En matière de politique économique avec l’Afrique, Emmanuel Macron n’a pas été particulièrement original par rapport à ses prédécesseurs. Se posant comme l’initiateur d’une rupture dans la nature des relations avec le continent, il a multiplié les annonces de réformes qui ne font que dissimuler la persistance d’une politique française d’influence et de prédation.
La première annonce, inattendue, a été celle de la fin du franc CFA au profit d’une nouvelle monnaie appelée Eco, le 21 décembre 2019 aux côtés d’Alassane Ouattara. Face aux contestations grandissantes contre le Franc CFA, Macron a voulu couper l’herbe sous le pied du projet de monnaie commune de la CEDEAO qui avançait lentement vers sa concrétisation sous le nom d’Eco. Limitée géographiquement (seulement 8 des 15 pays utilisant le Franc CFA sont concernés) comme dans ses modalités, cette “réforme” ne donne guère d’illusions quant à la réalité du changement. En effet, malgré l’effacement des marqueurs symboliques les plus gênants, les fondements du système de tutelle monétaire restent, avec le maintien de la parité fixe avec l’euro et de la capacité de la France à peser dans les instances de décision (cf. Billets n°293, janvier 2020). Dans le registre du « tout change pour que rien ne change », le même scenario semble se jouer concernant la politique d’aide au développement.
Lors d’une conférence de l’Agence Française de Développement (AFD) intitulée « Investir ensemble, pour une nouvelle alliance entre l’Afrique et l’Europe » organisée à Paris le 16 février dernier à la veille du sommet Union européenne – Union africaine (sommet UE-UA) de Bruxelles, Macron a annoncé une transformation de la « sémantique du développement », qui devra s’incarner dans la modification du nom – pas encore dévoilé – de l’AFD. Cette réforme rhétorique consiste à passer de la notion d’aide à celle de partenariat, c’est-à-dire officiellement à ne plus « faire pour » mais « faire avec ».
Dans un rapport d’août 2018 sur la "Modernisation de la politique partenariale de développement", le député Hervé Berville – qui deviendra le rapporteur de la loi en question – expliquait : « [le terme “partenariat”] permet de dépasser le terme “aide” qui est largement connoté négativement dans les pays partenaires, notamment chez les jeunes, et qui peut induire une asymétrie dans la relation. A l’inverse, la notion de “partenariat” intègre plus fortement la dimension égalitaire de la relation ».
Comme si nommer différemment la relation allait faire disparaître la réalité et les causes profondes des inégalités qui existent entre les économies des pays “aidés” (africains notamment) et française. Pire : les occulter par une approche faussement dépolitisée risque au contraire de les aggraver. Car derrière les mots, il y a une méthode et une conception des questions de développement qui promeut l’idée qu’il s’agit d’un enjeu de business.
Dans la nouvelle loi de programmation relative au développement solidaire et à la lutte contre les inégalités mondiales, votée le 4 août 2021, la notion de partenariat s’incarne dans la création de « partenariats multipartites » ou « conseils locaux de développement » dans les pays d’intervention. Présidés par l’ambassade, s’y côtoieraient sous la bannière de la « société civile » des organisations non lucratives du secteur de la solidarité et des acteurs lucratifs du secteur privé.
Le développement, considéré comme un problème de manque ou d’utilisation sous-optimale des ressources financières, a en effet désormais comme finalité principale et assumée la mobilisation de financements privés grâce aux financements publics. Cela apparaît clairement dansla déclaration de Macron en clôture de la conférence de l’AFD du 16 févier 2022 : « Les gens partout cherchent comment investir. Et ils cherchent de la rémunération. [...] Si on sait construire le cadre où on prend la part du risque qu’ils ne comprennent pas ou qu’ils ne veulent pas porter, on va mobiliser des dizaines, des centaines de milliards d’argent privé venant du monde entier, sur le continent africain. [...] Là, on sera allé au bout de la logique qui est que ce n’est pas de l’aide, c’est bien de l’investissement ».
C’est dans cette technique déjà bien connue du « blending » (un « mélange » de financements) que s’inscrit l’annonce, deux jours plus tard à l’issue du sommet UE-UA, d’un plan d’investissement européen en Afrique de 150 milliards d’euros à horizon 2030. Il s’agit de stimuler les investissements publics et privés, notamment dans les domaines des infrastructures et des services publics (énergie, transport, numérique...), où se multiplient les partenariats publics privés – ces montages qui permettent le financement en partie public d’équipements dont l’exploitation et les profits sont confiés à des prestataires privés – mais également terrains de jeu où excelle désormais la Chine en Afrique. Ce plan d’investissement s’inscrit en effet dans le cadre du Global Gateway, une initiative de l’UE pour contrer le projet chinois des « nouvelles routes de la soie », grand programme d’investissement dans les infrastructures en Afrique lancé en 2013. Cela rappelle, si besoin était, que c’est bien dans un contexte de concurrence internationale et de lutte d’influence que s’inscrit la politique d’aide.
