Survie

Ndongo Samba Sylla « La problématique de la dette est liée à celle de la souveraineté monétaire »

rédigé le 27 mai 2020 (mis en ligne le 14 septembre 2020) - Pauline Tétillon, Thomas Borrel

Entretien – Suite à l’annonce surprise d’Emmanuel Macron de sa volonté d’annuler massivement la dette des pays africains (cf. Billets n°297, mai 2020), Survie a invité à l’occasion d’un de ses « rendez-vous » en ligne le 27 mai Ndongo Sylla, économiste, pour décrypter les enjeux de cette annonce et du problème de la dette extérieure des pays africains. Également co-auteur d’un livre sur le Franc CFA [1], cet entretien dont nous publions la retranscription a été l’occasion d’évoquer avec lui les autres annonces récentes concernant la prétendue fin de cette monnaie néocoloniale et de faire le lien entre la question de la dette extérieure et celle de la souveraineté monétaire.

Survie : De quoi parle-t-on quand on évoque « la dette » ?  
Ndongo Sylla : il faut distinguer la dette privée de la dette publique. Là on parle de dette publique, et essentiellement de la dette publique extérieure. C’est la dette que les États africains doivent à certains États, on parle alors de dette bilatérale, ou à des institutions multilatérales (comme le FMI, la Banque Mondiale, et d’autres banques de développement), on parle de dette multilatérale. Et il y a la dette qui est due à des institutions privées. Dans les années 1980 c’était plutôt des banques commerciales, et maintenant ce sont de plus en plus des investisseurs privés. C’est cette dette-là qui actuellement pose problème. Selon la Banque Mondiale en 2018 la dette publique extérieure de l’Afrique subsaharienne était aux environs de 365 milliards de dollars, et 42 % de cette dette était due à des créanciers privés. Cela complexifie les choses, parce que par le passé on a pu annuler la dette bilatérale, la dette multilatérale en partie, mais des privés n’accepteront pas d’annuler la dette d’eux-mêmes.
Emmanuel Macron a surpris dans son discours du 13 avril en exprimant une volonté d’annulation massive de la dette. Le lendemain, il a précisé sur RFI que cette proposition avait été portée par la France mais que d’autres créanciers ne voudraient peut-être pas la suivre, et il a évoqué la position d’un groupe d’experts mandatés par l’Union Africaine qui plaidaient pour un moratoire, donc un gel des remboursements qui ne supprime pas la dette. Au final, qu’est-ce qui a été décidé, et par quels créanciers ?
Il y a des institutions comme la CNUCED (Conférence des Nations Unies sur le Commerce et le Développement) qui ont appelé à une annulation totale de la dette des pays africains, en tout cas de la dette bilatérale et multilatérale. Outre l’allégement de dette qu’il a octroyé à 19 pays africains, le FMI a recommandé la suspension du service de la dette [c’est-à-dire le remboursement annuel, NDRL] bilatérale de 77 pays parmi les plus pauvres, dont certains en Afrique. La situation la plus difficile concerne la dette due aux créanciers privés. Chaque pays est en train de négocier avec ses créanciers privés. Une « task force » a été mise en place au niveau continental pour gérer cela, mais ce n’est pas facile et ça dépend des cas qui sont d’une grande diversité. Il faudra faire du cas par cas, et c’est sûr qu’on ne pourra pas décréter d’un coup une annulation des dettes africaines.
Quelle sera l’incidence de ce moratoire ? Est-ce que cela ne risque pas d’aggraver l’endettement s’il n’y a pas des décisions d’annulation derrière ?
Le moratoire court jusqu’à la fin de l’année, mais quelle que soit la décision qui sera prise concernant la dette existante, les pays africains vont continuer à se réendetter. Durant ces quatre derniers mois, afin de faire face à la pandémie ils ont contracté des prêts auprès du FMI pour un montant d’environ 10 milliards de dollars, avec en tête le Nigeria et le Ghana. La question que certains se posent c’est que si les pays africains demandent l’annulation de la dette, ou même un moratoire sur la dette privée, est-ce que cela ne risque pas d’affecter la confiance des investisseurs et ensuite de renchérir les taux d’intérêt. L’argument donné par les États qui demandent au minimum un moratoire est que ça leur permettrait de dégager des marges de manœuvre budgétaire, parce qu’ils doivent maintenir les mêmes dépenses publiques, voire dépenser plus, alors qu’ils ne pourront pas compter sur les recettes fiscales qui vont s’amoindrir du fait du ralentissement de l’activité économique.
Est-ce que la question des fondements de la dette pèse aujourd’hui dans les débats, ou s’agit-il simplement d’approches comptables ?
