Survie

Frantz Fanon : le verbe et l’action

rédigé le 1er février 2022 (mis en ligne le 11 mai 2022) - Odile Tobner

La brièveté de la vie de Fanon et la puissance de son œuvre en font une figure héroïque dans la tradition de la pensée stoïcienne. Chacun de ses actes, chacune de ses paroles est le produit de la réflexion organisatrice, donnant cohérence au hasard par la force de la volonté. C’est le miracle du verbe qui impose une vision nouvelle, informulée parce qu’impensable dans les schémas existants.

Il avait la conscience et la modestie de cette situation d’inventeur : « Ce n’est pas moi qui me crée un sens, mais c’est le sens qui était là, m’attendant. Ce n’est pas avec ma misère de mauvais nègre, mes dents de mauvais nègre, ma faim de mauvais nègre, que je modèle un flambeau pour y foutre le feu afin d’incendier le monde ; mais c’est le flambeau qui était là, attendant cette chance historique. » [1]

Origine : Martinique

Il y a d’abord une enfance martiniquaise, l’aspiration à la dignité de descendants d’esclaves devenus citoyens de seconde zone d’une lointaine patrie. Il se trouve qu’en 1942 le gouverneur de la Martinique, pétainiste, gobinien, constitue un repoussoir qui incite le jeune Frantz, alors au lycée, à s’évader vers la Caraïbe anglophone pour rejoindre la France libre. Un vieux maître cynique a beau mettre en garde le jeune idéaliste : « Ce qui se passe en Europe ce n’est pas notre problème… Quand les blancs se tuent entre eux, c’est une bénédiction pour les nègres. - Ce professeur est un salaud, dit Fanon. Chaque fois que la liberté est en question, nous sommes tous concernés. »
Ce qui attend une telle conscience c’est, au sein de l’armée française, en Italie puis en Alsace, la découverte de son statut de nègre, comme chair à canon d’une puissance coloniale. Au printemps 1945 il écrit à ses parents : « Aujourd’hui, 12 avril. Un an que j’ai laissé Fort-de-France. Pourquoi ? Pour défendre un idéal obsolète. Je crois que cette fois j’y resterai. Dans toutes les bagarres où j’ai été, j’ai toujours eu le souci de vous revenir et aussi de la veine. Mais je me demande en ce jour si l’épreuve ne me sera pas imposée de sitôt. Je doute de tout, même de moi. Si je ne retournais pas, si vous appreniez un jour ma mort face à l’ennemi,consolez-vous, mais ne dites jamais : il est mort pour la belle cause. Dites : "Dieu l’a rappelé à lui", car cette fausse idéologie, bouclier des laïciens [2]2 et des politiciens imbéciles ne doit plus nous illuminer. Je me suis trompé ! » [3]
Peu d’êtres auraient supporté sans se briser, à vingt ans, l’épreuve du feu jointe au sentiment d’écroulement de l’illusion morale. Mourir, s’acheter au prix fort une conscience d’emprunt. Fanon ne fait ni l’un ni l’autre. Au combat il se montre efficace et intelligent, conscient du danger et volontaire pour les missions périlleuses, parce qu’il s’agit d’abord de régler le compte de l’adolescent idéaliste en lui faisant sentir le poids de sa responsabilité. Pendant que ses condisciples ânonnent leurs leçons de philosophie, Fanon apprend cruellement à ne plus jamais se payer de mots.