C’est une autre facette du passage de la notion d’aide – dont il ne s’agit pas ici de défendre la cause – à celle de partenariat : il permet de mettre sur le même plan les objectifs des pays « partenaires ». L’usage de ce terme, comme le justifiait le rapport Berville de 2018, « exprime plus clairement la poursuite d’objectifs stratégiques communs ». On assume désormais pleinement l’idée jusqu’ici plutôt honteuse, bien qu’au fondement de la politique d’aide depuis son déploiement au moment des indépendances, qu’il ne s’agit pas d’une politique désintéressée mais au service d’intérêts propres, présentés comme réciproques entre partenaires. Jean-Yves Le Drian l’exprimait ainsi devant la commission des Affaires étrangères de l’Assemblée nationale le 2 février 2021 : « notre relation avec nos partenaires du Sud n’est pas une forme de soutien généreux, qui leur permettrait de régler des problèmes qui ne concernent qu’eux. En réalité, en les aidant, nous nous aidons nous-mêmes car bien des réponses aux grandes questions du XXIe siècle se trouvent dans ce partenariat », citant en exemple le « défi de l’immigration irrégulière ».
La place qu’occupent les instruments du développement dans la « Feuille de route de l’influence de la diplomatie française », présentée le 14 décembre 2021 par Le Drian, véritable guide pratique pour faire valoir les intérêts français dans le monde, est révélatrice de leurs finalités. Ce document fait en effet la part belle au rôle de la « diplomatie du développement » et à ses institutions (l’AFD, Expertise France, les instituts de recherche et de développement, France Volontaires…), mais aussi à celui de la « diplomatie culturelle » (Institut français, alliances françaises, institutions de promotion de la francophonie...) ou encore de l’audiovisuel extérieur (France Média Monde qui regroupe RFI et France 24, participation dans TV5 Monde), dont les coûts sont en grande partie comptabilisés en aide au développement. Car rien ne change sur le fond : l’aide reste un agrégat de dépenses liées à une stratégie d’influence, seuls ses instruments évoluent en s’adaptant au contexte international.
Ce quinquennat a d’ailleurs vu l’achèvement des réformes initiées sous François Hollande pour renforcer la force de frappe des opérateurs de développement français, avec notamment l’absorption début 2022 d’Expertise France par l’AFD, qui regroupe désormais sous le même toit la majeure partie de l’assistance technique française et du financement de “l’aide”. Il a également été marqué par la multiplication des initiatives pour se positionner en leader sur ces questions au niveau international, et particulièrement européen, afin de faire valoir la vision et le savoir-faire français du développement. La France est par exemple à l’initiative du premier sommet « Finance en commun » organisé en novembre 2020, réunissant l’ensemble des 450 banques publiques de développement du monde, ou encore du « sommet sur le financement des économies africaines » organisé à Paris en mai 2021 dans le but affiché de soutenir un continent menacé d’une grave récession des suites de la crise du Covid 19.
Alors que la France s’enorgueillit d’avoir augmenté la part de l’aide à 0,54% du revenu national brut français en 2022, et promet d’atteindre en 2025 les sacro-saints 0,7% - un mantra historique, pourtant fixé au doigt mouillé et qui ne correspond à rien en termes économiques (cf. Billets n°247, juin 2015) – il n’est nullement question de la centaine de milliards de dollars qui échappent chaque année à l’Afrique par les mécanismes de l’évasion fiscale [1]. La directive européenne sur la transparence fiscale des multinationales aurait pourtant été l’occasion de s’attaquer à ce scandale, qui fait perdre chaque année aux gouvernements africains des ressources directes deux fois plus importantes que l’ensemble farfelu de frais comptabilisés en aide publique au développement. L’objectif de cette directive est d’imposer aux multinationales un « reporting pays par pays » permettant de vérifier si elles paient leurs impôts en fonction de leurs activités réelles, ou de déceler l’éventuel recours à des pratiques d’évasion fiscale. Mais, comme l’expliquaient les organisations rassemblées au sein de la plateforme Paradis Fiscaux et Judiciaires dans une tribune au Monde (9/11/21), la directive adoptée par le Parlement « prévoit que les entreprises devront uniquement déclarer leurs activités au sein des pays de l’Union européenne et des pays listés comme paradis fiscaux [ce qui] anéantit complètement la mesure : plus des trois quarts des pays du monde ne seront pas couverts ». Elles dénoncent « une forte responsabilité [de la France] dans cet échec, en adoptant sans nuance les positions des lobbys du secteur privé. ».
