Survie

Total : le cauchemar continue

rédigé le 5 octobre 2020 (mis en ligne le 5 janvier 2021) - Thomas Bart

Alors que l’audience à la Cour d’appel de Versailles dans le cadre de l’affaire qui oppose un collectif d’ONG françaises et ougandaises à Total pour ses activités en Ouganda et en Tanzanie a eu lieu fin octobre, la contestation s’amplifie de par le monde contre le mégaprojet pétrolier porté par la major française. Pourtant Total le poursuit à marche forcée tout en violant les droits d’environ cent mille personnes et en risquant de provoquer un désastre irréversible pour l’environnement et le climat.

En juin puis octobre 2019, six organisations françaises (les Amis de la Terre et Survie) et ougandaises (Navoda, CRED, AFIEGO et NAPE) ont mis en demeure puis assigné Total en justice pour ses activités en Ouganda et en Tanzanie (cf. Billets n° 288, juillet-août 2019). L’entreprise prévoit de forer plus de 400 puits, autour et à l’intérieur même du plus vieux et grand parc national d’Ouganda, celui des Murchison Falls (projet Tilenga), et d’y construire le plus grand oléoduc chauffé au monde afin d’exporter le pétrole jusque sur les côtes de l’océan Indien (l’EACOP).

Désastre écologique
 et climatique

Dans un rapport de décembre 2019 concernant Tilenga, le groupe de consultants E-Tech, spécialisé dans les impacts environnementaux des industries extractives, décrit le choix de la méthode d’extraction du pétrole au sein du parc comme « une approche de coût minimal, impact maximal sur la surface  » et explique que l’aire protégée « serait altérée de manière irréversible » par le projet pétrolier.
Le constat d’E-Tech dans un autre rapport sur l’EACOP (juin 2019) est également alarmant : « des fuites de pétrole vont avoir lieu au long de la durée de vie du projet  ». L’entreprise française n’en semble pas très préoccupée : aucun plan d’intervention en cas de fuites n’a encore été rendu public…
L’oléoduc menacera ainsi l’accès à l’eau et à la nourriture de millions de personnes dans la région. Il traversera des forêts, des zones humides et des mangroves, participant à la déforestation, à la destruction de la biodiversité et des moyens de subsistance des communautés locales Concernant l’impact sur le réchauffement climatique, le pétrole qui sera transporté, puis brûlé, équivaut à 34,3 millions de tonnes d’émission de CO2 par an entre 2025 et 2029, bien plus que les émissions cumulées de l’Ouganda et de la Tanzanie…

Projet EACOP : principaux écosystèmes menacés (CC Zelda Mauger / Amis de la Terre - Survie)

Toujours plus de victimes

Ce qui s’est produit lors du premier « plan d’action » du projet Tilenga ne fait que se prolonger et s’étendre. Avec le lancement des processus d’expropriation pour les 5 autres « plans d’action » de Tilenga et ceux de l’EACOP, plusieurs dizaines de milliers de personnes sont désormais affectées par les activités de Total et subissent de nombreuses violations de leurs droits. Cela est largement documenté tant par le dernier rapport de Survie et des Amis de la Terre France [1] , que par deux autres recherches coordonnées par Oxfam America [2] et par la Fédération internationale des droits de l’homme (FIDH) [3] publiées en septembre.
Ces études montrent que les communautés affectées, en majorité constituées de paysans, se voient interdire de disposer librement de leur terre par le groupe Total ou par ses sous-traitants. Selon les régions et les périodes, les familles sont soit totalement bloquées pour utiliser leur terre, soit limitées à ne cultiver que des plantations saisonnières qui poussent en moins de trois mois… ou pas, ou très mal, n’étant pas toujours adaptées à l’environnent local.
Ces interdictions de jouir librement de leur terre provoquent, d’après de nombreux témoignages, de graves pénuries alimentaires et des situations de famine. Des familles de plus en plus nombreuses se voient contraintes de déscolariser leurs enfants, faute de pouvoir continuer à payer les frais de scolarité. Une détérioration des habitats, comme de l’état de santé des personnes, est aussi largement documentée.
Des pressions pour forcer les familles à signer des « accords volontaires » d’expulsion continuent d’être rapportées. De nombreuses personnes témoignent, tant en Ouganda qu’en Tanzanie, que les formulaires à signer étaient incompréhensibles pour elles, car non traduits en langue locale, ou encore que des informations importantes manquaient, telles que le montant de leur compensation. Ces montants restent d’ailleurs toujours inconnus pour la plupart des victimes, tout comme la date à laquelle elles les toucheront.

