Le 10 décembre 2020, l’Assemblée nationale française, suivie par le Sénat le 28 janvier, ont été le premier parlement à adopter la réforme du franc de la communauté financière en Afrique (CFA) de l’Union économique et monétaire ouest-africaine (UEMOA). Les présidents français et ivoirien, E. Macron et A. Ouattara l’avaient annoncée il y a un an [1]. Retour sur ce que les rapports et débats parlementaires nous ont permis d’apprendre, ou de confirmer, sur cette réforme.
Afin de tenter de bloquer le vote du nouvel accord de coopération monétaire, le député communiste Jean-Paul Lecoq a proposé une motion de rejet qu’il a longuement justifiée. Selon lui, il y a déjà des problèmes concernant la méthode d’élaboration de ce nouvel accord « négocié dans le plus grand secret par une poignée de personnes à Paris et à Abidjan », et la France aurait dû, a minima, être le dernier pays à voter. Sur le fond, le député rappelle que « rien ne changera, et le cordon ombilical qui relie le franc CFA à la zone euro va perdurer, au travers de l’arrimage à l’euro, de la liberté des transactions et de la convertibilité illimitée entre les deux monnaies. Ce triple lien permettant à toute multinationale qui fait du commerce dans la zone monétaire du franc CFA de voir ses investissements sécurisés sur le long terme, de convertir en euros ses profits réalisés en francs CFA, puis de rapatrier ensuite ces capitaux vers la zone euro. [2] »
Son discours fait écho à celui de l’ancien député communiste Paul Cermolacce, proclamé le 19 juillet 1961 (et cité par J.-P. Lecoq). Lors du vote d’« accords de coopérations » avec des pays d’Afrique de l’Ouest, qui concernaient, entre autres, le franc CFA, il avait expliqué : « Ces accords, négociés avec de grandes difficultés, constituent un nouveau compromis visant à maintenir, par des moyens détournés, l’essentiel des privilèges colonialistes, tout en s’efforçant de sauver la face aux yeux des peuples en cause ».
En décembre dernier à l’Assemblée, sur les 73 députés ayant participé au vote, seuls 8 s’y sont opposés (groupe Gauche démocrate et républicaine/France Insoumise) et autant se sont abstenus. Au Sénat le 28 janvier, sur les 343 votants, seuls 22 ont voté contre (et 80 se sont abstenus)... On remarque donc qu’après 60 ans, la majorité de la classe politique française continue à soutenir cette domination néocoloniale.
Deux « experts » du Trésor français et de la Banque de France étaient venus dès le 12 février 2020 en Commission des finances de l’Assemblée afin de rassurer les parlementaires sur les objectifs de ces évolutions. Elles consistent juste à « sortir les irritants politiques », c’est-à-dire faire taire les critiques les plus médiatiques. Ils précisent en outre que ces irritants « ne sont pas nécessaires pour assurer la parité fixe et la garantie », qui sont les « éléments essentiels » de cette monnaie coloniale.
Le premier « irritant » concerne l’obligation pour la Banque Centrale des États d’Afrique de l’Ouest (BCEAO) de « placer 50 % de ses réserves au Trésor français ». Les partisans de la fin du franc CFA ont souvent critiqué cette mesure néocoloniale extrêmement préjudiciable aux économies des pays africains, alors que la France en tire des avantages financiers. Ces réserves représentent des avoirs disponibles pour la France (l’équivalent de 15 % du déficit public en 2017) qui lui évitent de recourir à des prêts à court terme.
Les deux experts ont cherché à contredire cet argument en assurant qu’« on ne finance pas du tout la dette de la France avec ces réserves ». Un autre cadre du Trésor, plus nuancé, expliquait en 2019 que « ces sommes, très limitées, viennent très marginalement atténuer le volume de dette qui est émis chaque année par l’État » (Deutsche Welle, 25/03/2019). Dès 1970, un rapport du Conseil économique et social français admettait pourtant l’utilité de ces liquidités pour « financer la charge qui résulte pour lui des découverts d’exécution des lois des finances et d’amortissement de la dette publique » (15/04/1970).
