Survie

Négationnisme - Le génocide à 
l’envers de Judi Rever

Judi Rever (Crédit photo Paxkahlo, licence CC BY-SA 4.0)
rédigé le 14 octobre 2020 (mis en ligne le 8 novembre 2020) - Raphaël Doridant

La journaliste canadienne Judi Rever a fait paraître la traduction française de son livre In Praise of Blood. The Crimes of the Rwandan Patriotic Front (2018), sous le titre Rwanda L’éloge du sang. Elle y détaille les crimes de guerre et les crimes contre l’humanité commis par le Front Patriotique Rwandais (FPR), crimes dont elle exagère l’ampleur. Elle va jusqu’à accuser le FPR d’avoir suscité et encouragé le génocide des Tutsis, auquel il aurait d’ailleurs contribué. Une thèse négationniste qui réécrit à l’envers l’histoire du génocide.

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Loin d’apporter des révélations comme elle le prétend, Judi Rever reprend des faits déjà établis concernant les crimes du FPR au Rwanda en 1994, puis au Zaïre et au Congo entre 1996 et 2003. Les crimes du FPR au Rwanda sont mentionnés dès 1994 par le Haut-Commissariat des Nations-Unies aux réfugiés (HCR), qui parle de 25 000 à 45 000 morts entre avril et l’été 1994. Pour sa part, Amnesty International dénonce 60 000 civils tués pendant cette période. En 1997, l’historien Gérard Prunier cite le chiffre de 100 000 morts entre avril 1994 et la mi-1995, victimes de représailles ou d’une «  politique délibérée visant à terroriser les Hutus pour les soumettre ». Human Rights Watch (HRW) et la Fédération Internationale des Ligues des Droits de l’Homme (FIDH) estiment quant à elles que : «  Dans sa poursuite d’une victoire militaire et de l’arrêt du génocide, le FPR tua des milliers de gens, aussi bien des non-combattants que des troupes gouvernementales et des miliciens. En cherchant à établir leur contrôle sur la population locale, ils tuèrent aussi des civils par de nombreuses exécutions sommaires et des massacres. Il semble qu’ils aient tué des dizaines de milliers de gens durant les quatre mois de combat, entre avril et juillet [1994]  [1] ». Enfin, en 2000, l’Organisation de l’Unité Africaine elle-même synthétisait ces différentes sources dans son rapport intitulé Rwanda, le génocide qu’on aurait pu stopper.
Judi Rever n’apporte pas non plus de scoop quant aux crimes commis par le FPR au Congo. Ceux-ci sont en effet détaillés en 2010 par le Haut-Commissariat des Nations Unies aux Droits de l’Homme dans son Rapport du « Projet Mapping » concernant les violations les plus graves des droits de l’homme et du droit international humanitaire commises entre mars 1993 et juin 2003 sur le territoire de la République démocratique du Congo. Ce rapport, qui ne vise pas que les exactions du FPR, souligne, concernant spécifiquement les Rwandais hutus tués, «  l’ampleur des crimes et le nombre important de victimes, probablement plusieurs dizaines de milliers, […] une majorité d’enfants, de femmes, de personnes âgées et de malades » (§ 31). Il examine aussi les raisons de ne pas retenir l’accusation de génocide, l’intention de détruire le groupe hutu n’étant pas établie : « Finalement, les faits qui démontrent que les troupes de l’AFDL/APR [la rébellion menée par Laurent-Désiré Kabila et l’armée rwandaise] ont épargné la vie, et ont même facilité le retour au Rwanda d’un grand nombre de réfugiés hutus, plaident à l’encontre de l’établissement d’une intention claire de détruire le groupe. » (§ 32) Le rapport conclut à la nécessité d’une investigation plus approfondie : « Seule une pareille enquête suivie d’une décision judiciaire sera en mesure de déterminer si ces incidents constituent des crimes de génocide  » (§ 522).

« Double génocide »

