Survie

« Un état d’exception qui devient le droit commun ? »

rédigé le 2 février 2022 (mis en ligne le 11 mai 2022) - Laurence Dawidowicz

Depuis mars 2017, un collectif « Secret Défense, un enjeu démocratiquee » s’est constitué, composé de personnes ou d’associations qui se sont vues opposer le « secret défense » dans des affaires judiciaires, ce qui les a empêchées d’accéder à la vérité. Elisabeth Borrel a participé à sa création et est elle-même confrontée à ce secret dans l’instruction criminelle concernant l’assassinat de son mari à Djibouti le 18 octobre 1995, alors qu’il était magistrat coopérant, exerçant les fonctions de conseiller du ministre de la Justice et du culte.

Billets d’Afrique : Vous avez participé en novembre dernier à la 6ème rencontre annuelle des lanceurs d’alerte, pourriez-vous nous expliquer pourquoi ?
Le dossier criminel de mon mari m’a confronté au secret défense et le collectif « Secret Défense un enjeu démocratique » m’a permis de constater le caractère dévoyé de l’usage discrétionnaire et sans contrôle du secret défense. Il est indispensable de vulgariser les informations sur cette notion très dangereuse pour nos institutions dites démocratiques.
Pouvez-vous nous expliquer comment le secret défense est intervenu dans l’instruction judiciaire concernant l’assassinat de votre mari ?
Dans le dossier criminel d’assassinat de mon mari - dans lequel l’institution judiciaire avait préalablement mis sept années pour établir le caractère criminel des faits, la version officielle étant celle du suicide, - le secret défense est invoqué systématiquement depuis 2003, soit par le premier ministre et les ministres, soit par le pouvoir exécutif. Cela a empêché la communication aux juges d’instruction des pièces classifiées secret défense, de nature à permettre d’établir la vérité et de retrouver les auteurs et les commanditaires de ce crime. J’ai alors découvert cette notion qui s’impose à la justice, faisant échec à l’enquête judiciaire et privant les justiciables concernés d’un procès équitable et de l’accès à la vérité.
Pouvez-vous expliquer en quoi selon vous le recours au secret défense fait obstacle au bon déroulement de la justice ?
Quand le secret défense est invoqué, les instructions judiciaires connaissent des dysfonctionnements graves, comme l’absence de demande d’autopsie alors que les circonstances de la mort violente restent indéterminées, la disparition de preuves, notamment des pièces médicales ou des objets découverts sur les lieux, ou encore la destruction de scellés. Par exemple, mon mari est décédé dans des circonstances suspectes, mais aucune autopsie ne sera ordonnée par les autorités. Ces dysfonctionnements compromettent l’issue de l’instruction, à savoir la poursuite des auteurs lors d’un procès public, et sont parfois sanctionnés au titre de la faute lourde de la justice, comme dans le dossier criminel de mon mari (jugement définitif du 17 mars 2020 du Tribunal Judiciaire de Paris).
Mais les conséquences de cette notion sont bien plus graves encore, puisque le pouvoir exécutif et les services sont autorisés non seulement à ne pas appliquer la loi mais également à l’enfreindre jusqu’à commettre des crimes pour protéger ce qui est considéré comme les intérêts supérieurs collectifs de la nation [1]2. De ce fait, celle ou celui qui le combat pour faire émerger la vérité contre la version officielle, la victime ou sa famille, devient l’ennemi à abattre, tout comme les témoins spontanés. Les victimes et leurs familles font l’objet de pressions, d’intimidations, de procédures de dénonciations calomnieuses et de diffamation. Les journalistes de presse peuvent faire l’objet de censures. Concernant l’affaire de mon mari, le journaliste David Servenay qui travaillait à RFI, a vu son reportage être censuré. Ayant néanmoins diffusé son enquête, il a dû quitter cette radio [2]. Pendant ce temps, les auteurs de l’infraction bénéficient eux d’une impunité totale et de la bienveillance des services de l’État, autorisés eux-mêmes à commettre des actes délictueux. C’est un régime d’irresponsabilité totale des criminels avec comme corollaire l’éventuelle condamnation pénale d’innocents.
Vous voulez dire que non seulement le recours au secret défense entrave les enquêtes judiciaires, mais qu’en plus il va jusqu’à faire porter la responsabilité de faits criminels à des innocents ? Avez-vous des exemples ?
La situation de Julian Assange détenu en Grande Bretagne en est un exemple effrayant : il dénonce des crimes contre l’humanité et des tortures dont les auteurs peuvent être identifiés mais pour lesquels jamais aucune poursuite ni procédure disciplinaire n’est engagée, tandis que lui est poursuivi depuis plus de 10 ans pour avoir fait son travail (voir encadré). Dans le collectif, nous avons d’autres exemples. Par exemple, dans l’affaire du Boeing 707 à destination de Paris qui s’est écrasé le 3 décembre 1969 après le décollage de Caracas, faisant 62 morts, la responsabilité des pilotes a été mise en cause, alors qu’il semble qu’une bombe ait explosé et que le Bureau Enquêtes et Accidents ait pu démontrer l’origine criminelle de ce crash...
Pour moi, il s’agit d’une véritable inversion des valeurs de l’État démocratique dans laquelle les droits individuels, le droit à l’information, garantis constitutionnellement, sont suspendus. C’est un véritable régime dérogatoire à nos institutions, qui s’apparente aux états d’exception, ou états d’urgence ou encore états sanitaires. En l’espèce il s’agit d’un état d’exception qui devient le droit commun, qui ne dit pas son nom, non prévu par la constitution, illimité dans le temps, sans contrôle ni contre-pouvoir.