Ces deux experts ont aussi expliqué aux parlementaires que ces réserves donnent lieu à une rémunération plus favorable que celles découlant des taux d’intérêt du marché, et que cela « coûte et ça a coûté à la France ». D’autres partisans du maintien du franc CFA ont souvent repris cet argument depuis quelques années pour justifier les bonnes intentions de la France… Sauf que depuis la création du CFA et jusqu’aux politiques monétaires non conventionnelles mises en place suite à la crise financière de 2008, les taux d’intérêt sur les marchés financiers étaient supérieurs à ceux reversés par la France aux pays africains. C’était donc bien ces derniers qui finançaient la métropole pour qu’elle garde leurs devises…
Surtout, même si ces réserves coûtent aujourd’hui à la France, cela ne signifie pas que ce système profite aux pays de l’UEMOA. En effet, le taux d’intérêt des réserves est de 0,75 %, soit bien moins que l’inflation de ces pays (la BCEAO se donne d’ailleurs pour cible 2% par an). Plus grave, alors que la France peut utiliser ces liquidités, ces pays doivent s’endetter, souvent à des taux 5 à 10 fois supérieurs, faute d’accès à leurs fonds bloqués dans les caisses du Trésor français.
Le second « irritant » est l’appellation de la devise. Si la signification du sigle CFA a changé plusieurs fois depuis sa création en 1945, la première, « Colonies françaises d’Afrique », reste celle qui a marqué les esprits jusqu’à aujourd’hui. Paris et Abidjan ont donc décidé de rebaptiser le franc CFA en « eco ». Or la Communauté économique des États de l’Afrique de l’Ouest (CEDEAO), qui regroupe les pays de l’UEMOA et les 6 pays de la Zone monétaire ouest-africaine (ZMOA)3 avait déjà donné le nom "eco" à son projet de monnaie commune (cf. Billets d’Afrique n° 293, janvier 2020). L’ensemble des pays de la ZMOA ont critiqué ouvertement cette décision unilatérale prise par Paris et Abidjan contrariant le projet de la CEDEAO. Le président du Nigéria, véritable poids lourd de la région, a d’ailleurs brandi la menace de dislocation de la CEDEAO. Mais la France n’a jamais vu d’un mauvais œil la survenue de tensions entre États africains… L’expert du Trésor français avait du reste expliqué que « certains pays [de la ZMOA] pourraient avoir un intérêt à rejoindre l’UEMOA » , en évoquant notamment une possible « agrégation progressive » de nouveaux États au sein de la monnaie contrôlée par Paris. De là à dire que la France souhaiterait étendre son influence sur d’autres pays...
Enfin, le dernier « irritant » concerne la « présence de représentants français dans les instances techniques de la Banque centrale des États d’Afrique de l’Ouest ». Ces représentants permettaient notamment d’accéder à des données concernant les économies des pays de la zone, et d’influencer les décisions et les politiques monétaires de la BCEAO et de ses membres. Officiellement, la France se retire donc de ces instances, mais en contrepartie elle pose de nouvelles « conditions » à la « garantie » qu’elle octroie à la monnaie, et conserve ainsi ses privilèges néocoloniaux.
Les experts ont expliqué qu’en échange de sa « garantie », la France a défini différentes conditions : « Nous avons travaillé avec la BCEAO sur un cadre de reporting sur des éléments d’informations financières, les évolutions monétaires, l’évolution des réserves, nous permettant d’avoir le même niveau d’informations qu’avant et un canal de dialogue pour que, quand on s’approche d’une situation où la garantie de l’État pourrait être appelée, on puisse faire valoir notre point de vue sur la restauration des grands équilibres ».
_Le rapport d’information du Sénat sur le franc CFA (30/09/2020) résume ainsi : « Les mécanismes de dialogue et de reporting pourraient donc se montrer plus efficaces et plus souples pour permettre à la France de disposer d’informations fiables et de qualité ». Les rapporteurs souhaiteraient même que ces nouvelles dispositions soient étendues aux autres zones CFA (CEMAC et Comores) vu qu’elles sont plus intéressantes pour la France…
L’article 8 du nouvel accord de coopération « dispose explicitement que le garant (la France) doit être associé en cas de crise » et que cela « se traduirait notamment […] par la désignation à titre exceptionnel et pour la durée jugée nécessaire d’un représentant [de la France] au sein du Comité de politique monétaire ». La France se garde donc la possibilité de revenir au sein de l’organe central de décision concernant la politique monétaire en ce qui concerne la politique monétaire de l’UEMOA.