La dette extérieure est un symptôme d’un modèle économique d’extraversion qui ne marche pas, et tant qu’il est en place la question de l’annulation de la dette extérieure va resurgir tous les 15 à 20 ans. La plupart des pays africains sont des pays producteurs de produits primaires aux cours très volatils, dont ils dépendent pour assurer leurs importations mais aussi le service de la dette. La pandémie et le ralentissement de l’activité économique mondiale ont affecté le cours des matières premières. Or beaucoup de pays, comme le Sénégal ou la Côte d’Ivoire, qui avaient bénéficié d’une annulation de la dette multilatérale et bilatérale au début des années 2010 ont vite reconstitué leur stock de dette en allant sur les marchés financiers. Le Sénégal par exemple a vu son stock de dette extérieure augmenter de 7 milliards de dollars entre 2014 et 2018. Avec la pandémie le pays s’est retrouvé dans une situation proche de l’insolvabilité.
Le fait qu’Emmanuel Macron fasse cette annonce alors que la France peut difficilement prendre une décision toute seule, c’était aussi une occasion pour l’État français de redorer son image vis-à-vis d’une opinion publique en Afrique francophone qui commence à sérieusement lui en vouloir pour un historique et un présent de domination et de pillage. Quelle est ton analyse sur les enjeux diplomatiques de cette annonce de la part de la France, à la fois vis-à-vis des créanciers privés qu’il pouvait s’agir de sauver, ou d’autres créanciers comme la Chine avec qui il y a des enjeux en termes d’influence sur le continent ?
Cette annonce a été surprenante à deux titres. D’une part cela pose problème parce que du côté africain il n’y a pas de consensus sur le fait qu’il faut payer ou pas cette dette extérieure. D’autre part nous savons bien que la France a utilisé des contrats C2D (contrats de désendettement et de développement) pour des pays pauvres très endettés pour réinjecter la dette censée être annulée dans les économies africaines, mais pour le compte d’entreprises françaises, comme par exemple au Cameroun [Cf. Billets n°269, été 2017]. Donc quand la France parle d’annulation de dette on est toujours très sceptique : annulation de dette au profit de qui ? Des entreprises françaises, des créanciers privés français ? Certains ont dit qu’alléger la dette africaine en annulant la partie bilatérale ou multilatérale serait une manière de s’assurer qu’ils pourront payer la dette due aux créanciers privés. En tout cas cette annonce est très surprenante et pas vraiment crédible.
Comment elle a été accueillie, par exemple au Sénégal où il y a un mouvement très fort, « France dégage ! », qui dénonce depuis plusieurs mois le nouvel élan d’implantation d’entreprises françaises ?
Pour la grande majorité des mouvements panafricanistes l’annonce d’Emmanuel Macron a été accueillie avec beaucoup de scepticisme parce qu’on ne voit pas quel serait l’intérêt de la France de le faire. Sachant que la France détient les réserves de change africaines dans des comptes spéciaux du Trésor, appelé comptes d’opérations, beaucoup ont dit « laissez-nous d’abord nos réserves de change après on parlera de l’annulation de la dette ». Certains chefs d’État africains ont bien accueilli cette annonce, pas seulement les francophones mais aussi quelques États anglophones. Cela relève de la diplomatie propre à ces États mais la grande majorité des gens attendent de voir ce que ça va donner.
En quoi un observatoire citoyen sur la dette serait-il utile ?
En Afrique il y a deux grandes positions. L’une est de dire qu’il faut annuler la dette parce qu’on est dans l’impasse avec la pandémie, c’est par exemple celle du gouvernement sénégalais. Une autre position est de dire qu’il faut payer la dette parce que c’est une question de dignité pour les pays africains et de confiance vis-à-vis des créanciers, auprès de qui il sera sinon plus difficile de se financer à l’avenir. Ma position est intermédiaire : oui, il faut annuler la dette publique extérieure totalement, bilatérale, multilatérale et privée, mais plutôt parce que de manière générale cette dette est odieuse et illégitime. Ceux qui payent la dette, ce ne sont pas les chefs d’État ou de gouvernement, ce sont toujours les peuples, à travers des revenus faibles, le chômage, le sous-emploi, et une moindre qualité des services publics. Dans ces conditions toute décision qu’on doit avoir sur la dette doit être prise par les peuples. C’est pourquoi j’ai proposé l’idée d’un observatoire citoyen, pour que dans l’idéal les pays africains et de manière générale tout pays s’abstienne de s’endetter en monnaie étrangère. Pour toute décision d’endettement en monnaie étrangère les