Vous pensez donc que l’usage qui est fait du secret défense est dévoyé ?
Oui car il est discrétionnaire, illimité et sans contrôle. La nécessité d’un tel régime dérogatoire aux règles constitutionnelles de notre démocratie (séparation des pouvoirs et indépendance de la magistrature) et aux droits et libertés des personnes peut se concevoir, y compris dans une démocratie exposée à un monde composé d’États aux intérêts divergents, et pour beaucoup non démocratiques. En revanche l’usage de cette notion doit être strictement limitée à la protection des intérêts supérieurs de la nation, et la situation des victimes doit être impérativement améliorée. Les trop nombreuses affaires judiciaires dans lesquelles ce secret défense est invoqué, comme celles qui composent le collectif « Secret Défense un enjeu démocratique », démontrent que cette notion est dévoyée, détournée de son objet, pour protéger des intérêts particuliers, couvrir la corruption ou les turpitudes de nos gouvernants, en l’absence de tout contrôle, de toute limite, de tout contre-pouvoir, c’est un danger immédiat pour nos institutions démocratiques et nos libertés, l’exécutif et les services disposant d’un pouvoir discrétionnaire.
Pourriez-vous nous donner quelques exemples qui illustrent cette situation, est-ce le cas de dossiers suivis par les membres du collectif ?
Tout à fait. Comment pourrait-il être question de l’intérêt supérieur de la nation quand il s’agit de protéger les assassins d’un magistrat envoyé en coopération pour établir un état de droit (affaire Borrel), quand il s’agit de protéger les auteurs ou les complices d’un génocide (génocide des Tutsis au Rwanda), ou de protéger les auteurs de la destruction d’un immeuble en plein centre de Toulon faisant 13 morts et une quarantaine de blessés (affaire de la maison des Têtes, en 1989) ?
Avez-vous une proposition pour que cela change, pour organiser contrôle et limite de l’usage du secret défense ?
C’était le sens de mon alerte : il est indispensable dans une démocratie que l’usage du secret défense puisse être contrôlé et qu’une solution soit trouvée pour permettre au juge d’instruction d’accéder aux documents classifiés dans l’intérêt de l’enquête judiciaire, comme les magistrats de la Cour des Comptes peuvent déjà y accéder. Par ailleurs, le champ d’application de ce secret doit être restreint aux intérêts supérieurs de la nation et doit supporter des exceptions pour qu’il ne puisse être utilisé dans les cas de crimes de guerre, crimes contre l’humanité, crimes de masse, de tortures et de génocide.
Propos recueillis par L. Dawidowicz

HARCèLEMENT JUDICIAIRE CONTRE JULIAN ASSANGE

Du fait de son engagement au service du droit à l’information des citoyens sur des crimes de guerre, tortures, sur la corruption internationale et les turpitudes des gouvernants des pays aussi bien démocratiques que dictatoriaux, Julian Assange subit depuis plus de dix années un harcèlement judiciaire, qualifié de torture psychologique et vide de droit.
Les États-Unis lui reprochent d’avoir diffusé, à partir de 2010, plus de 700 000 documents classifiés sur les activités militaires et diplomatiques américaines, en particulier en Irak et en Afghanistan.
Confiné depuis mai 2012 à l’ambassade d’Équateur à Londres où il a été espionné jusque dans ses moyens de défense, il est détenu et mis à l’isolement depuis avril 2019 dans une prison de haute sécurité de Grande Bretagne, uniquement pour permettre son extradition vers les États-Unis. Les principes fondateurs sur lesquels repose l’État de droit ne lui sont pas appliqués - droit de ne pas être détenu sans jugement, droit à la liberté de l’information - ni la décision des Nations Unies, condamnant la “détention indéfinie” d’Assange et réclamant que soient respectées son intégrité physique et sa liberté de circulation.
Le 10 décembre 2021, la Haute Cour de Londres annulait la décision de première instance de la juge Vanessa Baraitser qui, tout en assimilant Julian Assange à un espion et en le maintenant en détention, refusait néanmoins son extradition au motif de son état de santé mentale incompatible avec les conditions de détention des personnes détenues pour motif de sécurité nationale. Risquant à nouveau l’extradition, Julian Assange a exercé un recours devant la Cour Suprême, comme il l’avait déjà fait en 2012 contre la précédente décision d’extradition vers la Suède de la Haute Cour de Londres.
Le traitement qui lui est infligé depuis 2010 a surtout pour objectif de dissuader toute personne qui aurait des documents classifiés de les diffuser.

[1Lire sur ce sujet Vincent NOUZILLE, Les tueurs de la République. Éditions FAYARD, 2020.

[2Voir la bande dessinée de David Servenay et Thierry Martin, Une affaire d’États, éditions Soleil, collection Noctambule, 2017.

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Cet article a été publié dans Billets d’Afrique 314 - février 2022
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