Survie

Et la guerre continue...

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rédigé le 22 mai 2020 (mis en ligne le 9 octobre 2020) - Emma Cailleau

« Nous sommes en guerre » a martelé Emmanuel Macron lorsqu’il a annoncé le confinement le 16 mars. Un branle-bas de combat a effectivement été mis en place : conseils de défense, état d’urgence... La comparaison de la lutte contre un virus à une guerre, si elle peut paraître étonnante, est révélatrice : un arsenal de mesures de contrôle de la population se déploie, quand la situation sanitaire nécessiterait des moyens pour les soignants, l’hôpital et la recherche.

Face à la crise, le gouvernement, qui prône la continuité, économique et pédagogique, révèle bien une permanence de la centralité du militaire et du sécuritaire, au coeur des choix politiques depuis plusieurs décennies. Le continuum entre contrôle des populations et militarisation, qui s’apparente à des mécanismes coloniaux, contribue à diviser la population et nourrit un capitalisme sécuritaire.

L’état d’urgence, 
un état d’exception
 à géométrie variable

Face aux manques de moyens (tests, masques...) pour limiter la pandémie, le choix du confinement s’est imposé. Alors que le code de la Santé Publique prévoit des dispositifs exceptionnels en cas de catastrophe sanitaire qui auraient pu être utilisés, un état d’urgence sanitaire a été instauré le 23 mars, pour une durée de 3 mois renouvelables. Cet état d’exception est dérivé de l’état d’urgence, créé pendant la guerre d’Algérie pour éviter de déclarer un état de siège lequel induit un état de guerre. L’état d’urgence a depuis été utilisé dans des contextes coloniaux puis en métropole lors des révoltes urbaines en 2005 et à la suite des attentats du Bataclan en 2015.

La mise en place d’un état d’urgence, même s’il est qualifié de sanitaire, instaure donc un cadre de gouvernement proche de celui d’un état de guerre. L’état d’urgence sanitaire suspend le contrôle du Parlement sur l’exécutif et autorise la promulgation de décrets et d’arrêtés exceptionnels qui limitent les déplacements et visent à contrôler le respect du confinement. Ainsi, plus de 1200 arrêtés préfectoraux ont été pris entre la déclaration d’état d’urgence et fin avril, et des milliers d’arrêtés municipaux. La plupart d’entre eux réduit l’accès aux espaces publics et aux espaces naturels, limite les périmètres de sortie, les heures admises pour la pratique sportive, le nombre de personnes autorisées à sortir ensemble, ou interdit les postures statiques. S’il s’applique à tous les territoires français, l’application de l’état d’urgence prend une autre ampleur sur certains territoires. Ainsi, dans les départements et territoires d’outre-mer de multiples mesures spécifiques ont été prises dans ces « laboratoires du sécuritaire », bien que moins touchés par la pandémie (quatorzaines imposées à des villages entiers, couvre-feux systématiques, restrictions d’accès aux espaces naturels, limitation des horaires des commerces, arrêtés interdisant ou restreignant la consommation et la vente d’alcool). L’application des décrets et arrêtés dépasse la question du respect du confinement et porte atteinte aux libertés fondamentales.

Répression sélective

Avec ce déferlement de mesures, les pouvoirs attribués à la police, chargée de contrôler leur application, sont étendus, d’autant plus que le cadre de l’attestation obligatoire comporte des zones de flou. La légitimité des déplacements qui y sont définis est laissée à l’appréciation de la police. Partout, des témoignages de verbalisations abusives sont relayés, avec des situations parfois ubuesques, à tel point que certains journaux ont publié des articles rappelant ce que la police peut ou ne peut pas faire (fouille, contrôle du ticket de caisse…) Alors que les verbalisations abusives touchent toute la population, les quartiers populaires en sont toujours la cible privilégiée. Par exemple, la Seine Saint-Denis cumule un nombre d’amendes pour non-respect des règles de confinement anormalement élevé : jusqu’à trois fois plus que dans le reste de la France (Libération, 26/04). À ces contrôles abusifs s’ajoute une montée en flèche des violences policières. Le premier rapport de l’observatoire de l’état d’urgence sanitaire publié par le site Acta.zone présente un état des lieux des violences depuis le début du confinement : contrôles abusifs, contraventions injustifiées, insultes, insultes racistes, coups... 5 personnes ont été tuées et plus de 10 gravement blessées selon le site Rebellyon, qui a effectué un recensement dans la presse, entre le 8 et le 24 avril (ndr : le même site a recensé 12 morts au 14/05). Les accidents liés à des tentatives d’éviter les contrôles de police se multiplient. Le déclenchement de révoltes urbaines dans plusieurs villes de France, à la suite de l’accident à Villeneuve La Garenne le 20 avril, et les affrontements avec la police dans certains quartiers expriment une colère face aux violences et à l’impunité de la police.