peuples devraient être consultés, avoir un droit de veto et un pouvoir de contrôle sur l’usage qui pourrait en être fait. Cela permettrait de voir dans quelle mesure il est nécessaire ou pas de recourir à un endettement en monnaie étrangère, s’il n’y a pas possibilité de substituer un financement en monnaie locale, de vérifier si les projets à financer sont prioritaires ou pas et dans quelle mesure ils permettent de dégager les recettes qui permettront de rembourser cette dette. C’est la seule manière d’avoir une position responsable sur cette question de la dette, au sens où les peuples ne doivent pas souffrir de décisions injustifiées de ceux qui les gouvernent. On ne peut pas annuler la dette en disant simplement que certains gouvernements sont dans l’impasse alors que quand ils ont contracté ces dettes ils n’ont pas toujours pris soin de les utiliser judicieusement.
Puisqu’il est question de monnaie nationale ou étrangère, peut-on revenir sur les annonces récentes du gouvernement français concernant la prétendue fin du franc CFA ?
Je voudrais préciser que la question de l’annulation de la dette extérieure ne se pose que pour des pays qui n’ont pas de souveraineté monétaire, parce que l’un des meilleurs critères de la souveraineté monétaire, c’est le fait pour un gouvernement de n’avoir aucune dette en monnaie étrangère. Par exemple le gouvernement japonais a un ratio d’endettement très élevé mais il n’a pas besoin de demander l’annulation de sa dette parce qu’il est émetteur souverain de monnaie et n’a pas dette en monnaie étrangère. Donc la problématique de la dette est liée à la problématique de la souveraineté monétaire. Les pays qui utilisent le franc CFA n’ont pas de souveraineté monétaire parce qu’ils évoluent toujours dans un cadre de colonialisme monétaire. Les annonces récentes sur le franc CFA n’apportent rien de nouveau par rapport à celles d’Emmanuel Macron et d’Alassane Ouattara de décembre dernier où ils ont fait de la propagande en parlant de la fin du franc CFA. Cette réforme ne concerne que les 8 pays de l’Afrique de l’Ouest qui utilisent le franc CFA et pas encore les 6 pays de l’Afrique Centrale [ni les Comores, qui ont aussi partie de la zone Franc, NDLR]. De toute manière le but de cette réforme, et ce sont les techniciens de la Banque de France et du Trésor français eux-mêmes qui le disent, était simplement de supprimer les aspects symboliques gênants, qui ont fait l’objet de critiques récurrentes de la part des mouvements panafricanistes et de l’opinion publique en Afrique. La réforme concerne le nom du franc CFA, qui sera rebaptisé ECO, même si ça n’est pas sûr parce que ECO est le nom de la monnaie unique qui a été prévue par les 15 pays de la Communauté Economique des États d’Afrique de l’Ouest, la CEDEAO ou en anglais ECOWAS [qui inclut 6 pays qui n’utilisent pas le franc CFA, comme le Nigeria et le Ghana, NDRL], que les pays qui utilisent le franc CFA n’ont normalement pas le droit d’utiliser. Le second aspect de la réforme est de dire qu’il n’y aura plus de représentants français dans les instances techniques de la Banque Centrale des États de l’Afrique de l’Ouest (BCEAO). C’est de la prestidigitation parce qu’il y aura un représentant désigné par les pays qui utilisent le franc CFA en Afrique de l’Ouest en concertation avec la France. Le troisième point c’est que les réserves de change qui ont fait tant couler d’encre, qui étaient déposées auprès du compte d’opérations au Trésor français, pourront être placées par la BCEAO là où bon lui semble. Mais aujourd’hui on sait que même en Afrique centrale (pour la Banque des États de l’Afrique centrale) la portion des réserves de change qui n’est pas déposée auprès du Trésor français est investie dans des instruments de dette européens, notamment français. Cela veut dire que le système est toujours là intégralement, on a juste essayé de se débarrasser de certains aspects embarrassants. La parité fixe avec l’euro ne bouge pas et le meilleur symbole de la continuité du franc CFA c’est que l’accord de coopération monétaire a été renouvelé. Par contre cette décision de passer du franc CFA à l’ECO pourra saboter le processus d’intégration monétaire qui était en cours au sein des 15 pays de la CEDEAO.
Propos recueillis par Thomas Borrel et Pauline Tétillon

[1Fanny PIGEAUD, Ndongo Samba SYLLA, L’arme invisible de la Françafrique. Une histoire du franc CFA. La Découverte, 2018.

#GénocideDesTutsis 30 ans déjà
Cet article a été publié dans Billets d’Afrique 298 - juin 2020
Les articles du mensuel sont mis en ligne avec du délai. Pour recevoir l'intégralité des articles publiés chaque mois, abonnez-vous
a lire aussi