Opposants muselés

De nombreux militants d’ONG, journalistes, avocats et leaders locaux tentent d’alerter sur les conséquences du projet pétrolier. Mais ils sont, d’après les témoignages, régulièrement arrêtés, harcelés, intimidés et attaqués en représailles, tant par les équipes de Total (ou de ses sous-traitants) que par les forces de sécurités de la dictature militaire ougandaise. Des arrestations dites « préventives », d’après les termes de la police, ont aussi eu lieu.
Les représailles subies par le leader communautaire Jealousy Mugisha, et l’agriculteur Fred Mwesigwa, tous deux venus témoigner en France à l’occasion de l’audience de décembre 2019 (cf. Billets n° 294, février 2020), se poursuivent : ils ont encore dû se cacher à la suite de nouvelles menaces à l’approche de l’audience en appel du 28 octobre dernier. Cette situation est suffisamment sérieuse pour que quatre Rapporteurs Spéciaux des Nations Unies aient interpellé, dans de longs courriers datés du 20 avril 2020, Total, le gouvernement français et le gouvernement ougandais sur les pressions et intimidations dont ils ont fait l’objet : « Nous craignons en outre que le harcèlement dont ils font l’objet n’empêche d’autres personnes ougandaises touchées par le projet pétrolier de Total Uganda d’exercer leurs droits à la liberté d’opinion et d’expression ».
Les ONG ougandaises impliquées dans la procédure contre Total en France subissent de nombreuses intimidations et violations pour tenter de paralyser leur travail. Les bureaux de l’ONG AFIEGO ont été cambriolés, et son directeur explique que la police et le gouvernement essaient de les empêcher d’aller voir les communautés affectées. L’ONG CRED a subi les mêmes types de blocage pour rencontrer les populations dans la zone pétrolière. Enfin, Maxwell Atuhura, salarié de l’ONG NAVODA, est souvent menacé d’arrestation et doit se cacher.
Ces intimidations et violations sont perpétrées par les forces de sécurité du gouvernement, au vu et au su de Total, dont les équipes ainsi que celles de ses sous-traitants continuent de se déplacer régulièrement avec elles. La multinationale prévoit même de conclure un accord avec les autorités ougandaises concernant le déploiement de la police pétrolière, dont les termes resteront confidentiels.

Exploitation fiscalement optimisée

Total a renforcé son implication dans l’exploitation pétrolière ougandaise en 2020, confirmant l’importance de ces projets pour l’entreprise et s’imposant comme un acteur incontournable face au gouvernement. Fin avril 2020, après un long bras de fer fiscal avec le gouvernement ougandais qui avait mené Total à suspendre ses activités, la major française annonce avoir racheté l’ensemble des parts de la multinationale britannique Tullow Oil, ce qui lui permet de devenir l’actionnaire principal avec 66,66 % des projets Tilenga et EACOP. Elle le devient aussi pour le projet d’exploitation Kingfisher, même s’il reste opéré par l’entreprise chinoise CNOOC, cette dernière possédant 33,33 % des parts dans tous ces projets. Tilenga vise à extraire environ 200 000 barils de pétrole par jour, tandis que Kingfisher en vise 40 000.
L’acquisition des parts de la junior britannique a été conclue pour la somme de 575 millions de dollars américains [4], montant très inférieur à ce qui était en négociation depuis 2017. En effet un premier projet de rachat portait seulement sur les deux tiers des actions détenues par Tullow sur l’ensemble des blocs pour une somme de 900 millions de dollars. Cet accord avait été annulé le 29 août 2019 suite au refus des deux compagnies pétrolières de payer une taxe sur les plus-values d’un montant de 167 millions de dollars [5] Début 2020, un accord de principe a finalement été trouvé entre Total et les autorités fiscales ougandaises concernant cet impôt, dont le montant ne s’élèverait plus qu’à 14,6 millions de dollars.
D’après l’administration fiscale ougandaise, le pays a déjà perdu « plus de 3 milliards de dollars en incitations et exonérations fiscales au profit des multinationales sur une période de 6 ans  » [6] De plus, les filiales de Total présentes en Ouganda étant domiciliées aux Pays-Bas, un paradis fiscal, le groupe français pourra encore réduire ses impôts et taxes de plusieurs centaines de millions d’euros (cf. Billets n° 301, octobre 2020).

