Survie

Guerre française au Sahel : on repart pour 10 ans ?

rédigé le 1er mars 2021 (mis en ligne le 31 mai 2021) - Raphaël Granvaud

Alors que les critiques contre l’opération Barkhane s’amplifient, la France écarte toute alternative à sa stratégie de « guerre contre le terrorisme » et renforce son ingérence politique à l’occasion du dernier sommet du G5-Sahel qui s’est réuni mi-février au Tchad.

Ces dernières semaines, l’émergence dans le débat public de la pertinence de l’opération Barkhane contraste avec l’atonie médiatique des années précédentes. La plupart des journalistes parlent désormais, à juste titre, d’enlisement, même si la part de responsabilité imputable aux autorités françaises reste diversement appréciée. On assiste aussi à un timide réveil des parlementaires : les sénateurs et sénatrices ont par exemple obtenu la participation de l’exécutif à un débat public (09/02) qu’ils réclamaient depuis plus d’un an, pour faire le bilan d’une opération militaire qui n’a jamais fait l’objet d’un vote, en dépit des dispositions constitutionnelles de 2008. Si les élu·e·s de droite ne remettent pas en cause le bien fondé de l’opération, certain·e·s expriment des doutes sur la stratégie mise en œuvre et des inquiétudes quant à l’absence de fin prévisible du conflit, à l’image de Christian Cambon (LR), président de la commission des affaires étrangères, de la défense et des forces armées du Sénat. Pour l’instant, seuls les élu·e·s insoumi·e·s et communistes réclament un plan de retrait des forces françaises. Mais surtout, comme on l’a déjà signalé le mois dernier, un sondage donne pour la première fois une majorité de Français·e·s défavorables à la présence militaire au Mali.

Un nouveau 
contexte politique

Le débat avait commencé à émerger après la mort de treize militaires français dans un accident d’hélicoptères en novembre 2019. Et contrairement aux pronostics du chef d’état-major, il semble bien que cette nouvelle tonalité soit en grande partie liée au fait que le seuil symbolique de 50 mort·e·s en opération a désormais été franchi. «  J’observe que ces pertes sont souvent source de cohésion nationale et suscitent une ferveur et un appui renforcé aux missions que conduisent nos armées », voulait en effet croire le général Lecointre devant les députés en juillet 2018. La période de Noël notamment a été marquée par plusieurs décès successifs. Le bombardement du 3 janvier dernier au nord Mali, qui a très certainement fait une vingtaine de victimes civiles (cf. Billets d’Afrique n°304, février 2021), et le cynisme des autorités, a aussi contribué à renforcer les doutes. Or ces événements surviennent un an après le sommet de Pau de janvier 2020, qui s’était soldé par l’envoi « temporaire » de 600 soldat·e·s, portant les effectifs de Barkhane à 5100, auxquels s’ajoutent les 450 de l’opération Sabre des forces spéciales. Depuis, les frappes aériennes et les opérations terrestres ont été intensifiées et concentrées dans la zone des trois frontières (Mali-Burkina-Niger), principalement contre le groupe État islamique au grand Sahara (EIGS) qui avait porté des coups très sévères aux armées africaines l’année précédente. C’est donc l’heure du bilan. Enfin, l’opération Barkhane pourrait devenir un argument électoral lors de la prochaine élection présidentielle et la majorité craint que l’impasse militaire ne vienne alourdir le passif de la présidence Macron. Alors que l’on approche des 10 ans de guerre contre le terrorisme, le coût humain, financier et politique ne cesse de s’alourdir sans qu’aucune porte de sortie ne soit envisagée.