Judi Rever ne s’embarrasse pas de pareils scrupules et affirme que le FPR a commis un « génocide des Hutus » (Éloge du sang, p. 300) parallèle à celui des Tutsis (qui a fait entre 800 000 et un million de morts). Elle gonfle démesurément le nombre des Hutus tués par le FPR au Rwanda, si l’on compare avec les chiffres cités plus haut. Elle évoque quant à elle, au terme de calculs fondés sur des extrapolations invérifiables, des centaines de milliers de victimes. Elle cite même, sans le nommer, un enquêteur des Nations Unies qui parle, lui, « d’au moins un demi-million  », et un ancien responsable du FPR qui avance le chiffre d’un million (p. 21 et note 398 p. 304-305). Courantes chez les négationnistes de la Shoah, que Nadine Fresco nommait les « redresseurs de morts », ces exagérations visent à équilibrer le nombre de victimes tutsies ayant péri dans le génocide et le nombre de victimes hutues, induisant ainsi une équivalence trompeuse. Il s’agit de gommer la différence essentielle entre un génocide et des crimes contre l’humanité, le premier impliquant la volonté d’exterminer un groupe ciblé comme devant disparaitre.
Or, comme l’indique le rapport Mapping, une telle intention génocidaire de la part du FPR à l’encontre des Hutus est-elle plausible quand le Rwanda post-génocide accueille, à l’automne 1996, près d’un million de Hutus, pour la plupart d’entre eux retenus contre leur gré dans les camps de réfugiés du Zaïre ? Des camps contrôlés par les auteurs du génocide auxquels la population civile servait de bouclier humain. Car, si Paul Kagame a déclenché la première guerre du Congo en 1996, c’est après avoir demandé vainement à la communauté internationale de désarmer les génocidaires présents dans les camps, qui préparaient la reconquête militaire du Rwanda avec le soutien français. Dans les années 2000, le Rwanda accueille en outre les ex-combattants démobilisés des Forces de Libération du Rwanda (FDLR), créées par d’anciens responsables du génocide. Certains d’entre eux sont même intégrés à l’armée nationale, comme leur ancien commandant Paul Rwarakabije. Ajoutons que de nombreux exécutants du génocide condamnés par les tribunaux gacaca vivent aujourd’hui libres au Rwanda après avoir purgé leur peine.

Le FPR à l’origine du génocide des Tutsis

Si Judi Rever met en avant les crimes commis par le FPR, si elle en exagère l’ampleur, si elle les transforme faussement en un génocide, c’est en réalité pour mieux faire accepter par le lecteur une thèse bien plus problématique encore : celle qui fait du FPR de Paul Kagame l’instigateur du génocide des Tutsis. La journaliste canadienne affirme que le FPR aurait provoqué et alimenté le génocide, auquel auraient même participé des commandos FPR infiltrés au sein des milices hutues. Le but poursuivi aurait été de prendre le pouvoir au Rwanda et de bâtir une légitimité politique sur le fait d’avoir mis fin à un génocide que le FPR aurait lui-même suscité... Rever écrit ainsi : « Kagame et ses collègues ayant grandi au Rwanda [Sic. Il s’agit d’une erreur de traduction. Il faut lire : « en Ouganda »] ont provoqué et alimenté le génocide rwandais en 1994, de manière à s’emparer du pouvoir et à s’y maintenir pendant une longue période. Ils ont potentialisé cette violence en infiltrant les Interahamwe à Kigali, à Butare et à Ruhengeri, et en exhortant les jeunes miliciens à tuer davantage de Tutsis. […] Observant et facilitant le carnage qui se jouait sous leurs yeux, [les responsables du FPR] se sentaient forts et confiants : ils allaient enfin cueillir les fruits de leur stratégie et s’emparer en sauveur du pouvoir. Le nombre de victimes au Rwanda grimpa en flèche. Le FPR allait sauver les Tutsis, alors même qu’il les offrait en sacrifice  » (p. 301-302).
Judi Rever prétend notamment illustrer sa thèse d’un génocide orchestré par le FPR de Paul Kagame, une thèse déjà centrale dans la version originale de son livre, par l’ajout dans l’édition française d’un chapitre inédit concernant les massacres commis à Bisesero, un ensemble montagneux situé à l’ouest du Rwanda, non loin de Kibuye. Elle affirme que c’est Kagame lui-même qui aurait supervisé l’extermination des Tutsis de Bisesero, dans laquelle les commandos infiltrés du FPR auraient joué un rôle crucial. Des assertions en contradiction totale avec les conclusions du Tribunal Pénal International pour le Rwanda (TPIR), qui a eu l’occasion d’examiner le génocide à Bisesero lors de plusieurs procès, et avec ce que nous apprennent les documents militaires français (cf. notre article dans Billets n°298, juin 2020, à lire ici).
Judi Rever fait de cette thèse de commandos FPR infiltrés la clé de la compréhension du génocide des Tutsis. Elle suggère en effet que celui-ci a été prémédité par le FPR : « Débutée en février 1992, la formation des commandos se termina en août 1993 [...] A la fin 1993, explique un officier supérieur, les commandos constituaient un groupe très important. Les soldats affirment que plusieurs milliers de jeunes hommes suivirent la formation commando et furent déployés à Kigali et dans tout le Rwanda en janvier 1994, prêts à agir après l’assassinat d’Habyarimana le 6 avril 1994  » (p. 171). Un assassinat qu’elle attribue bien entendu au FPR.
Car pour accréditer sa thèse, Judi Rever a absolument besoin que le FPR ait commis l’attentat du 6 avril 1994 contre l’avion du président Habyarimana, événement qui donna le signal de déclenchement du génocide. Cela la conduit à discréditer le travail de la justice française qui aprononcé un non-lieu dans l’instruction ouverte sur cet attentat, estimant insuffisantes les charges portées contre les suspects rwandais membres ou proches du FPR [2] . Judi Rever rejette l’expertise balistique française qui fait partir les missiles du camp militaire de Kanombe, fief des officiers hutus extrémistes, et ne dit pas un mot de l’expertise britannique réalisée pour la commission rwandaise présidée par Jean Mutsinzi, qui aboutissait à la même conclusion. Pas un mot non plus des témoignages d’un officier français, le commandant de Saint-Quentin, et de médecins militaires belges, à l’époque logés au camp Kanombe, et qui ont entendu le souffle de départ des missiles. Au lieu de cela, Judi Rever reprend à son compte des éléments réfutés par la Mission d’information parlementaire française de 1998 concernant les missiles utilisés et la soi-disant mise en marche des troupes du FPR avant l’attentat [3] [4]