Profession : psychiatre

Les études de médecine et de philosophie qu’il fait à Lyon de 1946 à 1951 profitent pleinement à une conscience nettoyée de toute puérilité. Il s’y jette avec ardeur. Le 2 janvier 1947, il écrit à sa mère : « Si les uns et les autres pouvaient me voir, alors ils me supplieraient d’aller me promener et de ne pas tant travailler. Que veux-tu, j’essaie de rattraper le temps perdu. ». Le tutoiement méprisant d’un professeur de médecine ne peut même plus l’atteindre. Il court très loin devant la bêtise raciste. C’est lui qui désormais lui portera tous les coups.
Spécialisé en psychiatrie, alors que ses réflexions sur « L’image du noir dans le psychisme européen » sont refusées comme sujet de thèse de doctorat – prétendument non médical selon l’Institution universitaire -, il en fera Peau noire et masques blancs (1952), brillant essai dans lequel il se livre à une psychanalyse du racisme à partir de l’expérience du sujet antillais. Fanon, après Césaire dans Discours sur la colonisation (1950), critique sévèrement la thèse d’Octave Mannoni (1899-1989), philosophe et psychanalyste qui a enseigné en Martinique (1925-1928), à la Réunion (1928-1931) et à Madagascar (1931-1945), exprimée dans Psychologie de la colonisation (1950), selon laquelle, le sauvage, le Malgache, aurait une « prédisposition » à la soumission coloniale qui ferait pendant à « une prédisposition culturelle de l’Européen à la domination ». Mannoni, intellectuel progressiste – il sera rappelé de Madagascar pour avoir approuvé le mouvement indépendantiste – fait donc retomber la responsabilité, même partielle, de la colonisation sur le colonisé lui-même, qui la « désirerait ». Fanon commente :« Le blanc, incapable de faire face à toutes ces revendications, se décharge des responsabilités. Moi j’appelle ce processus : la répartition raciale de la culpabilité ».
Fanon juge cette interprétation psychologique rudimentaire. Armé de toutes les ressources de la philosophie (Hegel, Sartre) et de la psychanalyse (Freud, Lacan), il explore les profondeurs du psychisme antillais, écartelé entre l’héritage familial et l’imposition d’une vision « blanche » du monde. Ce conflit relègue au second plan l’Œdipe freudien. Fanon pose qu’il n’y a pas de névrose œdipienne aux Antilles.
Après sa thèse en 1951, Fanon fait un stage de quinze mois à l’hôpital psychiatrique de Saint-Alban en Lozère. Le directeur est alors François Tosquelles, ancien combattant de la guerre civile espagnole dans les rangs du POUM, parti ouvrier d’unification marxiste, ayant fui la répression franquiste. Cette rencontre capitale avec le père de la psychothérapie institutionnelle, qui, outre Fanon, aura comme disciple Félix Guattari, auteur avec Deleuze de L’Anti-Œdipe, capitalisme et schizophrénie, confirme Fanon dans sa conception audacieuse de la psychiatrie comme exploration de la réalité sociale et politique qu’il va appliquer en Algérie, où il est nommé en 1953, médecin-chef d’une division de l’hôpital psychiatrique de Blida. Fanon découvre « une réalité tissée de mensonges, de lâcheté, de mépris de l’homme ». L’Algérien est un « aliéné permanent, subissant un état de dépersonnalisation absolue, une déshumanisation systématisée » [4]. Il ne tarde pas à établir des contacts avec le Front de Libération Nationale (FLN) dès le début du soulèvement armé en 1954. Il démissionne de son poste de médecin en novembre 1956 avant son expulsion d’Algérie en janvier 1957.

Vocation : combattant

Fanon rejoint alors la base du FLN à Tunis. Parallèlement à son activité de psychiatre, il publie des articles politiques dans El Moudjahid, organe de la résistance algérienne. Ces articles sont publiés en volume chez Maspéro en 1959 sous le titre L’an V de la révolutions algérienne, réédités en 1966 sous le titre Sociologie d’une révolution. Par la voix de Fanon, c’est le colonisé qui prend la parole pour dire la réalité de sa situation. L’irruption de cette parole est d’une telle force que l’auteur est la cible de plusieurs attentats. Il est grièvement blessé dans un accident au Maroc en 1959. En 1960, il est nommé ambassadeur du GPRA (Gouvernement provisoire de la République algérienne) au Ghana, qui vient de proclamer son indépendance sous la houlette de Kwame Nkrumah. De là il se rend au Mali, présidé par Modibo Keita, pour organiser un nouveau front sur la frontière sud de l’Algérie. Abdelaziz Bouteflika, chargé de mission par Boumédiène, était alors également au Mali, à Gao.
C’est au Mali que Fanon ressent les premières atteintes du mal incurable qui va l’emporter quelques mois plus tard. C’est alors la course contre la montre, entre les hospitalisations, d’abord en URSS puis aux USA, et la rédaction de son testament politique dans Les damnés de la terre, qui paraît chez Maspéro quelques jours avant le décès de l’auteur, survenu le 6 décembre 1961 à l’hôpital de Bethesda, dans le Maryland, près de Washington. La grande voix de Fanon s’éteint. Son œuvre est livrée alors au commentaire sans réplique, c’est-à-dire, dans les années soixante, soixante-dix, qui voient les indépendances africaines tomber sous le joug du néocolonialisme, à la caricature préludant à l’oubli.
Le premier chapitre des « Damnés », intitulé « De la violence », est un appel à la lutte armée comme stratégie de libération, un manuel de guérilla comme tactique d’engagement contre la force coloniale surarmée. Fanon rappelle que le mot "guérilla" a désigné la résistance espagnole qui a vaincu l’occupation napoléonienne. Il n’en fallut pas plus pour que se déchaîne la propagande néocoloniale faisant de Fanon une sorte d’enragé sanguinaire habité d’une transe meurtrière, un illuminé, alors que son discours est d’un réalisme cruel mais sans faille. Le tiers-mondisme de salon fut enrôlé pour cracher sur la personne et l’œuvre de Fanon. Le chef-d’œuvre du genre reste l’article d’Albert Memmi La vie impossible de Frantz Fanon [5], texte ignoble qu’il faut lire pour avoir une une idée de l’entreprise de destruction engagée contre Fanon mort. J’en ai fait une première critique [6] dans la revue Peuples Noirs Peuples Africains, mais il faudrait l’approfondir encore tant ce texte est emblématique des stéréotypes véhiculés dans l’antiracisme parisien de l’époque.

