Sans ciel ni terre - Paroles orphelines du génocide des Tutsi (1994-2004), de l’historienne Hélène Dumas, exhume les mémoires d’une centaine d’enfants et d’adolescents tutsis survivants. Que peuvent révéler ces travaux de la réalité profonde de ce crime infini, à nous, citoyens français héritiers des lumières comme des ténèbres de notre histoire ?
« Si le monde est demeuré aveugle et sourd au printemps 1994, reste-t-il possible de prêter attention à [la parole de ces enfants victimes] et d’ériger celle-ci à la dignité d’un matériau précieux pour l’écriture d’un récit [...] pleinement intégré à notre histoire ? » s’interroge en introduction Hélène Dumas. Car au-delà du concept de génocide et des indispensables définitions académiques et juridiques de ce crime contre l’humanité, la rencontre intime avec l’histoire personnelle et dramatique de cette centaine de jeunes victimes nous communique une autre connaissance, mettant à nu tant l’idéologie génocidaire que son incarnation criminelle s’exprimant par la négation absolue de l’humanité. Non seulement celle des victimes, mais aussi celle des bourreaux qui, à travers les tortures et assassinats qu’ils perpètrent avec méthode, parachèvent l’incontestable reniement de leur propre humanité.
Ces récits ainsi ramenés à la vie constituent, de fait, la plus irrécusable mise en accusation des génocidaires, concepteurs ou acteurs politiques de tous niveaux, et de leurs soutiens actifs ou passifs, d’alors comme d’aujourd’hui. Ils viennent aussi chercher le lecteur dans son humanité - le déloger peut-être même d’un refuge intellectuel protecteur le gardant d’une profonde remise en cause, allant jusqu’à la reconnaissance de l’amoralité congénitale du pouvoir politique.
Ces témoins victimes survivantes nous confrontent, sous un double aspect, à la nature sidérante du temps d’un génocide.
Naïveté que de penser qu’un génocide commence le premier jour de sa perpétration et s’achève le jour de l’installation du nouveau pouvoir politique vainqueur du pouvoir génocidaire ! Un génocide est tout d’abord conçu idéologiquement. Sa mise en œuvre politique s’étale ensuite dans le temps afin de permettre à cette idéologie de se répandre progressivement dans la société et instiller peu à peu la banalisation de la mise à l’index de la population cible, avant un resserrement progressif et sévère des libertés publiques de cette dernière. Enfin survient brutalement l’extermination génocidaire.
Naïveté que de croire que les effets mortifères d’un génocide se cantonnent à ses victimes assassinées et à l’instant de leur mort ! Ce second aspect, non moins considérable, est celui des souffrances inouïes des victimes survivantes, souffrances dont les effets destructeurs se perpétuent sur plusieurs générations. A cela il convient d’ajouter non seulement les réminiscences particulièrement douloureuses que provoquent les commémorations publiques annuelles, pourtant indispensables, mais également la douleur renouvelée qu’éprouvent les survivants témoins à charge lors des procès d’accusés génocidaires, souffrance que vient considérablement accroître l’extrême lenteur des procédures judiciaires concernées.
Même si la dimension politique du génocide n’en constitue pas le sujet principal, l’ouvrage aborde ce point, aux échelons rwandais mais surtout international et plus spécialement français. Hélène Dumas s’intéresse ainsi aux effets sur le terrain des actes politiques en cause, une recherche qui reste à mener en tant que telle. Elle évoque en la matière les constituants idéologiques géniteurs, l’inoculation au « peuple majoritaire » [1] de cette idéologie, les prémices annonciateurs du génocide, les actes déclencheurs, la méthodologie génocidaire.
L’historienne aborde notamment la question des composantes idéologiques telles que le conditionnement raciste des jeunes en milieu scolaire ; le « majoritarisme » assuré au moyen d’un dispositif statistique pénétrant la vie sociale et privée ; un double processus d’assimilation des civils au monde combattant : tout Hutu est soumis au devoir de solidarité raciale et tous les Tutsi sont autant de "frères de race" du FPR, complices de ce dernier ; le centralisme autoritaire de son sommet à la base que constitue chaque quartier de chaque colline de chaque commune ; les formes d’organisation locale du génocide, d’une efficacité redoutable, fruit d’une préparation minutieuse ; l’impulsion essentielle de l’appareil d’État à l’échelon local. L’autrice évoque enfin le « mot d’ordre politique » de « réconciliation nationale » imposé par l’État rwandais post-génocidaire, dont elle mesure le caractère de « fausse évidence » et de « défi colossal ».
La riche approche d’Hélène Dumas croise ainsi les trajectoires individuelles et la sphère politique qui les détermine. À un moment où nos compatriotes prennent conscience des responsabilités françaises accablantes au Rwanda, il convient de relever que cette approche pourrait, selon l’autrice, s’avérer fructueuse dans ce second champ également : « Sans doute cette démarche indiciaire s’attachant à décrire l’extermination par sa matérialité pourrait-elle également être reconduite pour observer la politique française menée au Rwanda entre 1990 et 1994. […] Les traces de l’histoire de l’implication française au Rwanda ne se trouvent pas toutes enfermées dans des archives inaccessibles. [...] d’autres sources - publiques et connues pour certaines depuis des décennies - imposent d’interroger la politique française à partir de ses effets au Rwanda même ». [2]
Hélène Dumas signe là un ouvrage qui nous mobilise non seulement sans détour mais encore sans retour.
Gérard Ribière