Loin de s’attaquer aux causes profondes de la pauvreté et à la vulnérabilité structurelle des économies africaines, largement tournées vers l’export de matières premières et donc dépendantes des marchés mondiaux, les remèdes promus par la France dans ces sommets ne font que les accentuer.
Celui sur le financement des économies africaines du 18 mai 2021 à Paris, organisé un an après l’appel de Macron à une « annulation massive » des dettes des pays africains, a débouché au mieux sur des mesures de rééchelonnement, au pire sur de nouveaux prêts (et donc de l’endettement supplémentaire), et sur des soutiens financiers soumis à l’application de recettes vieilles de plusieurs décennies qui ne font qu’exposer toujours plus les économies africaines à la voracité des entreprises occidentales. Les nouveaux prêts doivent en effet s’accompagner selon les termes de la déclaration finale du sommet « de réformes difficiles mais nécessaires à mener au niveau national » - sous-entendus des mesures budgétaires restrictives et autres privatisations notamment dans les services publics - ou encore « [de la création d’]un environnement favorable au secteur privé au moyen de partenariats public-privé et de financements privés ». Dans un cynisme sans nom, les signataires de la déclaration, dont les dirigeants africains, poursuivent : « Notre objectif prioritaire est de mobiliser ce capital [humain] et le potentiel démographique de l’Afrique et ainsi fournir au secteur privé les atouts dont il a besoin. Nous nous engageons à renforcer les systèmes de santé, de protection sociale, et d’enseignement et de formation sur le continent africain, en reconnaissant qu’ils constituent des facteurs déterminants pour accroître la productivité sur le continent [...] ».
Une fois de plus, mais plus ouvertement qu’avant, l’aide au développement sert à mettre de l’huile dans les rouages du business international, réduisant les populations africaines à de la simple main d’œuvre dont il faudrait entretenir la qualité, au service des grandes puissances économiques qui, sur ce point, réussissent à se mettre d’accord. Ne reste à chacune qu’à jouer ses cartes pour empocher la mise dans le cadre de la concurrence internationale : en la matière, c’est sur l’Europe que la France parie, comptant bien profiter de la présidence française de l’UE pour faire avancer ses pions. C’était le sens de la conférence du 10 janvier 2022 sur la refondation des relations commerciales et d’investissement entre l’Europe et l’Afrique, préfigurant le sommet UE UA. Au programme : soutien à la Zone de libre-échange africaine (ZLECAf), accords de facilitation des investissements entre l’Europe et l’Afrique, harmonisation des normes favorables aux entreprises européennes, ou encore approfondissement des Accords de Partenariat Économique (APE). En effet, les Accords de Samoa, successeurs des Accords de Cotonou qui encadrent les APE, et dont la signature définitive serait imminente, donnent la possibilité de les élargir, au-delà des échanges de marchandises, aux services, à la concurrence, aux marchés publics, à la propriété intellectuelle et aux investissements (bilaterals.org, 05/02/20).
Dans une tribune (Le Point, 10/01/22), Franck Riester, ministre français du commerce extérieur et de l’attractivité, ses homologues marocain et kényan ainsi que le commissaire européen au Commerce, résument : il s’agit d’« accélérer l’intégration des chaînes de valeur européennes et africaines ». Mais que l’on se rassure, ces « nouveaux partenariats commerciaux et d’investissement [doivent être] mutuellement bénéfiques entre nos deux continents ».
Pour entretenir l’illusion d’une alliance d’intérêt réciproque avec l’Afrique, la France se présente comme un partenaire plus vertueux que ses concurrents, en particulier la Chine. Comme le déclarait Le Drian au Monde (19/11/21) : « Il est vrai qu’en Afrique beaucoup d’États sont fragilisés, ce qui se traduit par une perte de souveraineté. Ils font confiance à des partenaires extérieurs pour assurer leur sécurité ou ce qu’ils pensent être leur développement économique alors qu’il s’agit souvent de prédation ».
Pourtant en matière de prédation en Afrique, hier comme aujourd’hui, la France n’est pas en mesure de donner la moindre leçon. En témoigne le soutien qu’elle apporte à la multinationale Total pour son projet gazier au Mozambique et son projet pétrolier en Ouganda et en Tanzanie, exemples édifiants de ce qu’est et de ce que peut engendrer la prédation économique : accaparement des terres et privation des populations de leurs moyens de subsistance, désastres environnementaux et climatiques, pillage des ressources par des multinationales étrangères dans des conditions fiscales avantageuses, alliance avec des régimes autoritaires qui répriment les opposants aux projets, dégradation des situations sécuritaires sur fond de tensions sociales et de militarisation des zones concernées…
Au Mozambique, cette situation se développe sur le terreau d’une économie dévastée par une affaire de dette contractée de manière illégale par un gouvernement corrompu (opération dans laquelle la France est d’ailleurs impliquée), et qui se retrouve dépendante des revenus issus de ses matières premières.