Dans la continuité des mesures de confinement, l’usage de nouvelles technologies de surveillance des populations est un pas franchi par plusieurs municipalités. Le matraquage politico-médiatique sur la défaillance civique de certaines populations, supposées insensibles à la pédagogie gouvernementale, encourage à admettre la nécessité de déployer des moyens de contrôle et de prévention exceptionnels pour faire respecter le confinement, tels que par exemple la surveillance par hélicoptère ou par drône qui s’opère dans des conditions particulièrement opaques et principalement au dessus des quartiers populaires. La crise actuelle apparaît ainsi comme une aubaine pour accélérer l’acceptation de ces nouvelles modalités de surveillance et manifeste la pénétration continue de technologies de guerre pour le maintien de l’ordre. Loin de contribuer à la lutte contre la pandémie, les atteintes aux droits et les violences policières s’étendent et s’appuient sur un système structurellement raciste et inégalitaire.

Dans ce contexte, les personnes migrantes subissent de plein fouet cette répression sélective. Les contrôles du respect du confinement se transforment en contrôle des titres de séjour et la barrière de la langue les rend encore plus vulnérables aux abus. Alors que le confinement est censé se faire au nom de la protection de la population, le Conseil d’Etat refuse la fermeture générale des centres de rétention administrative (CRA). Certains ferment et libèrent sous l’impulsion des juges, mais d’autres restent ouverts et continuent même « d’accueillir » de nouvelles personnes. Au CRA du Mesnil-Amelot, les retenus se révoltent le 12 avril et sont violemment réprimés par la police. Certains sont transférés vers d’autres CRA, en totale contradiction avec les règles sanitaires qui restreignent la circulation des personnes.

Polarisation de la population et contrôle des médias

La mise en place de ces mesures s’accompagne d’une propagande gouvernementale, suivie par les médias, allant jusqu’à des situations étonnantes de conférence de presse sans journalistes. L’union nationale derrière la guerre contre le virus écarte les voix dissonantes. Le discours déployé tend à construire une distinction entre ceux qui ont compris le confinement et les autres.
Alors que certains parisiens ont pu s’offrir le luxe d’un exil à la campagne ou faire fi sans conséquence des mesures de confinement (comme le patron du MEDEF, les pratiquants de l’église Saint Nicolas du Chardonnet, la fête improvisée du XVIIIème...), des médias et politiques alimentent l’illusion d’une incapacité à comprendre l’enjeu sanitaire du confinement qui désigne certaines populations comme dangereuses pour la santé publique et l’intérêt général. Particulièrement visés, les habitants de Seine-Saint-Denis sont pourtant majoritairement plus exposés aux risques sanitaires : emplois dans les secteurs essentiels (soin, commerce de première nécessité, nettoyage…), conditions de vie difficiles (logements exigus, habitat insalubre), déserts médicaux. Le démenti par les élus de Seine-Saint-Denis du non-respect du confinement par leurs administrés a trouvé peu d’écho auprès des médias dominants, qui taisent le surinvestissement des forces de police dans les quartiers les plus ostracisés.

Allégeance à l’injonction présidentielle du « nous sommes en guerre », le traitement médiatique des démonstrations de forces policières dans ces territoires, digne d’un journalisme de préfecture, s’inscrit également dans la continuité d’une propagande visant à légitimer la relégation d’une part de la population au second rang de la République.