Immortalité

Cinquante ans plus tard, l’œuvre de Fanon est regardée pour ce qu’elle est, la description la plus exacte des méfaits du colonialisme et la plus porteuse d’espoir. La superbe péroraison sous forme de prosopopée qui clôt Les damnés de la terre prend encore plus de force et de vérité avec le temps :
« Quittons cette Europe qui n’en finit pas de parler de l’homme tout en le massacrant partout où elle le rencontre, à tous les coins de ses propres rues, à tous les coins du monde.
Voilà des siècles que l’Europe a stoppé la progression des autres hommes et les a asservis à ses desseins et à sa gloire, des siècles qu’au nom d’une prétendue "aventure spirituelle" elle étouffe la quasi totalité de l’humanité. Regardez-la aujourd’hui basculer entre la désintégration atomique et la désintégration spirituelle.
Et pourtant, chez elle, sur le plan des réalisations, on peut dire qu’elle a tout réussi.
L’Europe a pris la direction du monde avec ardeur, cynisme et violence. Et voyez combien l’ombre de ses monuments s’étend et se multiplie. Chaque mouvement de l’Europe a fait craquer les limites de l’espace et celles de la pensée. L’Europe s’est refusée à toute humilité, à toute modestie, mais aussi à toute sollicitude, à toute tendresse.
Elle ne s’est montrée parcimonieuse, mesquine, carnassière, homicide qu’avec l’homme.
Alors, frères, comment ne pas comprendre que nous avons mieux à faire que de suivre cette Europe-là…. »
Pour conclure cette présentation de Fanon, laissons la parole à François Tosquelles, son collègue, maître et ami, le mieux à même d’aller assez loin au cœur de la compréhension de ce génie :
« ... La démarche qui amena Fanon de Lyon à Saint-Alban n’était point de cet ordre-là. Il était clairvoyant et meilleur entendant. Il ne s’en laissait point conter ; certains diraient qu’il était même "pathologiquement" méfiant, voire un tantinet paranoïde. Attitude assumée de la "paranoïa-critique" par où l’opérativité du psychiatre en formation (le vrai psychiatre est toujours en formation), sa "marginalité" par rapport à la culture cartésienne et rationaliste, ses « distinguos » et sa troisième oreille, seuls lui permettent de tisser un filet avec les produits qui suintent de la souffrance de « ses » malades. Fanon n’était pas atteint de cette terrible maladie endémique qui, par la voie de "la voix de son maître", fige la pensée de beaucoup dans la "normopathie". Tant mieux pour lui et pour les malades qu’il a pu soigner. Lui, à ma connaissance, n’avait pas essayé de guérir de sa "normopathie" en s’engageant dans une "cure" didactique, dit-on psychanalytique. À tort ou à raison, pour se soustraire aux effets de la "normopathie", il avait investi et assumé son propre verbe. Par quelles voies ? Quelles réassurances narcissiques étaient dès lors les siennes ? Je n’en sais rien ; qu’à cela ne tienne. En vérité, il travaillait et il était travaillé par son verbe. Il y jouait de son être, bien au-delà et en deçà de la fonction d’auxiliaire prescrite au verbe être pour certains "temps" du discours. En fait, ne lui échappaient point ni la dimension poétique ni la dimension rationnelle de ses productions discursives. Son discours était porté par tout son corps. Mais ne croyez point que cela l’entraînerait dans l’hystérie. Il en surveillait les pièges et les dangers. Pour lui, il n’était jamais question de faire semblant. Même son lyrisme n’était jamais une fuite dans l’imaginaire verbeux. S’il s’envolait, c’était pour mieux voir, pour prendre ses distances avant d’atterrir en vue de nouvelles actions plus opératoires. Témoin, il l’était surtout par ses actions. Sa vie n’était ni un récit ni un récital, ni un enchaînement de passage à l’acte. » [7] 7
Odile Tobner

[1Frantz Fanon, Peau noire, masques blancs, Le Seuil, 1952, p. 132

[2Fanon a barré « instituteurs laïcs » pour écrire « laïciens »

[3Sud/Nord, n°22,‎ 2007, p. 19

[4Extraits de la lettre de démission que Fanon envoie en novembre 1956 à M. le ministre résident, Gouverneur général de l’Algérie, in Écrits sur l’aliénation et la liberté, 2018, pp. 452 à 454

[5Esprit, septembre 1971, pp. 248 à 273

[6Le dénigrement, PNPA, n°14, mars-avril 1980, pp. 22 à 29

[7« Frantz Fanon à Saint-Alban », Sud/Nord, n°22,‎ 2007, pp. 9 à 14

#GénocideDesTutsis 30 ans déjà
Cet article a été publié dans Billets d’Afrique 314 - février 2022
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