Pourtant, l’État français a apporté et apporte encore à Total un soutien multiforme dans ces pays, par l’activation de sa diplomatie économique et de sa coopération militaire, dans un mélange des genres entre intérêt général et intérêts privés encouragé par de multiples allées et venues de personnalités entre Total et les institutions françaises (portes tournantes) [2]. Et il l’assume. En réponse au député Jean-Paul Lecoq qui l’interpellait sur la position de la France concernant Total au Mozambique, Le Drian déclarait lors de son audition à la commission des Affaires étrangères de l’Assemblée nationale le 2 février 2021 : « L’aide publique au développement est aussi un instrument d’influence. La compétition se fait également par ce biais. Vous fréquentez beaucoup le Mozambique, monsieur Lecoq, mais moi aussi... Il existe une véritable compétition, dans ces pays, entre les types de développement. Nous nous inscrivons dans cette logique, sans la moindre ambiguïté ».
Les dirigeants français ne peuvent pas avoir l’excuse d’ignorer les conséquences désastreuses des projets de Total. Elles sont largement documentées, et le projet pétrolier de Total en Ouganda et en Tanzanie est visé par une action en justice en France menée par les Amis de la Terre et Survie et quatre ONG ougandaises [3] sur le fondement de la loi devoir de vigilance, seul outil juridique actuellement existant pour permettre aux organisations de remettre en cause l’impunité des multinationales. Cette obligation, visant à identifier et prévenir les atteintes aux droits humains et à l’environnement qui pourraient être commises par les filiales, fournisseurs et sous-traitants des grandes entreprises, est pourtant peu respectée.
C’est pourquoi quelques députés, sur proposition du CCFD-Terre Solidaire, ont cherché à intégrer cette notion de devoir de vigilance dans la loi sur le développement, et notamment à conditionner l’obtention de fonds obtenus par des entreprises dans le cadre de l’aide publique au développement versée par l’État ou ses agences et leurs filiales à l’établissement d’un plan de vigilance, lorsqu’elles y sont soumises [4]. Mais ces amendement ont été rejetés, sur demande du gouvernement qui a prétexté que l’AFD ne verse pas directement d’aide aux entreprises : il est vrai que les fonds sont décaissés auprès d’États ou de collectivités… qui ensuite confient régulièrement des marchés à des entreprises françaises.
Il y a certes une évocation des « bonnes pratiques du devoir de vigilance » qu’il faudrait promouvoir dans le texte final, mais elle figure dans le rapport annexé à la loi dont la portée juridique est pour le moins incertaine, et sans dispositif précis ni contraignant. Le gouvernement a ainsi opportunément écarté le principe même de la demande, qui aurait pu s’appliquer au travers de deux mécanismes importants : la garantie à l’export (assurée aujourd’hui par l’agence française de crédit à l’exportation Bpi France, pour rembourser d’éventuelles factures impayées) dont bénéficient nombre d’entreprises françaises y compris certaines impliquées dans l’exploration gazière au Mozambique, et le fameux « blending » visant à mixer, au sein de holdings financières, des fonds publics à de l’investissement privé pour rendre celui-ci rentable. Mais pour Paris, entraver l’activité des entreprises tricolores par de nouvelles contraintes reviendrait à perdre en compétitivité face à la concurrence internationale. Or la notion hypocrite de « partenariat » suppose bien que l’économie française soit bénéficiaire, d’une manière ou d’une autre, de l’aide au développement.
Pauline Tétillon
[1] « L’Afrique pourrait gagner 89 milliards de dollars par an en réduisant les flux financiers illicites, selon l’ONU », communiqué de presse de la CNUCED, 28 septembre 2020, https://unctad.org/fr/press-material/lafrique-pourrait-gagner-89-milliards-de-dollars-par-en-reduisant-les-flux
[2] Sur les conséquences des projets de Total et le soutien de la France, lire les rapports : Les Amis de la Terre, De l’eldorado gazier au chaos. Quand la France pousse le Mozambique dans le piège du gaz, juin 2020 ; Les Amis de la Terre France et Survie, Un cauchemar nommé Total. Une multiplication alarmante des violations des droits humains en Ouganda et Tanzanie, 20 octobre 2020 ; et Observatoire des Multinationales, Survie, Les Amis de la Terre France, Comment l’État français fait le jeu de Total en Ouganda, 14 octobre 2022.
[3] Voir le site totalautribunal.org
[4] Amendement n°39 déposé le 12 février 2021 par Matthieu Orphelin, et amendement n°156 déposé le 14 février 2021 par Dominique Potier.