Survie

Impunité : Quand la France 
retarde la justice burkinabè

rédigé le 1er novembre 2020 (mis en ligne le 9 janvier 2021) - Bruno Jaffré

Dans les affaires concernant l’assassinat de Thomas Sankara en 1987 et celui du journaliste burkinabè Norbert Zongo en 1998, certaines clés se trouvent en France mais peinent à trouver leur chemin jusqu’au Burkina...

Après son élection, Emmanuel Macron avait décidé que son premier voyage en Afrique l’emmènerait au Burkina Faso. Officiellement il voulait signifier sa rupture avec les politiques africaines de la France en se rendant dans un pays où le peuple avait chassé son dictateur Blaise Compaoré, le successeur d’Houphouët-Boigny comme leader françafricain en Afrique de l’Ouest, région qu’il avait par ailleurs largement contribué à déstabiliser. Rappelons que la France s’était alors illustrée en organisant l’extradition du dictateur déchu vers la Côte d’Ivoire par les troupes du commandement des opérations spéciales (COS) stationnées à quelques kilomètres de Ouagadougou (la capitale du Burkina-Faso).

Affaires franco-burkinabè

En amont de ce voyage officiel, prévu en novembre 2017, le président français avait envoyé au Burkina plusieurs membres de son « Conseil présidentiel pour l’Afrique [1] » rencontrer des leaders de la société civile afin de « tâter le terrain ». Emmanuel Macron savait donc à quoi s’en tenir. Il était attendu sur l’affaire Thomas Sankara mais aussi sur l’extradition de François Compaoré, petit frère de Blaise Compaoré surnommé « le petit président », mis en examen dans l’affaire de l’assassinat du journaliste burkinabè Norbert Zongo en décembre 1998, et actuellement sous contrôle judiciaire en France.
Sur l’extradition de François Compaoré, Emmanuel Macron a déclaré le 28 novembre 2017 devant un amphithéâtre d’étudiants à Ouagadougou, répondant à une question : « La justice française est en train de l’instruire et je ne doute pas qu’elle rendra sa décision et qu’elle sera favorable. Dans le cadre de la séparation des pouvoirs, le gouvernement et la présidence de la République feront tout pour accompagner cette décision et manifester l’exemplarité de la coopération entre la France et le Burkina sur ce sujet. » (Le Monde, 4/12/2017). Une déclaration sur laquelle les défenseurs de François Compaoré ont tenté de s’appuyer pour crier à la subordination de la justice. Quoiqu’il en soit, après de multiples renvois, la justice a validé la décision d’extradition et le décret pour ce faire a été signé le 21 février 2020, mais François Compaoré n’est toujours pas extradé à ce jour ! En fait ses avocats ont lancé un recours auprès du Conseil d’État.
L’enquête sur l’assassinat de Thomas Sankara et de douze personnes le 15 octobre 1987 n’avait jamais vraiment pu commencer durant le régime de Blaise Compaoré. Mais en 2015, quelques mois après l’insurrection d’octobre 2014 qui a fait chuter la dictature, un juge d’instruction est nommé pour reprendre l’enquête, répondant ainsi à une des exigences des insurgés. Et en octobre 2016, ce dernier demande l’ouverture d’une commission rogatoire et la levée du secret défense sur les archives françaises, une demande que Survie avait relayé via une pétition lancée par le Réseau international Justice pour Sankara, justice pour l’Afrique dont est membre l’association.

Les archives se font attendre

Ainsi, il y a 3 ans déjà, le 28 novembre 2017, lors de sa rencontre avec les étudiants burkinabè, le Président Emmanuel Macron avait promis l’ouverture des archives en ces termes : «  J’ai pris la décision que tous les documents produits par des administrations françaises pendant le régime de Sankara et après son assassinat, qui ne soient pas disponibles et qui soient couverts par le secret-défense national, soient déclassifiés pour être consultés en réponse aux demandes de la justice burkinabè  ». Deux lots de documents ont déjà été envoyés au Burkina. Mais en février 2020, Maître Bénéwendé Sankara, avocat des familles, déclarait dans une interview du quotidien burkinabè Le pays qu’un troisième lot était attendu.
Aujourd’hui, le fameux troisième lot n’a toujours pas été transmis à la justice burkinabè.
Pourtant le juge burkinabè a finalement rendu son ordonnance de renvoi devant la Chambre de contrôle du Tribunal militaire de Ouagadougou. C’est-à-dire qu’il a transmis le dossier à ce Tribunal, qui doit vérifier la validité de la procédure. C’est la dernière étape avant la préparation d’un procès qui devrait se tenir très probablement le premier semestre 2021.
Nous avons appris courant octobre que le juge d’instruction avait procédé à une disjonction judiciaire ce qui signifie qu’il a séparé le dossier sur ce qui s’est passé au Burkina du dossier concernant l’existence d’un complot international. Plus précisément cela signifie que s’il a clos le premier dossier, considérant son enquête terminée, il n’en est rien sur l’aspect international pour lequel l’enquête continue au moins jusqu’à l’envoi de ce troisième lot.
Dès octobre 2016, le juge d’instruction avait déjà interrogé près d’une centaine de personnes, c’est dire s’il ne perdait pas de temps. Pourtant certaines associations de la société civile se plaignent de la lenteur de la justice sur l’affaire Sankara : il semble cette lenteur soit imputable à la France pour faire parvenir les documents déclassifiés. Lenteurs administratives, surcharges des archivistes, mauvaise volonté politique, difficile de se prononcer. Mais compte tenu des blocages de plus en plus nombreux concernant l’accès aux archives historiques, ce qui a entraîné une véritable fronde des associations d’archivistes et d’historiens [2]-, l’hypothèse d’une intervention venant des milieux politiques et militaires est plutôt à privilégier.
De son côté le réseau international Justice pour Sankara justice pour l’Afrique a publié un communiqué protestant contre le retard dans la livraison des archives et exigeant qu’elle intervienne rapidement  [3]. Des contacts ont été pris avec certains députés pour qu’ils interviennent. Seul le député Jean-Paul Lecoq, du parti communiste, a répondu favorablement, alors que le réseau Justice pour Sankara attend toujours les autres réponses.

Bruno Jaffré

[1Créé par Emmanuel Macron en août 2017 pour donner un « nouveau visage de la relation entre la France et l’Afrique », il est composé de 10 personnes « issues de la société civile, originaires de France et d’Afrique ». Toutes ont un lien étroit avec la France, et 6 d’entre elles viennent du secteur privé.

[2. « Accès aux archives classifiées "secret­-défense". Un collectif d’associations et de personnalités saisissent le Conseil d’État », communiqué de presse collectif, 24 septembre 2020,

[3« Affaire Sankara : Ça avance au Burkina, ça traine en France.. », communiqué du Réseau international justice pour Sankara, justice pour l’Afrique, 19 octobre 2020

#GénocideDesTutsis 30 ans déjà
Cet article a été publié dans Billets d’Afrique 302 - novembre 2020
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