Survie

Le peuple Kanak a voté pour son indépendance

rédigé le 5 octobre 2020 (mis en ligne le 6 janvier 2021) - Marie Bazin

« Voulez-vous que la Nouvelle-Calédonie accède à la pleine souveraineté et devienne indépendante ? » : après 167 ans de colonisation par la France, cette question a fait l’objet d’un 2e référendum le dimanche 4 octobre 2020, deux ans après le 1er vote. Le « Oui » à l’indépendance a progressé significativement.

Quelques rappels

Kanaky-Nouvelle Calédonie est engagée dans un processus de décolonisation depuis les accords de Matignon en 1988. L’accord de Nouméa en 1998 prévoyait un vote sur l’indépendance, avec un premier référendum devant se tenir au plus tard en 2018, et dans l’hypothèse d’un résultat contre l’indépendance (ce qui s’est produit en novembre 2018), un second référendum puis un troisième.

Pour qui ne suit pas de près la décolonisation de Kanaky, les résultats du deuxième référendum du 4 octobre peuvent sembler déroutants. Le « Non » a l’indépendance l’a une nouvelle fois emporté, avec 53,3% des voix, contre 46,7% pour le « Oui ». Pourtant au soir des résultats, la victoire se situait clairement du côté des indépendantistes. Le vote pour l’indépendance a progressé de plus de 3 points depuis 2018 et augmente dans les 3 provinces et dans toutes les communes sauf une.
Sur un corps électoral de 180 799 personnes, le « Oui » à l’indépendance a progressé de 11 344 voix, tandis que le Non n’a progressé que de 2 769 voix. Ainsi l’écart entre les indépendantistes et les non-indépendantistes s’est considérablement resserré. Il était d’environ 18 000 voix en 2018 et il est aujourd’hui de 9 970 voix. Les indépendantistes semblent avoir rallié une partie des abstentionnistes de 2018 (le taux de participation est passé de 81% à 85%) mais aussi avoir convaincu au-delà de la seule communauté kanak.
Comme en 2018, les provinces peuplées en majorité par les Kanak ont massivement voté pour l’indépendance (au Nord et dans les Îles), tandis que la province Sud et sa capitale Nouméa, où se concentre la population d’origine européenne, a voté contre.
Plus intéressant encore : si l’on regarde les résultats par commune en province Sud, on constate que dans plusieurs cas, les bureaux de vote du centre des villages ont voté contre l’indépendance tandis que les bureaux situés en périphérie, correspondant au vote des tribus kanak, ont voté pour. A Nouméa, les quartiers qui ont voté à plus de 50% pour le Oui sont ceux habités par les Kanak et Océaniens.

Or, ce que l’on a pu entendre au lendemain du 2e référendum, dans la plupart des médias français et chez différents responsables politiques c’est que « La Nouvelle-Calédonie  » ou «  les Calédoniens » avaient « majoritairement  » choisi de rester Français. Mais qui compose cette « majorité » qui a voté contre l’indépendance ? Et si l’on parle d’une majorité, qui sont alors les électeurs considérés comme minoritaires ? Par quels mécanismes cette majorité s’est-elle constituée ? Si l’on ne s’intéresse pas à ces questions, on élude des éléments fondamentaux qui peuvent permettre de comprendre les votes de 2018 et 2020 : les équilibres démographiques en Nouvelle-Calédonie, en lien avec la colonisation de peuplement, et ses conséquences sur la composition des listes électorales.

Un peuplement stratégique

La France, dès sa conquête de l’archipel en 1853, décide d’en faire une colonie de peuplement, organisant la venue de bagnards, puis de colons libres et de travailleurs océaniens et asiatiques.
A partir des années 1950, la colonisation de peuplement est relancée et amplifiée. Il est dit dans une lettre au ministère de l’Outre-mer, accompagnant un rapport sur ce sujet, que : « Sur le plan politique, si l’on veut bien considérer les chiffres des populations actuelles européenne (21 000 h.), autochtone (32 000 h.), asiatique (10 000 h.), il apparaît indispensable de réaliser un équilibre démographique permettant de maintenir notre présence dans ce Territoire » [1]. Un peu plus tard, en 1972, une circulaire du premier ministre Pierre Messmer est tout aussi claire quant aux objectifs de la colonisation de peuplement : «  La présence française en Calédonie ne peut être menacée, sauf guerre mondiale, que par une revendication nationaliste des populations autochtones […]. A court et moyen terme, l’immigration massive de citoyens français métropolitains ou originaires des départements d’Outre-mer devrait permettre d’éviter ce danger, en maintenant ou en améliorant le rapport numérique des communautés. A long terme la revendication nationaliste autochtone ne sera évitée que si les communautés non originaires du Pacifique représentent une masse démographique majoritaire  » [2].
Les statistiques ethniques étant autorisées en Nouvelle-Calédonie, les recensements montrent que cette politique de peuplement a produit son effet. En 1963, les Kanak représentaient 47% de la population, ils n’étaient plus que 39% en 2014. Cette même année 2014, les communautés originaires d’autres îles du Pacifique représentaient 11% de la population totale. Le reste de la population (50%) se répartit entre les communautés indonésienne et vietnamienne (2%), européenne (27%) et les personnes déclarant appartenir à la catégorie « autres » (21%) dont on peut supposer qu’elle englobe notamment les Caldoches (descendants de bagnards et de colons, qui ne se considèrent pas nécessairement comme « européens » puisque présents en Nouvelle-Calédonie depuis plus générations) mais aussi les personnes qui déclarent appartenir à plusieurs communautés.