Propagande et
 cache-misère militaires

En cohérence avec la convocation du registre guerrier, l’armée a très rapidement été mobilisée, et en grandes pompes. Ainsi, pour lutter contre la pandémie, une opération militaire a été lancée : l’opération Résilience a pour but d’assurer la protection des stocks médicaux et d’apporter un soutien sanitaire et logistique à l’hôpital public, démuni par des années de casse organisée. Récemment, à plusieurs reprises, l’appel à l’armée a été évoqué pour faire face à des problématiques intérieures : lors des manifestations des gilets jaunes ou pour contrôler le respect du confinement. Par ailleurs, le choix de la mise en place de conseils de défense au sommet de l’État afin de prendre des décisions face à la situation sanitaire illustre aussi le glissement entre le risque extérieur et l’intérieur. La présence de l’armée dans les espaces civils se banalise. Si l’appui de toutes les forces est nécessaire face à l’urgence sanitaire, le choix de mettre en place une opération militaire est significatif du rôle central donné à l’armée, d’autant plus quand elle est nommée « résilience » ce qui suggère que lui est confiée le soin de la reconstruction sociale après le traumatisme de la pandémie. Surtout, cette opération fait l’objet d’une opération de communication pour le Ministère des Armées.

Alors que l’on constate une mobilisation civile générale (cliniques et hôpitaux privés, cliniques vétérinaires, entreprises diverses) le coup de projecteur sur l’intervention de l’armée ressemble fort à de la propagande, d’autant plus que ses moyens réels semblent limités. À une remarque sur l’efficacité, vu le nombre de lits, de l’hôpital militaire installé sous les yeux des médias à Mulhouse, la réponse de Florence Parly, ministre des armées, sonne comme un aveu : « Ce que nous faisons n’est qu’une petite contribution par rapport aux lits hospitaliers dans le privé et le public. Mais elle est utile. Elle montre à chacun que les armées sont là. » (BFMTV, 26 mars). Avant d’être démonté, l’hôpital militaire aura accueilli fin avril 46 patients, l’hôpital de Mulhouse en a soigné 1834 (Médiapart, 6/05). Parallèlement, les porte-hélicoptères envoyés à Mayotte et à la Réunion (Mistral), aux Antilles et en Guyane (Dixmude), n’ont pas déployé d’hôpital de bord, contrairement à ce qui était pressenti. Le renfort du service de santé des armées est limité, les effectifs ayant subi, comme l’hôpital public, des réductions. L’objectif est donc clair, il s’agit avant tout de donner de la visibilité à l’armée, dont la présence dans l’espace civil donne l’impression que l’armée est la solution.

Derrière se cache une armée à bout de souffle, affaiblie structurellement par la sur-projection sur les zones d’intervention, un turn over soutenu, des difficultés de recrutement. La mobilisation de l’armée ressemble presque à une démonstration de force : il s’agit de faire croire à un état fort avec une armée performante et efficace, indispensable pour préserver cette continuité du militaire.

Quand le coronavirus renforce la désignation
 d’un ennemi intérieur

La désignation du virus comme un ennemi invisible rappelle des comparaisons fréquentes en temps de guerre entre l’ennemi et une maladie ou un animal nuisible, dont la contamination est dangereuse et qu’il faut éradiquer. Le discours martial risque de produire un glissement de la désignation du virus comme ennemi invisible vers celle d’un ennemi intérieur. La démesure des moyens mis en œuvre et leur application discriminatoire développent et accentuent des méthodes de maintien de l’ordre à l’œuvre depuis plusieurs années dans les « territoires perdus de la République ». Conditionnement psychologique par la peur, quadrillage de l’espace, contrôle des médias et répression sélective, sont des pratiques qui appartiennent à la logique de guerre de basse intensité. Cette doctrine utilisée en Indochine puis en Algérie pour le contrôle des populations a peu à peu été mise de côté avant de revenir dans les pratiques des forces de l’ordre. Il s’agit d’une guerre intérieure, qui ne détruit pas l’ennemi mais le fabrique.

