Survie

Je t’aide, moi non plus

rédigé le 5 septembre 2021 (mis en ligne le 27 décembre 2021) - Thomas Borrel

Le politologue Philippe Marchesin a publié en mars une impressionnante mine d’informations, indispensable à qui s’intéresse à l’aide publique au développement.

Dans son ouvrage La politique française de coopération. Je t’aide, moi non plus, l’enseignant-chercheur à l’université Paris 1 Panthéon-Sorbonne synthétise un travail de plusieurs années sur le sujet, d’une grande richesse en termes d’extraits d’archives et nourri par plus d’un millier d’entretiens avec des acteurs de "l’aide", réalisés par les étudiants de Master qu’il a encadrés. À partir de toute cette matière, rassemblée dans plus de 600 pages, Philippe Marchesin explique dès l’introduction vouloir s’en prendre à « deux poncifs qui caractérisent l’aide publique au développement : le binôme solidarité/intérêt et l’idée d’un simple transfert d’un pays A vers un pays B. » (p.11)

Le tamis de l’intérêt

Le premier poncif, c’est donc cet « oxymore congénital de l’aide selon lequel on affiche la solidarité tout en pratiquant l’influence » (p.16), alors que « le plateau de l’intérêt penche résolument et définitivement plus que celui de la solidarité dans la balance de l’aide » (p.17). Le sujet est connu, mais hélas bien trop peu évoqué dans la plupart des ouvrages qui font référence sur l’aide au développement – tels le petit livre de Jean-Michel Severino et Olivier Charnoz publié à La Découverte dans la collection "Repères", épinglé à raison par Philippe Marchesin. Ce dernier, tout en détaillant les institutions et les acteurs à l’œuvre, aligne donc, implacablement, les données et les citations de différentes époques des indépendances africaines à nos jours qui démontrent cette évidence : « où que l’on se tourne, contrairement à ce qu’affirment publiquement quasiment tous les représentants officiels de l’aide, la thèse de l’intérêt l’emporte. Toute action en matière de coopération passe par le tamis de l’intérêt. Évidemment, il sera toujours possible d’avancer un contre-exemple, ce que le réseau plus ou moins serré de métal du tamis aura laissé passer. En toute hypothèse, ce sera bien peu de chose. » (p.343)
Du général de Gaulle à Emmanuel Macron, de Jacques Foccart à l’anonyme rédacteur d’archives déterrées par Philippe Marchesin, les exemples pullulent au fil des pages, provenant de sources et d’époques très différentes. Ainsi une note confidentielle du secrétariat d’État aux Affaires étrangères (p.35), qui à la fin des années 1960 explique : « Il serait superflu d’insister sur l’intérêt majeur que présentent, pour la France, le maintien et le renforcement de sa politique de coopération. Cet intérêt est à la fois politique par la place qu’elle donne à la France dans le concert des nations, et culturel par l’extension que connaissent, grâce à elle, la langue et la culture françaises. » Sans oublier « un apport positif vis-à-vis de l’économie française », précise la note. Ou encore le témoignage (anonymisé) d’un salarié de l’Agence française de développement (AFD), qui parle des zones concernées par le fonds Minka, créé en 2017 et officiellement dédié à la sortie de crise : « Les quatre régions qui sont choisies [Mali, Centrafrique, Lac Tchad, Syrie], elles sont choisies par l’Élysée. [...] C’est une politique qui vient de l’Élysée, le fait que ce soit concentré sur l’Afrique. [...] Rémi Rioux, le directeur de l’AFD, a décidé de faire une stratégie centrée sur l’Afrique et ça aussi, c’est à la demande de l’Élysée. En fait, c’est pour suivre la route de la migration... des migrants. » (p.402)

Un échange, 
mais entre qui et qui ?