Cette « garantie de convertibilité illimitée » permet donc à la France de garder la main, ou tout au moins d’avoir voix au chapitre, sur les politiques monétaires de l’UEMOA. Cette garantie française semble pourtant n’avoir aucun intérêt positif pour les pays membres, et ce pour différentes raisons. Premièrement, la dernière fois que les pays de la zone ont sollicité cette garantie, en 1994, la France l’a refusée et a imposé, avec le FMI, une dévaluation de 50 % du franc CFA. La garantie française malgré son coût très important (perte de souveraineté monétaire des États membres) n’est donc qu’une garantie de façade.
De plus, l’expert de la Banque de France rappelle que cette « garantie de convertibilité illimitée (…) est tout à fait compatible avec une convertibilité relativement limitée de ces monnaies [les deux francs CFA] qui est limitée par le contrôle des changes », c’est-à-dire que la convertibilité du CFA vers les autres monnaies, l’Euro compris, n’a rien d’illimitée. D’ailleurs, il n’est plus possible depuis 1993 d’échanger des billets de franc CFA dans des bureaux de change à l’étranger, du fait du refus de la BCEAO et de la BEAC de les racheter.
D’autres monnaies du continent, comme le Rand sud-africain ou le Shilling kenyan, montrent que la garantie d’un tiers pour rassurer les investisseurs et assurer la convertibilité de leur monnaie n’est pas nécessaire. D’ailleurs, différents pays (comme l’Inde, la Corée du Sud, le Brésil) ont montré que l’on peut disposer de monnaies qui ne sont que très partiellement convertibles tout en étant une puissance économique. La convertibilité de la monnaie n’est donc ni une garantie, ni même un préalable obligatoire pour assurer une croissance économique importante.
Par contre, la garantie française « élimine le risque de transfert », ce qui signifie que les multinationales opérant dans les pays de la zone CFA peuvent à tout moment, et sans limites, rapatrier leurs profits réalisés en francs CFA.
La France tient à cette parité fixe avec l’euro pour deux raisons principales. La première est que la « garantie », et donc les conditions d’octroi de celle-ci, n’a de sens qu’avec une parité fixe. Cette parité est donc la justification de l’instrument de contrôle politique qu’est la « garantie française » sur les pays de la zone.
La seconde raison est la même que celle qui expliqua la création du franc CFA en 1945 : permettre aux entreprises françaises d’acquérir des matières premières dans les colonies (et aujourd’hui les pays du pré carré) à des prix bas et sans courir les risques de change. Depuis le remplacement du franc français par l’euro, et comme le précise le rapport du Sénat (30/09/2020) : « La parité fixe entre les francs CFA et l’euro bénéficient à l’ensemble des pays de la zone euro, et pas seulement à la France ». Par contre, en ce qui concerne les conséquences de cette parité fixe pour les pays africains, qui se retrouvent avec une monnaie forte et surévaluée selon les analyses du FMI lui-même (rapport du 29/03/2019), il n’en est pas fait mention…
Thomas Bart
[1] (Voir le communiqué de Survie.org, 22/12/2019 et Billets d’Afrique n°293, janvier 2020)
[2] Le verbatim de l’intervention de J.-P. Lecoq est disponible à la fin de l’article de Fanny Pigeaud sur son blog Médiapart en date du 11/12/20. Par ailleurs, sauf précision contraire, les citations, et les informations sur lesquelles s’appuie cet article proviennent de cet article et de ses 2 autres datés du 24/02/20 et du 06/10/20. À lire aussi son ouvrage, co-écrit avec l’économiste Ndongo Samba Sylla, L’Arme invisible de la Françafrique. Une histoire du franc CFA, 2018, La Découverte.