Un climat de peur et de contrôle s’installe, propice à la mise en place de mesures coercitives, et de contrôle de la population par elle-même, comme en témoignent les pratiques de délation qui se sont multipliées sur le respect du confinement. Les mesures prises pour lutter contre la pandémie sont identiques à celles mises en place dans la lutte contre le terrorisme : à la suite des attentats de 2015, un état d’urgence avait été décrété et une opération militaire mobilisée. Les rapports et observatoires sur l’état d’urgence institué en 2015 avaient souligné le fait que si ces mesures s’appliquent à toute la population, les personnes racisées et musulmanes avaient particulièrement été la cible des excès de ces mesures. L’application de l’état d’urgence sanitaire s’inscrit dans sa continuité. La diffusion d’une fiche « Coronavirus et risque de replis communautaristes » par l’Éducation Nationale, au moment de la reprise des écoles, pose question. La note vise à prévenir toute attitude qui porterait atteinte à l’unité nationale. L’emploi des mots « radical » et « communautarisme », communément associés à l’islamisme dans les discours médiatico-politiques est tendancieux et alimente un discours raciste et islamophobe. Cette note, tout comme le discours et les moyens déployés face au virus, tendent vers une société de surveillance et de défiance, qui correspond à la « société de vigilance » appelée par Emmanuel Macron après la tuerie de la préfecture de Paris en octobre 2019, qualifiée abusivement d’attentat. La politique sanitaire face à la crise prend place dans ce climat de lutte contre le terrorisme. Elle prolonge et accentue une logique de guerre de basse intensité, visant principalement les territoires « secondaires », désignés comme sanctuaires d’un ennemi intérieur, et dont la répression vise à s’étendre à tous ceux qui oseraient contester cet ordre.

Continuité de la présence militaire dans le monde

La lutte contre le terrorisme, qui imprègne la politique nationale, est aussi au centre des actions militaires de la France dans le monde. Ainsi, alors que « nous sommes en guerre » sur le territoire national, l’Etat n’a jamais cessé de l’être en dehors de ses frontières, et d’y consacrer des moyens colossaux, avant comme pendant la pandémie. Au nom de la guerre contre le terrorisme, les deux principales opérations extérieures actuelles se déroulent en Irak et en Syrie (Chanmal) et au Sahel (Barkhane). Depuis 2014, l’opération Barkhane s’enlise au Sahel où la situation ne cesse de se dégrader. Les groupes djihadistes gagnent du terrain et de l’influence. Leur recrutement, qui ne se fait pas d’abord sur une base religieuse, est plus rapide que les pertes qui leur sont infligées. L’insécurité s’est étendue... L’insécurité s’est étendue aux pays voisins du Mali : le Niger et le Burkina Faso subissent des attaques et affrontements. Sur place, la doctrine de la guerre contre insurrectionnelle, ou guerre de basse intensité y est menée : les armées mènent des actions de police (fouilles, confiscations de téléphone…).

La réponse militaire, menée par la France, aggrave la situation alors que son intervention est de plus en plus contestée par les populations des pays concernés. Les armées des pays du G5 Sahel, dont la France soutient la montée en puissance (coopération militaire, formations…), semblent considérées par l’ancienne puissance coloniale comme des forces supplétives. Malgré tout, en janvier 2020, la conférence de Pau a confirmé et renforcé cette voie : le nombre de militaires français impliqués dans l’opération est passé de 4500 à 5100. La lutte contre le terrorisme ici et là-bas participe à une militarisation, alors que le tout militaire est loin d’être une solution.

Pourtant , des sommes conséquentes sont investies. La loi de programmation militaire 2019-2025 prévoit de mieux prendre en compte les surcoûts liés aux opex pour un financement « plus sincère ». Pour 2020, le montant des opérations extérieures est estimé à 1,1 milliard d’euros, montant auquel s’ajoute un effort de dépense sur l’équipement à hauteur de 20,9 milliards d’euros [1]. La loi de programmation militaire 2019-2025 prévoit une augmentation du budget de la défense jusqu’en 2025 afin qu’il atteigne 2 % du PIB.