Contre-feux

Comme d’habitude, les autorités ne manquent pas une occasion de rappeler les innombrables « succès tactiques » remportés par les militaires. Ces derniers ont en effet éliminé plusieurs cadres de premier plan ces derniers mois, à commencer par Abdelmalek Droukdel, le chef d’Al-Qaïda au Maghreb islamique (Aqmi). Ils auraient également « neutralisé » entre 1200 et 1500 présumés djihadistes en 2020, soit presque autant que les sept années précédentes, si l’on en croit les chiffres communiqués par Christian Cambon (Le Monde, 15/02). « Cet effort militaire défini à Pau a donc permis des victoires, nous a permis d’obtenir des résultats et a sauvé une deuxième fois le Sahel  », s’est félicité Macron en introduction du sommet du G5 de N’Djamena. (La première fois faisant référence au déclenchement de l’opération Serval, voir encadré ci-contre). Mais les éléments de langage habituels ne sont sans doute plus jugés suffisant pour contrer la fronde qui émerge. Aussi Bernard Emié, le patron de la Direction générale de la sécurité extérieure (DGSE), a été mis à contribution à l’occasion d’un « comité exécutif » consacré au contre-terrorisme. En présence de la ministre des Armées et du chef d’état-major, il a décrit le Sahel comme l’un des deux « épicentres » du terrorisme international, sous la coupe de militants étrangers à cette zone et d’où les chefs planifieraient non seulement une expansion vers les pays ouest-africains, mais également des attentats en Europe. Cette présentation est pourtant contredite par toutes les recherches qui montrent que l’on a affaire à des insurrections endogènes aux agendas politiques locaux, et par les services secrets eux-mêmes, qui reconnaissent qu’aucun projet d’attentat sur le sol européen n’a jamais été planifié depuis le Sahel [1]. Bien sûr, après plusieurs années de bombardements français, le risque de représailles à l’encontre de la population française peut s’accroître. Mais pour l’heure, il semble surtout que « pour faire accepter l’opération Barkhane, il faut faire peur dans les chaumières  », commente Rémi Carayol (Mediapart, 15/02).

Stop ou encore ?

Lors de ses vœux aux armées, le président français avait précédemment annoncé que ces « bons résultats » allaient « permettre d’ajuster l’effort » (Le Monde, 20/01). Tous les observateurs spéculaient donc sur la hauteur de la réduction d’effectifs qui serait annoncée au sommet du G5. Contre toute attente, Macron décide finalement que les évolutions « significatives  » du dispositif «  n’interviendront pas dans l’immédiat  » et a promis une « action renforcée » pour « essayer d’aller décapiter ces organisations » djihadistes. Il s’agit officiellement de répondre aux demandes des présidents africains. Mais c’est évidemment le signe que les relèves africaines et européennes sur lesquelles table la France sont encore loin du compte. La France espère officiellement une participation de 2000 soldats dont seulement 500 Français·e·s. à l’opération Takuba, composées de forces spéciales européennes qui doivent encadrer les troupes africaines sur le terrain. On est loin du compte aujourd’hui, avec une trentaine d’Estonien·ne·s, autant de Tchèques et 150 Suédois·e·s, dont les règles d’engagement sont par ailleurs beaucoup plus strictes que celles des Françaiss·e·s. Et à supposer, que l’objectif soit atteint, il ne signifierait en rien une solution à la crise sahélienne.
Le maintien des effectifs français confirme également que la situation sécuritaire sur place est bien moins rassurante que les discours lénifiants voudraient nous le faire croire. Si l’organisation État islamique au grand Sahara (EIGS) a bien été affaiblie par les frappes françaises, le Groupe de soutien à l’islam et aux musulmans (GSIM), affilié à Al-Qaïda, en a profité pour regagner du terrain. Il vient à nouveau d’infliger des attaques meurtrières aux forces maliennes et à la MINUSMA, et continue de renforcer son emprise sur les populations, selon les rapports de l’ONU. C’est lui qui est maintenant désigné comme la cible prioritaire. Le sursaut militaire décrété par la France après le sommet de Pau s’est également traduit par un accroissement des exactions des armées africaines. Celles-ci ont fait davantage de victimes civiles que les djihadistes en 2020 au Mali et au Burkina, selon ACLED (The Armed Conflict Location & Event Data Project) (233 victimes civiles sont en effet attribuées aux djihadistes au Mali, et 432 au Burkina Faso, pour respectivement 336 et 452 aux forces armées ; à quoi s’ajoutent 297 et 104 victimes des milices communautaires parfois utilisées comme forces supplétives par ces dernières.)