Total à marche forcée

Le 11 septembre 2020, Patrick Pouyanné, PDG de Total, s’est rendu en Ouganda pour signer avec le gouvernement ougandais l’accord de gouvernement hôte qui encadre le projet EACOP. Le 26 octobre, Total signait celui avec la Tanzanie, seulement 2 jours avant l’élection présidentielle qui a vu John Magufuli être « réélu »… Ses dérives autoritaires ne laissaient aucunement présager d’une alternance par les urnes.
Alors que Total continue son projet à marche forcée, les mouvements contre les projets Tilenga et EACOP s’amplifient. En plus de l’action en justice en France et de celle lancée en mai 2019 par l’ONG AFIEGO devant la Haute Cour de justice ougandaise concernant l’étude d’impact environnemental et social du projet Tilenga (cf. Billets n° 288, juillet-août 2019), de nombreuses autres organisations de par le monde dénoncent aujourd’hui les activités de l’entreprise française et leurs conséquences. C’est ainsi que des manifestations publiques ont été organisées jusque devant le siège de la Standard Bank en Afrique du Sud – qui cofinance le projet EACOP –, ou encore qu’une pétition sur le site d’Avaaz a recueilli plus d’un million de signatures, demandant au PDG de Total d’annuler d’urgence la construction de l’EACOP et de cesser le projet Tilenga.
Malgré tout, la multinationale estime que « les conditions sont en place pour l’accélération des activités du projet et, en particulier [qu’elle va] reprendre les acquisitions de terres en Ouganda tout en respectant les meilleurs standards de droits humains  » (AP News, 13/09/2020). L’entreprise s’est quand même sentie obligée de lancer une vaste campagne sur les « bénéfices » qu’apporterait la production de pétrole à l’Ouganda, soutenue activement par la France via son ambassadeur à Kampala. Si c’est en contradiction avec le discours officiel de la France en faveur des droits humains et de l’écologie, c’est à l’inverse en total accord avec ses pratiques depuis toujours sur le continent africain et dans le monde.
Thomas Bart

[1Amis de la Terre, Survie « Un cauchemar nommé Total – Une multiplication alarmante des violations des droits humains en Ouganda et Tanzanie », Octobre 2020.

[2Oxfam America, Global Rights Alert (GRA), Civic Response on Environment and Development (CRED) et Northern Coalition on Extractives and Environment (NCEE), « Empty Promises Down the Line ? A Human Rights Impact Assessment of the East African Crude Oil Pipeline », septembre 2020

[3FIDH et Foundation for Human Rights Initiative (FHRI), « New Oil, Same Business ? At a Crossroads to Avert Catastrophe in Uganda », septembre 2020

[4Des paiements additionnels pourront être payés à Tullow selon l’évolution de la production et du prix du Brent.

[5Oxfam France, « L’argent du pétrole - Le jeu trouble des Pays-Bas en Ouganda : lumière sur une convention fiscale qui prive le pays d’une juste part de ses revenus pétroliers », octobre 2020, p. 19.

[6Ibid. p. 2.

#GénocideDesTutsis 30 ans déjà
Cet article a été publié dans Billets d’Afrique 302 - novembre 2020
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