L’armée joue un rôle central pour la place de la France dans le monde en contribuant à maintenir des intérêts géostratégiques et économiques. A la tête du second dispositif de pré-positionnement au monde, grâce notamment à la présence dans ses anciennes colonies et dans les « confettis de l’empire », le principal terrain d’intervention est le continent africain où plus d’une soixantaine d’opérations ont eu lieu depuis la décolonisation. Quasiment aucun contrôle démocratique ne s’exerce face à ces choix. Bien que méconnue du grand public, la sphère militaire a un poids important sur la diplomatie française et contribue par ses opérations à maintenir une puissance de la France à l’international.

La fierté militaro-industrielle, un complexe français ?

L’envergure donnée au militaire sert les intérêts du complexe militaro-industriel : à l’État qui y puise un pouvoir diplomatique, à l’armée qui gagne en technique sur des terrains d’opération et monte en puissance, à l’industrie qui peut présenter son matériel. L’utilisation des matériels en situation de combat, le « combat proven », est une excellente publicité. L’augmentation spectaculaire des ventes de Rafales, fleurons de la technologie mortifère à la française, depuis leur utilisation en Libye en 2011 puis au Sahel à partir de 2013 en est la triste preuve. L’année 2019 a vu la plus forte augmentation des dépenses militaires dans le monde, depuis une décennie. Face à ce triste record, la France tient une bonne place : entre 2007 et 2017, la hausse des dépenses du ministère de la défense s’élève à + 31,5%, celles de sécurité à plus de +39, alors que la santé a perdu -5,2% [2]... Parmi les impétrants au titre de premier exportateur d’armes, la France se situe à la troisième place du podium.

Cette sinistre position française dans la course mondiale à l’armement résulte de décisions politiques structurantes et durables dans un secteur sous contrôle d’État. Des licences d’exportation à la diplomatie d’influence, la vente d’armes est un projet national. La direction générale de l’armement (DGA) assure sa mise en œuvre, orchestrant la convergence des intérêts politiques, militaires et industriels, sous prétexte de défense de la souveraineté.

Alors que le pays manque de fonds pour la recherche médicale et de moyens pour l’hôpital public, l’État choie le complexe militaro-industriel qui constitue également un enjeu pour la sécurité intérieure. La production d’armes ne concerne pas seulement l’exportation ou l’armée, mais aussi la sécurité intérieure. Ainsi, les prochaines commandes LBD, utilisées par la police, coupables de nombreuses mutilations et classées comme armes de guerre, seront fabriquées par des entreprises françaises.

L’armement, activité essentielle de la nation

Dès le début du confinement, la ministre des armées, Florence Parly, a souligné l’importance de la continuité de la production du complexe militaro-industriel. Si certaines activités peuvent se justifier par la participation de l’armée à des évacuations, d’autres concernent le maintien des matériels pour les militaires en opération ou la continuité de la production pour honorer les commandes. Ainsi, comment, en pleine crise sanitaire, motiver la mise à flot le 27 avril par le groupe Naval d’un nouveau sous-marin nucléaire (Actu.fr, 27/04) ? Bien que protégé de la crise par la reconnaissance du caractère essentiel de son activité, le complexe militaro-industriel prépare d’ores et déjà « l’après », d’autant que la situation risque de remettre en cause la solvabilité de certains clients. Lors de son audition auprès de l’Assemblée Nationale, le 22 avril, le Chef d’État Major des Armées, François Lecointre, a défendu « l’impérieuse » nécessité de maintenir le budget de l’armée dans la nouvelle loi de programmation militaire 2019-2025. Dans la continuité de l’audition de présidents de groupement du secteur de l’armement à la commission de défense, le 23 avril, le Groupe Mars, concile de personnalités produisant des analyses sur « les intérêts stratégiques relatifs à l’industrie de défense et de sécurité et les choix technologiques et industriels qui sont à la base de la souveraineté de la France », a lui aussi prôné la Défense comme industrie de relance (Tribune, 27/04).