Le second poncif, selon Philippe Marchesin, consiste à oublier qu’il y a dans l’aide au développement, autrement appelée "coopération", un échange : « Si le geste du donateur (ne) s’explique (que) par l’intérêt, il en est de même du comportement du receveur. Ce dernier, indépendant et souverain, n’est pas moins intelligent et opportuniste que le donateur. » Sauf qu’à considérer l’intérêt de deux États dans une telle relation, on risque de gommer une question essentielle, celle de "Qui est l’État ?" et de qui bénéficie des décisions prises à son sommet – tant dans le pays "donateur" que dans le "receveur". Philippe Marchesin évite en partie cet écueil, en rappelant que les véritables receveurs ne sont pas les populations et que l’aide française a toujours permis de satisfaire les sollicitations des potentats africains alliés de Paris. On peine cependant à saisir la nuance avec le premier "poncif" : si l’aide « n’est en réalité, qu’un instrument qui sert à compenser, négocier, au plus près des intérêts du donateur » (p. 570), cela implique effectivement la participation et l’intérêt des élites du pays destinataire. Bien des exemples fournis dans cette seconde partie de l’ouvrage montrent ainsi comment la coopération s’inscrit, en dépit de la bonne volonté de ses acteurs de terrain, dans la matrice françafricaine.

L’aide toxique

On est finalement surpris de la conclusion à laquelle cherche à nous amener l’auteur. Car si la perspective proposée semble bien, « à terme, de supprimer l’aide » (p. 583), Philippe Marchesin propose pour cela de se recentrer sur ce « qu’on pourrait qualifier de véritable aide au développement » (p. 580), en évoquant pêle-mêle le rôle supposément positif des ONG dans leur ensemble ou celui des primes au retour du mal-nommé Office français de l’immigration et de l’intégration (OFII) qu’« il faudrait évidemment augmenter » (p. 582). L’auteur semble même promouvoir, en écho à la très libérale Dambisa Moyo, le « modèle appelé "transferts d’argent conditionnels", à savoir des versements incitant les populations les plus pauvres à réaliser certaines activités » (p. 581) – une approche qui accuse pourtant en creux les pauvres d’être des mules refusant d’avancer et qui remplace donc toute lutte contre l’injustice sociale et pour le partage des richesses par l’agitation de carottes pour ramener ces feignants à la raison [1]. On a ainsi l’impression étrange que l’auteur, après avoir déroulé froidement la liste des charges qui pèsent sur l’aide au développement, se refuse à prononcer la sentence qui s’impose vis-à-vis de l’accusée. Il n’en reste pas moins que cet ouvrage, salutaire par toute l’information qu’il compile, est un pavé (à tous les sens du terme) dans la mare de celles et ceux qui affirment sans ciller que "l’aide", en dépit de quelques "dérives", serait un outil de générosité collective dont la France pourrait s’enorgueillir.
Thomas Borrel

Dans les entrailles d’Expertise France

En février est paru, aux éditions Karthala, Histoire de la coopération technique - une généalogie d’Expertise France, par François Pacquement. L’auteur est devenu, au fil des ans, l’historien-maison de l’Agence Française de Développement (AFD), à laquelle vient d’être intégrée l’agence Expertise France : un opérateur créé en 2014, dans le cadre de la loi de programmation et d’orientation pour le développement (dite loi Canfin), par la fusion de plusieurs d’agences d’expertise technique française. Ce terme "d’expertise" désigne l’un des héritages de la coopération, au lendemain des indépendances africaines, où l’administration des nouveaux États étaient truffés d’"assistants techniques", souvent issus de l’administration coloniale. Au-delà de cette filiation, qu’on pourrait qualifier de lointaine, l’expertise technique reste un moyen revendiqué d’influence. François Pacquement, en biographe autorisé d’Expertise France, le reconnaît d’ailleurs, citant ainsi le rapport de 2008 du haut-fonctionnaire Nicolas Tenzer, qui appelait à une stratégie plus offensive : « L’expertise internationale constitue le centre de notre politique extérieure entendue au sens large et l’on ne peut la détacher de notre stratégie économique et commerciale, de notre politique d’influence et de nos choix géopolitiques », écrivait-il.
Indubitablement, le livre de François Pacquement pèche (volontairement ?) en esprit critique quant à cette généalogie de la coopération technique française qu’il retrace – et plus généralement sur "l’aide". On a ainsi le droit au storytelling habituel, comme lorsqu’il écrit que « après le discours de La Baule, l’aide française est soumise à une conditionnalité politique » (p.103), une contre-vérité (cf. Billets n°298, juin 2020) parmi d’autres dans le mythe de l’aide publique au développement. Mais pris pour ce qu’il est, c’est-à-dire l’histoire dépolitisante d’une branche de l’AFD par un cadre de l’AFD, cet ouvrage est une source pointue sur l’expertise technique française.
Thomas Borrel

[1Des "carottes" qui ont aussi le vent en poupe en France, avec le conditionnement d’aides sociales à la participation à certaines activités

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