Survie

Caricatural

rédigé le 31 octobre 2020 (mis en ligne le 24 novembre 2020) - Thomas Noirot

L’assassinat monstrueux d’un enseignant transformé en héros national a évidemment frappé les esprits, mais les plus faibles d’entre eux se sont rués sur « l’ennemi intérieur » avec une telle décomplexion qu’une nouvelle sidération a recouvert la première.
Prétendant « ne pas faire d’amalgame », d’innombrables animateurs et invités des plateaux télé et radio ont ouvert une vanne supplémentaire de la haine qu’appellent de leurs vœux les intégristes qui ont endoctriné le jeune assassin de Samuel Paty. En ce sens, la plupart des commentateurs et personnalités politiques, jusqu’au ministre de l’Intérieur et au président de la République, leur ont offert une belle victoire, y compris en désignant à la vindicte publique le Collectif contre l’islamophobie en France (CCIF), association de défense de droits des personnes perçues comme musulmanes. Sommant ces dernières de se prononcer, comme si leur condamnation n’était pas l’évidence, le gouvernement a fait de plusieurs millions de ses concitoyens des suspects en puissance : des enfants vont grandir avec cette mise à l’index, pour le simple fait de vivre dans des familles musulmanes ou supposées l’être… L’association des régions de France a même annoncé la distribution systématique d’un recueil de « caricatures religieuses et politiques les plus marquantes » aux élèves de lycée, en dehors de tout module pédagogique. On voudrait stimuler des vocations intégristes qu’on ne s’y prendrait pas autrement, à coups d’humiliations et de vexations.
Dans l’élan, les réactionnaires de tout poil tentent de faire des « valeurs de la République », terme valise qui mène aisément au discrédit de toute pensée critique, la boussole obligatoire de toute action éducative ou scientifique. Le ministre de l’Éducation s’est permis d’affirmer, sans aucune base factuelle, que « l’islamo-gauchisme » faisait « des ravages à l’université ». Lui emboitant le pas, une sénatrice de droite a proposé d’inscrire au Code de l’éducation « la pleine indépendance » et « l’entière liberté d’expression » des universitaires, en précisant juste que « les libertés académiques s’exercent dans le respect des valeurs de la République ». La mesure a été glissée dans la déjà très contestée « loi de programmation de la recherche », qui va gravement fragiliser le secteur académique en le soumettant encore davantage à une logique précaire et concurrentielle de financement par projets, votée malgré le reconfinement en profitant de la limitation des mobilisations dans les universités et laboratoires. La rédaction du site d’information universitaire Academia, qui a sonné l’alarme tant qu’elle a pu, rappelle que jusqu’à présent la recherche était limitée « par le droit pénal, dans la mesure où les propos pénalement répréhensibles sont prohibées, y compris à l’université », mais « aucune limite générale d’ordre politique n’était établie » [1]. Jusqu’à présent seulement. Et de constater, amère : « Une telle rupture dans la protection des libertés académiques est donc un instrument de musellement du monde académique que le Sénat offre sur un plateau aux gouvernements présents et à venir, et sur lequel l’extrême-droite, si elle arrive au pouvoir, se jettera avec gourmandise. » Marion Maréchal Le Pen, qui dirige un institut privé de formation à Lyon, s’est déjà félicitée sur Twitter que le ministre reprend son « analyse sur le danger des idéologies "intersectionnelles" de gauche à l’Université ».
A l’étranger, ces gesticulations et prises de position ont eu un effet simple : alimenter l’intégrisme, perçu là aussi comme un mode de résistance, et réactiver un sentiment « anti-français ». Au Mali, où ce dernier est déjà prégnant, les manifestations ont été massives : « quelle chance ont les Français d’être dirigés par des visionnaires soucieux des fragiles équilibres géopolitiques contemporains », a ironisé le chercheur Yvan Guichaoua. Dans ce contexte, où la complicité de Paris avec les passages en force d’Alassane Ouattara en Côte d’Ivoire et Alpha Condé en Guinée alimente aussi ce ressentiment, Jean-Yves Le Drian est resté dans le thème. _ Le 27 octobre, depuis le Congo de Sassou Nguesso où il commémorait l’appel lancé en 1940 par le général de Gaulle depuis Brazzaville, il a appelé l’Afrique et la France à « faire bloc ensemble » face aux « tentatives de prédation » et à la « rivalité des puissances ». Invitant les Africains à célébrer l’héritage gaullien d’une « manière qui hier nous a permis de reprendre la maîtrise de nos destins respectifs », il a appelé à se « donner à nouveau ensemble un destin commun ». La caricature, un savoir-faire français.

#GénocideDesTutsis 30 ans déjà
Cet article a été publié dans Billets d’Afrique 302 - novembre 2020
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