Contrairement aux entreprises de production de matériel médical, sacrifiées sur l’autel de la rentabilité à tout crin, les entreprises françaises liées à l’armement ont été préservées. Sous couvert de maintien d’emplois qualifiés et non délocalisables et d’enjeux de souveraineté, elles semblent aujourd’hui plus intouchables que jamais. La bienveillance actuelle du gouvernement à l’endroit des entreprises de l’armement s’inscrit dans la continuité de son soutien structurel à une industrie dont la guerre est la meilleure publicité. De même, la défense du budget de l’armée, alors même qu’aucune annonce concrète pour refinancer l’hôpital public n’a été annoncée, montre que la logique n’a pas changé. L’actuelle crise sanitaire sonne un signal d’alerte. Jusqu’à présent, préparer la guerre a toujours amené à la faire, jamais à la paix.

Face à la pandémie, l’État fait donc tourner sa « machine de guerre » et contrôle sa population bien plus qu’il ne la protège. La lutte contre le virus devient un moyen d’ancrer la militarisation et la sécurisation qui s’appuient sur des logiques coloniales, au cœur de la société. « Nous sommes en guerre », voilà bien un sujet sur lequel l’État ne ment pas.
Emma Cailleau

Observatoire de l’état d’urgence sanitaire

Cet observatoire rassemble des « militant.e.s des quartiers populaires et des immigrations, membres des Gilets noirs et de La Chapelle Debout !, militant.e.s autonomes, communistes et anarchistes, militantes féministes et antiracistes, militant.e.s antifascistes et anti-carcéraux, militants anticoloniaux et anti-impérialistes, principalement à Paris et Toulouse ». Il a produit deux rapports, publiés sur le site acta.zone, dont nous reproduisons ici des extraits des parties qui concernent les « colonies d’outremer ».
Premier rapport (16/04/2020)

« Le virus y est arrivé plus tard qu’en métropole, en provenance de France ou de croisiéristes. [...] La Guyane [...] ne possède que 10 lits en réanimation. En 2017, le soulèvement a porté notamment sur l’exigence de davantage de moyens de santé. Plusieurs villes éloignées du littoral n’ont pas d’hôpital accessible, il faut se déplacer en avion ou en pirogue pour de nombreuses heures. L’état des prisons est catastrophique.
À Mayotte, [...] la répression des mouvements migratoires depuis le reste des Comores, d’ores et déjà militarisé (des milliers de détenus et des centaines de morts chaque année) est devenue encore plus agressive. Le CRA est fermé et les contrôles en mer très dangereux pour les personnes qui utilisent des bateaux de fortune se sont renforcés (la préfecture a décidé de ne plus simplement intercepter mais désormais « repousser » les embarcations).
En Guadeloupe, le CHU de Pointe-à-Pître était déjà en mauvais état avant qu’un incendie ne le ravage en 2017. Il n’a pas été reconstruit à ce jour et plusieurs services ont dû déménager dans des locaux inadaptés et souvent insalubres. Plusieurs mobilisations populaires ont eu lieu encore l’été dernier, à l’initiative notamment des syndicats indépendantistes. Le pays est également touché par des coupures d’eau à cause d’un système de distribution vétuste et non entretenu, ce qui rend le confinement encore plus difficile.[...] Dans des économies grandement dépendantes de la France et de l’Europe, d’où viennent la plupart des denrées, le ralentissement des approvisionnements est aussi l’opportunité de redévelopper une production locale indépendante. Dans un live de Mediapart, un journaliste relayait qu’en Polynésie cet isolement est
« vu comme une chance, qui les protège ».
Au fond, c’est aussi un certain « pacte colonial » qui est délégitimé : la France a l’habitude de justifier son emprise par les « bienfaits » de sa présence et, en particulier, les moyens de santé qu’elle apporterait. Aujourd’hui, cette argumentation vole en éclat. Non seulement la puissance coloniale fournit des moyens largement insuffisants, étalant au grand jour tout son mépris des personnes qui vivent dans ces pays, mais elle est aussi la source directe du problème, puisque les cas de coronavirus ont tous été importés de France et sa gestion calamiteuse, parfois pire que les voisins géographiques des colonies, amène un risque aggravé.
Le confinement souligne la structure coloniale de la société française mais il l’essouffle en même temps d’une certaine manière, car dans les formes de résistances et d’auto-organisation populaire mises en place pour survivre, la question de l’indépendance et de l’autonomie renaît nécessairement. »

