y avait très peu de choses. En terme de recherche universitaire, il y avait, au mieux, dans certains ouvrages, une page ou deux qui l’évoquaient. Mais aucune recherche de fond en sciences sociales. Aucun documentaire non plus. C’était évoqué dans un film de Mohamed Lakhdar-Hamina des années 70 qui s’appelle Décembre et la séquence apparaît à la fin du film La Bataille d’Alger. J’ai récolté et lu toutes les archives auxquelles j’ai pu avoir accès : celles du service historique de l’Armée de terre à Vincennes, celles des archives historiques de l’Outre-mer à Aix-en-provence. Et j’ai aussi passé des années à rechercher des personnes qui avaient participé aux manifestations dans différentes villes d’Algérie et qui voudraient bien raconter. J’ai fait de nombreux entretiens, j’ai croisé leurs récits. J’ai aussi retrouvé des témoignages écrits ou qui avaient été récoltés à l’époque. J’ai été chercher des sources partout pour pouvoir observer la séquence sous différentes perspectives, tout en choisissant d’observer la situation depuis celles et ceux qui luttaient pour leur libération.
Contrairement à ce qu’on pensait – on avait retenu simplement la journée du 11 décembre 1960 à Alger – le soulèvement s’est généralisé à toute l’Algérie, pendant près de trois semaines. Partout des cortèges s’affrontent aux colons, à la police et à l’armée française et réussissent régulièrement à les déborder pour reprendre les rues et investir les quartiers interdits. C’est tout l’ordre colonial qui est saboté en transperçant ses frontières et ses codes. Les manifestants ont réussi à se maintenir dans ces rues, à y danser, à y chanter, à y exister et à y brandir les drapeaux interdits. Ce sont les classes populaires dans leur diversité qui ont construit ce « second souffle » de la guerre de libération algérienne.
Il est difficile de donner un bilan absolu des victimes de la répression de ces journées. Entre les chiffres officiels, les témoignages, les corps qui ont été récupérés, j’ai dénombré près de 260 morts tués par la police, l’armée et des colons, sans même pouvoir compter les disparus - sans doute des dizaines à travers le pays. Le nombre de morts est forcément supérieur. Et comme la plupart des crimes coloniaux, celui-ci a été couvert par des lois d’amnistie. Il y a donc un enjeu fondamental à faire exister cette séquence dans l’histoire et les mémoires.
Tu présentes ton travail comme une recherche historique, notamment, mais tu parles aussi d’apports pour aujourd’hui. Quelles pistes cela amène-t-il pour la réflexion et l’action aujourd’hui face au néocolonialisme, à l’autoritarisme ? Quels liens on peut faire entre cet épisode de décembre 1960 et ce qui se passe en ce moment en Algérie, ou ailleurs ?
J’essaye de faire de la socio-histoire populaire, c’est-à-dire employer les outils des sciences sociales pour comprendre comment des phénomènes du passé influencent le présent. Il s’agit de s’outiller pour intervenir sur la réalité. C’est une démarche « populaire » dans ce sens où elle est faite en dehors de toute dépendance à une institution, depuis les luttes sociales auxquelles je participe dans ma vie quotidienne. Au fil de la recherche, j’ai tenté de restituer ce que je trouvais avec les gens que je rencontrais, à travers des ateliers et sur les réseaux sociaux. L’idée est de réussir à penser aujourd’hui avec les témoignages et les analyses des manifestant.e.s de l’époque. Même si, à la fin, l’écriture est individuelle, c’est le fruit d’un travail et d’une réflexion collective.
De tout ceci, on ne tirera sans doute pas la même chose selon d’où on le reçoit, selon où on est positionné dans la société. C’est à chaque groupe dominé d’aller y puiser ce qu’il veut pour construire ses propres armes.
Mais je peux dire ce qu’il me semble intéressant à noter. Je crois que cette séquence montre que le modèle originel de contre-insurrection et l’ordre impérial en général se sont rendus capables d’écraser des appareils politico-militaires verticaux et hiérarchiques. Mais ces derniers se reconstituaient sans cesse parce que l’emploi de la contre-insurrection n’a pas permis de se saisir des formes de résistance populaires plus horizontales, quotidiennes, souvent abritées dans les quartiers et les communautés ségréguées. Des franges du prolétariat colonisé ont créé elles-mêmes ou se sont approprié des techniques de lutte, de ruse, de contournement et des formes d’organisation à opposer à l’ordre colonial. Sans sous-estimer le rôle qu’ont joué le FLN, l’ALN et les autres organisations du mouvement indépendantiste, cela invite à réfléchir au fait que la construction de mouvements d’émancipation ne peut se faire en dehors ni même autour des résistances populaires. Il s’agit d’appuyer l’auto-organisation révolutionnaire des classes et des quartiers populaires.