Macron président du Sahel

La France refuse pourtant d’entendre les organisations de la société civile qui réclament que la stratégie militaire soit réorientée vers la protection des civil·e·s et subordonnée à des objectifs politiques. Au contraire, en introduction du sommet, Macron s’est flatté d’avoir « consolidé une convergence avec nos interlocuteurs du G5 Sahel pour considérer que Iyad Ag Ghaly [chef du GSIM] et Amadou Koufa [chef de la Katiba Macina] sont des ennemis et en aucun cas des interlocuteurs  ». Autrement dit, on a tordu le bras des autorités maliennes qui avaient annoncé, en présence du ministre français des Affaires étrangères, vouloir explorer la voie des négociations pour faire baisser le niveau de violence (Cf. Billets d’Afrique n°303, décembre 2020). La diplomatie française a aussi exigé un « sursaut politique » des États africains. Le Mali est sommé de mettre enfin en œuvre l’accord de paix d’Alger de 2015 avec les indépendantistes Touaregs, décrié par la population et les politiques, mais vu comme un préalable par la France pour isoler les djihadistes. Sur ce point, Macron a d’ailleurs décerné un satisfecit à la junte militaire : «  En quelques mois, je dois bien dire que ces autorités de transition ont donné plus de gages que les autorités précédentes en 3 ans. » Il a en outre annoncé qu’il allait surveiller de près le redéploiement des services des États dans les zones prétendument pacifiées, «  avec des points hebdomadaires que pilotera l’envoyé spécial que j’ai donc nommé ». Mais tant que l’insécurité persistera, tant que les représentants des États et les forces armées seront perçus comme des menaces, et que l’on s’obstinera à ne pas entendre les revendications locales, ces pressions ont peu de chance d’aboutir.
Raphaël Granvaud

LA LEGENDE DES COLONNES DE DJIHADISTES FONÇANT SUR BAMAKO

Le vent de la contestation souffle jusque chez les thuriféraires de l’armée française. « Morts au Mali : ça suffit ! », écrit le journaliste spécialisé Défense Jean-Dominique Merchet, en édito de l’Opinion (29/12/20). Il s’agit bien sûr des morts françaises. Mais le journaliste a le mérite d’estimer quelques jours plus tard que « le courage politique aujourd’hui c’est de partir  », dans une vidéo où il analyse « les racines coloniales d’une impasse stratégique  » (13/01). Il s’était déjà montré très critique à l’égard des théories contre-insurrectionnelles mises en œuvre en Afghanistan. Trois jours avant le sommet de N’Djamena, il revient aussi sur la «  légende » des « colonnes de djihadistes fonçant sur Bamako » (12/02). On se souvient comment la menace d’une prise de contrôle imminente de la capitale malienne avait servi à justifier le déclenchement de l’opération Serval par François Hollande. « C’est la sécurité de la région, de la France, de l’Europe, qui est en jeu. La menace, c’est la mise en place d’un État terroriste à portée de l’Europe et de la France  », claironnait Le Drian alors ministre de la Défense (Discours du 12/01/13). Merchet rappelle qu’il s’agissait bien de « story telling », pour ne pas dire d’intox… En revanche, contrairement à ce qu’il avance, ce n’est pas Jean-Christophe Notin, écrivain et hagiographe autorisé des opex françaises, qui « a été le premier à mettre en doute la thèse officielle », dans son livre La guerre de la France au Mali (Tallandier, 2014). Les journalistes du Figaro Isabelle Lasserre et Thierry Oberlé avait déjà signalé l’absence de preuves dans leur livre paru en mai 2013 (Notre guerre secrète au Mali, Fayard) et le journaliste du Nouvel Observateur Vincent Jauvert avait déjà recueilli depuis longtemps des confidences « off the record » (« Histoire secrète d’une guerre surprise », 08/02/2013). Plusieurs chercheurs et diplomates émettaient aussi des doutes sur la vraisemblance et la faisabilité de ce qui continue d’être présenté comme une vérité historique par la plupart des médias et la totalité des communications officielles aujourd’hui. « Pour un observateur averti, ce joli scénario diffusé jusqu’à plus soif par tous les gros médias ne tient pas debout. Au contraire de ce qui est répété à longueur d’antennes, Bamako n’était pas menacée, ni dans l’immédiat, ni à moyen terme  », écrivait également Odile Tobner dans ces colonnes juste après le déclenche ment de Serval… (Billets d’Afrique n°221, février 2013). Merchet apporte toutefois des précisions : il montre que le nombre de djihadistes et leur organisation en « colonnes » ont volontairement été exagérés pour dramatiser la situation et justifier l’intervention française. « Le récit des "colonnes" s’avère être un "habillage" de la réalité, selon le mot d’un officier général, à destination notamment de l’opinion publique française.  » Le journaliste révèle aussi : « Le storytelling est né dans l’entourage du ministre de la Défense Jean-Yves Le Drian, avec son directeur de cabinet, le tout-puissant Cédric Lewandowsky et Sacha Mandel, un communicant hors pair. Il est validé par le Président François Hollande ».

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Cet article a été publié dans Billets d’Afrique 305 - mars 2021
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