Ainsi, le dessein de Messmer a presque été réalisé : la colonisation de peuplement a permis de rendre les « communautés non originaires du Pacifique » presque majoritaires en Nouvelle-Calédonie, et les Kanak minoritaires. Cette politique s’est accompagnée à partir des années 1980 d’une stratégie vis-à-vis du corps électoral.

Hold-up sur
le corps électoral

Cette stratégie a commencé lors des premières négociations entre l’Etat et les indépendantistes à Nainville-les-Roches en 1983. Les indépendantistes kanak ont accepté de reconnaître un droit électoral aux personnes qu’ils considéraient comme les « victimes de l’histoire  », c’est-à-dire les descendants de ceux qui ont été installés de force en Nouvelle-Calédonie (les bagnards, les communards déportés, les travailleurs asiatiques). Mais dans la déclaration finale des négociations, l’expression des « victimes de l’histoire » a disparu, laissant la place à une formulation beaucoup plus large : les « autres ethnies » [3]. Selon l’anthropologue Stéphanie Graff, « La stratégie politique de l’Etat a donc été d’introduire, dans les négociations pour la décolonisation de la Nouvelle-Calédonie, un troisième acteur entre le peuple colonisé et l’Etat colonisateur. […] A partir de ce moment-là la décolonisation et la question de l’indépendance ne concernaient plus les seul.e.s colonisé.e.s et l’Etat colonisateur. Il fallait maintenant faire avec l’avis des victimes de l’histoire, victimes qui, pour beaucoup d’entre elles, possédaient tous les leviers économiques de la Nouvelle-Calédonie  [4].
A partir de là, la question du droit de vote sur l’autodétermination et la composition du corps électoral ont été au cœur de la lutte indépendantiste. L’ouverture du corps électoral à l’ensemble de la population, décidée par l’Etat, a motivé la décision du mouvement indépendantiste de boycotter activement les scrutins de la période 1984-1988.
L’accord de Nouméa de 19988, qui prévoit l’organisation d’une consultation sur l’indépendance à l’horizon 2018, restreint le corps électoral référendaire (sur base de critères bien précis), tout en introduisant la notion de « peuple calédonien ». Mais les restrictions ne s’appliquent qu’à partir de la date de 1998, elles ne permettent pas de revenir en arrière. Toutes les personnes arrivées par la colonisation de peuplement depuis les années 1950 et jusqu’en 1998 sont donc inclues dans le corps électoral. Ce qui fait dire à Stéphanie Graff que l’Etat «  déclare alors que ce sont les Calédonien.ne.s qui doivent décider de leur avenir, sachant que la démocratie et le principe d’un individu-une voix peuvent devenir, dans un contexte de colonisation de peuplement, un atout contre le peuple colonisé et sa volonté d’indépendance  » [5].
Depuis 1998, les partis non-indépendantistes n’ont eu de cesse de vouloir rouvrir le corps électoral, tandis que les indépendantistes ont dû batailler continuellement pour conserver un corps électoral restreint, où les Kanak sont malgré tout minoritaires.
À la lumière de ces éléments, le fait que la plupart des réactions politiques et médiatiques françaises considèrent le peuple calédonien comme un bloc uniforme d’électeurs s’inscrit dans cette stratégie. De même que les demandes répétées des partis non-indépendantistes d’ouvrir le corps électoral à tous les résidents. Au soir des résultats du référendum, leurs représentants ont poussé les hauts cris quant à « l’exclusion » (sic) de 35 000 personnes d’origine européenne du corps électoral, déclarant que tout avait été fait depuis 30 ans pour désavantager les partisans du « Non ». Un beau renversement de la réalité. Les personnes qui se sont installées depuis l’accord de Nouméa n’étaient pas sans savoir qu’un processus de décolonisation était déjà en cours et qu’elles n’étaient pas concernées.