La séquence de décembre 1960 raconte aussi comment l’installation de l’État-FLN s’est opérée en tentant d’arrêter la prise de la rue en masse par les classes populaires, notamment en essayant de les renvoyer dans leurs quartiers – tout en renfermant les femmes dans l’espace domestique - et en forçant les insurgés à abandonner la gestion politique de la vie quotidienne à de nouvelles institutions.
Cette histoire questionne aussi la notion de « victoire ». Dans les soulèvements contemporains, partout dans le monde, on a parfois l’impression qu’il n’y a pas vraiment de victoire, parce que soit le régime ne chute pas, soit il est remplacé ou bien se restructure, soit il n’y a pas d’impact réel ni de transformation générale de la société. Des changements s’opèrent pourtant à différents niveaux. Par exemple pour le hirak de 2019 en Algérie, depuis le 22 février, tenir la rue était déjà un accomplissement. Avant ça, en Algérie, c’était impossible : même des médecins qui manifestaient à une trentaine pour demander des réformes libérales se faisaient matraquer. Après février 2019, les classes populaires et la classe moyenne sont sorties dans la rue le mardi et le vendredi pendant plus d’un an, seul le Covid19 a pu les arrêter quelque temps. Comme en décembre 1960, elles ont arraché le droit de reprendre leurs rues et leurs quartiers pour s’y maintenir et y exister collectivement. Ce rapport à la rue reste un champ de bataille où l’État et la police font ce qu’ils peuvent pour contenir la puissance populaire et la faire rentrer le plus tôt possible. La manière dont on habite le quartier, la manière dont on crée des formes de vie collective autonomes dans les interstices des rapports de domination, font partie du champ de bataille. Il me semble que c’est aussi ce qui se joue dans un grand nombre de soulèvements contemporains et qu’on ne visibilise pas assez, quand on se concentre sur les confrontations et la notion classique de « victoire ». Dans les luttes actuelles contre le néocolonialisme, se pose encore et toujours cette question de l’autonomisation des opprimé.e.s. Elle est centrale et décisive. De ce point de vue, construire la solidarité internationale c’est donc forger des moyens concrets, matériels pour permettre aux résistances populaires au sein des puissances impérialistes et dans les territoires colonisés de coopérer, de s’entraider et de s’auto-organiser. Ce n’est pas faire pour, mais avec les résistances populaires en y participant au quotidien.
Décembre 1960 c’est « la mise en échec de la contre-insurrection ». Aujourd’hui, on voit cette doctrine développée et assumée à nouveau, notamment dans le cadre de Barkhane au Sahel. Dans le numéro de CQFD de mars 2020, un article parle de l’action civilo-militaire au Mali : «  par sa brutalité et sa maladresse, la France est en train de rater sa conquête des coeurs maliens ». La contre-insurrection, ça ne fonctionne pas sur le seul plan de l’efficacité de la répression. Pourquoi s’acharner, alors ?
Il ne faut pas se faire avoir par la fiction que mettent en œuvre les promoteurs de la contre-insurrection. Elle est présentée comme une doctrine qui réussirait à rétablir l’ordre et à écraser des ennemis intérieurs. Et si l’on y croit, on est forcé de constater que ça ne fonctionne pas très bien. C’est ce qu’on constate quand on regarde l’expérience algérienne, mais aussi déjà l’Indochine et l’expérience coloniale en général. Les doctrines de contre-insurrection se diffusent mondialement aujourd’hui face aux soulèvements populaires, non pas parce qu’elle seraient capable de « pacifier » mais parce que ces déploiements de violence et de propagande engendrent des situations de guerre policière longues et profitables pour les classes dominantes. Les schémas contre-insurrectionnels ne sont pas invincibles, ils sont même régulièrement mis en échec par la créativité et la détermination des résistances populaires. Mais on peut dire qu’ils réussissent lorsqu’ils arrivent à amener un mouvement révolutionnaire à s’enfermer dans la guerre, c’est-à-dire lorsque ce mouvement en vient à arrêter d’organiser la révolution sociale pour seulement gagner la guerre. Alors il est souvent soit terrassé par la puissance militaire impérialiste soit mis aux commandes d’un système dont les structures sociales, économiques et politiques n’ont pas été bouleversées.

Un site, un film, un livre

Un film est aussi en cours de post-production, qu’il est possible d’aider à financer en se rendant sur le site du projet unseulheroslepeuple.org, qui se veut un prolongement de ce travail : on y trouve des documents, des témoignages, dans l’idée que chacun.e puisse prolonger l’enquête.


Propos recueillis par Mathieu Lopes

[1Programme de « développement économique et social » de l’Algérie destiné à affaiblir politiquement le FLN.

#GénocideDesTutsis 30 ans déjà
Cet article a été publié dans Billets d’Afrique 297 - mai 2020
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