Second rapport (10/05/2020)

« À Mayotte, la situation est très préoccupante. Alors que les trois autres îles des Comores (indépendantes) ne recensent que trois cas de personnes contaminées, Mayotte, elle, en compte près de 700. Plus de 80% des personnes vivent sous le seuil de pauvreté : plus encore que le COVID-19 ou la dengue qui elle aussi fait rage, c’est la faim qui constitue le problème majeur des comorrien.e.s de Mayotte. Dans la nuit du 3 mai, des centaines de personnes ont bravé le couvre-feu et se sont soulevées dans la périphérie de Mamoudzou (notamment à Tsoundzou) contre la gendarmerie et la police. 200 jeunes ont fait pleuvoir les pierres sur les forces répressives, notamment sur les deux blindés de la gendarmerie – ceux-ci sont bien connus de tous les militants des colonies d’outremer depuis les années 1970.
La situation à La Réunion a été décrite et analysée par deux camarades réunionnaises, Marion Malga-Baptisto et Mathilde Lebon, dans un long article « Moisissure sous les Tropiques » publié sur Le blog de Joao. Elles dénoncent notamment la gestion de la situation par une élite blanche de France avec la
« complicité silencieuse des élu.e.s locaux », ainsi que le fait que le marché des masques sanitaires fasse l’objet d’une prédation des mêmes groupes privés de la Caraïbe et de La Réunion qui remplacent ainsi un état colonial satisfait d’une telle délégation. [...]
« La pandémie de Covid-19 fait peser une grave menace sur la santé des peuples autochtones du monde entier » affirme un communiqué de l’ONU. Au sein de l’empire colonial français, cette affirmation s’applique aux peuples premiers de Guyane ainsi qu’aux clans kanak de Kanaky. « Le contexte nous met face à l’héritage d’une blessure coloniale et au traumatisme collectif laissé par les épidémies qui ont décimé nos ancêtres » a écrit le grand conseil coutumier de Guyane dans un communiqué. Pendant ce temps, la commission départementale des « mines guyanaises a voté le 29 avril en faveur d’un nouveau projet minier dont le nom, « Espérance », sonne comme un affront supplémentaire. Après la victoire politique des militant.e.s autochtones et écologistes contre le projet Montagne d’Or en 2019, de nouvelles batailles se préparent donc.
En Kanaky, un certain nombre de tribus ont érigé leur propres barrages. Le faible nombre de leurs entrées joue la plupart du temps en faveur de la gendarmerie qui peut ainsi contrôler facilement les allées et venues mais sont cette fois-ci utiles au filtrage des personnes.[...] Le 20 avril, le pays est sorti du confinement malgré un avis explicitement contraire du Sénat coutumier. Le 26 avril, les autorités coutumières de Païta ont organisé une manifestation devant l’aéroport international de Tontouta pour protester contre l’arrivée de la relève de 180 militaires coloniaux. Finalement, l’avion a été déprogrammé. Le 22 mars, l’aéroport avait été caillassé pour manifester la volonté du pays de ne plus recevoir d’avions susceptibles d’accroître la pandémie. Huit personnes avaient ensuite été arrêtées après que des moyens de répression de grande ampleur eurent été mis en place.
[...]
La date du référendum pour la pleine souveraineté du pays a été maintenue au 6 septembre. La situation actuelle ne favorise pas la campagne pour le « Oui » à l’indépendance du pays. La date retenue était déjà assez « précoce » (pas tout à fait deux ans après le premier), et la crise COVID-19 n’arrange rien. »

[1« Promesse tenue pour le budget de la défense », article du site du ministère des armées, consulté le 11/05/2020.

[2« La dangereuse trajectoire militaro-sécuritaire de la France », Claude Serfati, Les possibles (à partir de chiffres de l’INSEE), mai 2019.

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Cet article a été publié dans Billets d’Afrique 297 - mai 2020
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