Rapport de force

La forte progression du vote favorable à l’indépendance a poussé le camp colonial à adapter son discours.
Outre l’argument fallacieux sur le corps électoral, la droite coloniale communique avec insistance sur sa volonté de « dialogue », et sous-entend ainsi que les indépendantistes seraient eux retranchés dans une position radicale et butée. Or, tant qu’elle s’estimait en position de force, c’est la droite qui a refusé de dialoguer, quittant même certains espaces de discussions. Maintenant que le vent tourne, elle veut « dialoguer », mais avec un agenda bien précis : celui d’éviter un 3e référendum, alors même qu’il est prévu dans l’accord de Nouméa. Elle veut faire croire que le sujet est clos, maintenant que les « Calédoniens » se sont exprimés à deux reprises, alors que les résultats montrent clairement que les écarts se resserrent progressivement. De son côté, le FLNKS s’est dit prêt à dialoguer, mais sur la base du projet d’accession à la pleine souveraineté, puisque c’est bien de cela dont il est question dans le processus engagé depuis 30 ans.
Les réactions politiques en France sont principalement venues de la droite et de l’extrême-droite. Ces partis ont salué le vote des « Calédoniens », faisant abstraction de l’expression du peuple kanak. Le délégué général de la République en marche s’était même fendu d’un communiqué de presse pour appeler les Calédoniens à voter « Non », quelques jours jours avant le référendum. L’extrême-droite s’est beaucoup exprimée sur les réseaux sociaux, avant et après le vote, en toute logique compte tenu de son idéologie, mais aussi du fait que la Nouvelle-Calédonie représente un bastion électoral important pour le Rassemblement National, qui y réalise de très bons scores [6].

« Imaginer l’avenir »
...avec la France

Comme en 2018, Emmanuel Macron a diffusé sa déclaration quelques minutes après l’annonce du résultat. Cette fois, il n’a eu d’autre choix que d’être plus mesuré qu’en 2018. Il n’a pas évacué la possibilité d’un 3e référendum et a affirmé que L’État se tenait « prêt à l’organiser ». Mais, s’il a bien tenté de rappeler «  l’impartialité » de l’État, cela ne l’a pas empêché de prendre ses distances avec l’accord de Nouméa, en ouvrant la voie à un « nouveau projet », en parlant d’étudier « tous les scénarios », de « dépasser » l’histoire coloniale, plutôt que d’y mettre fin comme prévu dans l’accord. Les éléments de langage étaient sensiblement les mêmes que la droite calédonienne : « dialoguer », « imaginer l’avenir », construire « ensemble la Nouvelle-Calédonie de demain ».
A noter que ce n’est qu’à l’issue de ce 2e référendum qu’Emmanuel Macron a enfin engagé l’État à préparer les conséquences institutionnelles du « Oui » et du « Non », alors que cette demande est formulée depuis plus de deux ans par le mouvement indépendantiste, soucieux d’avoir des éléments tangibles sur la suite des référendums.
Le ministre de l’Outre-mer, Sébastien Lecornu, s’est envolé pour la Nouvelle-Calédonie quelques jours après le référendum, un déplacement qui n’était pas prévu initialement, et qui l’oblige à y passer 3 semaines au total : d’abord 2 semaines en quarantaine, puis 1 semaine pour les discussions. Quand l’Etat sent un territoire de son pré-carré lui échapper, il met le paquet pour réaffirmer sa présence et l’on peut parier qu’il ressortira de son chapeau les scénarios déjà étudiés dès 2013, à savoir le modèle de coopération françafricaine ou l’indépendance-association, qui dans l’esprit français reviennent tous deux à donner un peu de souveraineté officielle d’une main pour en reprendre des pans entiers de l’autre.
Marie Bazin

[1Cité par Stéphanie Graff, « Colonisation de peuplement et autochtonie : réflexions autour des questions d’autodétermination, de décolonisation et de droit de vote en Nouvelle-Calédonie », dans la revue Mouvements, 2017.

[2Circulaire Pierre Messmer 1972.

[3Stéphanie Graff, op. cit.

[4Idem.

[5Idem.

[6Au second tour de la présidentielle de 2017, les électeurs de Nouméa, principale ville du pays, peuplée en majorité d’européen.nes, ont crédité Marine Le Pen de 51% des suffrages.

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Cet article a été publié dans Billets d’Afrique 301 - octobre 2020
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