Léopold Lambert est architecte de formation et rédacteur en chef de la revue The Funambulist, consacrée aux « politiques de l’espace et des corps ». Il a publié en avril 2021 le livre États d’urgence, une histoire spatiale du continuum colonial français. Par une approche originale, il tisse les liens temporels et spatiaux du colonialisme de l’Algérie à la Kanaky Nouvelle Calédonie en passant par les quartiers populaires et Ma’ohi Nui [1]
Le titre de l’ouvrage est trompeur car si l’état d’urgence sert bien de fil conducteur, il s’agit surtout d’un révélateur des politiques coloniales déployées par la France en différents lieux et époques. L’auteur insiste d’ailleurs pour ne pas focaliser l’attention sur cette seule loi, trop souvent présentée comme constitutive d’un régime d’exception. Parce que la plupart de ses articles, depuis Macron, sont passés dans le droit commun, ou que les « pouvoirs spéciaux » pendant la guerre d’Algérie l’ont parfois dépassée, certes. Mais surtout parce que de l’Empire aux quartiers populaires, les peuples colonisés ou leurs descendants connaissent la violence au quotidien, sans qu’aucune loi ne le prévoie. On y lit plusieurs fois les propos de Jean-Marie Tjibaou qui résume cette idée : « en ce qui nous concerne, cela fait 130 ans que nous subissons l’état d’urgence ».
Le premier intérêt du livre est de présenter des synthèses de la révolution algérienne ou de l’insurrection des années 80 en Kanaky Nouvelle Calédonie par un travail de compilation très complet agrémenté de témoignages. On y trouve bien des détails sur les deux épisodes tristement célèbres : le massacre du 17 octobre 1961 à Paris et celui de la grotte d’Ouvéa en mai 1988. L’auteur leur donne chair, à l’image du témoignage d’Ahmed Djoughlal [2] qui dépeint son policier bourreau « la bave à la bouche, les yeux fous ».
Le souci permanent de Léopold Lambert est, d’une part, de placer les voix des colonisés résistants au centre, d’autre part de présenter des périodes moins bien connues, en mettant en relief tant les circulations des opprimés qui ont tissé des solidarités inventives, que les rouages du colonialisme. Le livre, dense, nous emmène bien au-delà des "grands événements" et redonne de la profondeur à l’espace et à l’histoire.
Alors qu’approche la fin des accords prévoyant la décolonisation de Kanaky Nouvelle Calédonie, cet ouvrage redonne justement au pays et à la lutte Kanak la place qu’ils méritent. Le tiers du livre qui y est consacré montre à la fois l’intensité de la violence coloniale qui s’est abattue sur l’archipel et la richesse des stratégies de résistance déployées. À l’heure où le rythme médiatique impose son simplisme en aplatissant les enjeux au seul score aux référendums d’indépendance, États d’urgence permet d’appréhender ce à quoi les Kanak font face depuis des décennies : un État français froid, à la gestion militaire, et des colons qui par leur violence et leur racisme sont comparables à ceux d’Algérie. Cette seule partie justifie la lecture de l’ouvrage car elle fournit une synthèse rare de l’histoire politique de ce pays.
Le livre est parsemé de portraits édifiants d’administrateurs coloniaux, politiciens, préfets ou militaires que la machine coloniale recycle d’une colonie à l’autre ou dans la gestion des quartiers populaires. Si certains, tels Pasqua ou Foccart, sont biens connus, on découvre par exemple Amaury de Saint-Quentin : descendant d’une famille caldoche présente en politique et dans l’extraction du nickel, on le retrouve ensuite au ministère de la Défense puis comme préfet en Guadeloupe, à la Réunion et désormais dans le Val d’Oise. La volonté de l’auteur n’est pas de personnifier la politique coloniale mais de dessiner, à travers ces illustrations et portraits, l’omniprésence des mêmes schémas de pensées et la même pratique de la violence à l’encontre des colonisés et de leur descendance, et ce à tous les échelons de l’État. Ainsi, il est rappelé que bon nombre de gardiens des foyers où ont été mis les travailleurs immigrés étaient d’anciens militaires ou policiers ayant officié en Algérie.
Le récit n’est pas toujours chronologique et superpose volontairement des lieux et des époques diverses, à l’image de ces vues aériennes de la région parisienne qui font figurer les emplacements des bidonvilles disparus, les lieux des massacres du 17 octobre 1961, en même temps que les commissariats de police d’aujourd’hui. L’auteur apporte un prisme original en parsemant son texte de considérations architecturales sur la construction des bâtiments à usage coercitif (les camps, les prisons, les commissariats) ou sur les habitats populaires (le labyrinthe des rues d’Alger, les chemins et les squats de Kanaky, les bidonvilles) qui arrivent souvent à échapper au contrôle et fournissent des possibilité de résistance. Le pouvoir s’en méfie d’ailleurs et tente d’entraver quand il le peut l’appropriation de l’espace par celles et ceux qu’il entend écraser.
On pourrait ressortir de la lecture assommé par l’ampleur et l’intensité de la barbarie coloniale déployée par la France au fil des siècles. Mais d’une part, la période impose de regarder bien en face ces lignes structurantes de notre société et de notre État. D’autre part, le "continuum colonial" a toujours fait face à un "continuum de résistances et de complicités" par les colonisés et leurs alliés, auquel le livre ramène en permanence.
Mathieu Lopes
États d’urgence, une histoire spatiale du continuum colonial français, éditions Premiers matins de novembre, avril 2021, 18 euros .