La construction unilatérale d’un acteur diabolique

Judi Rever reprend et élargit la thèse de commandos FPR infiltrés, déjà énoncée dans le mensuel extrémiste Kangura en septembre 1994, puis en 2007 par l’idéologue Ferdinand Nahimana, condamné pour génocide par le TPIR, afin de parachever la construction d’un acteur diabolique : le FPR de Paul Kagame. Elle détaille ses massacres en nous rendant les victimes très proches, amenant le lecteur à s’identifier à elles. Elle insiste sur la cruauté dans leur mise à mort et sur la dissimulation des crimes, notamment par l’incinération des cadavres (attestées autant par HRW et la FIDH que par le rapport Mapping). Ces détails, auxquels s’ajoutent la répétition lancinante des dangers courus par ses témoins, menacés, selon elle, d’être assassinés par les services rwandais, et les risques qu’elle prend elle-même, tout concourt à cette construction de Paul Kagame comme un monstre. Une construction qui ne fonctionne que parce que tout ce qui viendrait la contredire est passé sous silence, tout comme est tu le rôle des autres acteurs : le gouvernement intérimaire rwandais, les Forces armées rwandaises, les milices, l’État français... La manière dont Judi Rever ignore ou utilise de manière sélective les travaux d’historiens, d’organisations reconnues comme la FIDH et HRW, d’instances officielles comme la Mission d’information parlementaire française et le Haut-Commissariat des Nations Unies aux Droits de l’Homme, ou encore la jurisprudence du TPIR, est très significative à cet égard.
Judi Rever fait clairement un parallèle entre les crimes du FPR contre les Hutus et les crimes des nazis quand elle parle des « crématoriums à ciel ouverts » de Kagame et compare les commandos de tueurs du FPR aux Einsatzgruppen, responsables de la « Shoah par balles » pendant la Deuxième Guerre mondiale (p. 300). Cette comparaison avec le nazisme n’est pas là par hasard : associer le président rwandais à Hitler est un moyen supplémentaire pour Rever d’imprégner son lecteur de l’idée que le génocide des Tutsis a été voulu par le FPR de Paul Kagame. L’intention génocidaire partagée par les officiers extrémistes hutus rassemblés autour du colonel Bagosora, par les membres du gouvernement intérimaire rwandais et par les chefs miliciens, à peine mentionnée (p. 298), est escamotée pour faire place à la responsabilité écrasante du FPR et de son chef, martelée tout au long du livre. Les vrais coupables du génocide des Tutsis sont implicitement exonérés de leurs crimes, et à leur place sont accusés ceux qui ont mis un terme au massacre.
Judi Rever réussit ainsi l’exploit, sans nier frontalement le génocide des Tutsis, d’en dénaturer l’histoire et d’en renverser les responsabilités au point qu’il ne soit plus reconnaissable.
Son travail relève bien de la définition du négationnisme donnée par l’historien Yves Ternon : « Le négationniste construit alors une vérité apparente et, au terme de sa démonstration, livre une image déformée, une anamorphose  ». Ce n’est pas seulement une image déformée, mais bien une image renversée du génocide des Tutsis que produit Judi Rever.
Raphaël Doridant

[1HRW et FIDH, Aucun témoin ne doit survivre. Le génocide au Rwanda, Karthala, 1999, p. 805.

[3Communiqué de Survie du 1er juillet 2020, Génocide contre les Tutsis du Rwanda : rideau sur un attentat

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