Survie

Paris-Kigali : retour 
au "business as usual"

rédigé le 1er avril 2022 (mis en ligne le 25 juin 2022) - Sébastien Courtois

Un an après la publication du rapport de la commission de recherche sur les archives françaises relatives au Rwanda, l’État français ne prend toujours pas le chemin de la pleine reconnaissance de son rôle dans le génocide des Tutsis de 1994. Une bascule cruciale s’est certes opérée dans l’opinion publique grâce au rapport Duclert, mais sa publication n’a pas permis de faire taire le négationnisme dans notre pays. En outre, loin de susciter un approfondissement des recherches sur les responsabilités françaises, ce rapport, qui passe sous silence les aspects les plus problématiques, est considéré à tort comme un point final, bien utile pour relancer la coopération économique avec le Rwanda.

En rendant compte il y a un an du rapport Duclert, les médias ont enfin relayé auprès du grand public le fait que la France avait des « responsabilités lourdes et accablantes » concernant le génocide perpétré contre les Tutsis. Malheureusement, une grande partie de la presse associait cette responsabilité à une absence de complicité, en se gardant bien de mettre cause les responsables civils et militaires de 1994 encore en vie. Dès la sortie du rapport, la communication de l’Elysée avait bien articulé ces deux notions afin de pouvoir ménager la chèvre et le chou : reconnaître ce que le reste du monde considère comme une évidence tout en protégeant de poursuites judiciaires les responsables encore vivants.

Archives : beaucoup de 
bruit pour presque rien ?

Si le fonds d’archives utilisé par la commission Duclert est bien disponible aux Archives Nationales, les documents qui y ont été versés restent inaccessibles dans leur fonds d’origine (Mediapart, 03/03/21). Il est donc impossible de savoir si la commission a eu accès à l’archive complète ou seulement à un extrait.
La mise à disposition du public des archives consultées par la commission étant effective – une promesse tenue par son président Vincent Duclert – , elle a permis d’accéder à des documents jusque-là sous séquestre du secret défense. A ce jour seule une portion de ce fonds de 8000 documents a été étudiée par des bénévoles. Malgré l’ampleur de la tâche, certaines pièces ont déjà permis d’éclairer les affaires judiciaires visant des responsables civils ou militaires français.
Cependant les verrous qui protègent les archives, et notamment la classification secret-défense, s’opposent à la nécessaire transparence qu’exige une démocratie authentique et que réclame le Collectif Secret Défense auquel Survie participe.

La justice française 
toujours à reculons

On aurait pu croire que l’énergie dépensée pour analyser et collecter le fonds Duclert aurait permis d’alimenter les dossiers judiciaires impliquant les responsables civils ou militaires français. Pourtant, ces enquêtes demeurent enlisées : résistances à l’ouverture de nouvelles pistes dans l’affaire Barril sur les mercenaires et leurs commanditaires qui ont soutenu le GIR pendant le génocide, non-lieu définitif dans l’instruction sur l’attentat du 6 avril 1994 sans creuser la piste des extrémistes hutus ou la piste française. De même, dans le dossier dit « Turquoise 1 », concernant l’abandon des Tutsi de Bisesero et des allégations de meurtres, disparitions, viols et mauvais traitements sur des rescapé-e-s tutsi-e-s au camp de réfugiés de Murambi, le parquet a requis un non-lieu malgré les demandes répétées des avocats des victimes d’interroger les décideurs français.
Plus le temps passe et plus on peut craindre que la justice française ne protège des agissements criminels sous prétexte de raison d’Etat. Parallèlement, les procès de présumés génocidaires réfugiés en France débouchent lentement sur des condamnations pour génocide. Si les annonces du président Macron, qui clamait qu’aucun génocidaire ne trouverait refuge en France et qu’ils seraient systématiquement jugés, ont connu une amorce de réalisation, c’est dû surtout à l’action d’associations notamment le Collectif des Parties Civiles pour le Rwanda (CPCR), animé par Dafroza et Alain Gauthier, ou aux enquêtes de journalistes. Dans le cas de Félicien Kabuga, surnommé « le financier du génocide », c’est le « Mécanisme » [1] qui a succédé au Tribunal pénal international pour le Rwanda (TPIR) qui a coordonné son arrestation en France en mai 2020. Deux mois plus tard, c’est un article de Théo Englebert publié par Mediapart qui provoque l’ouverture d’une enquête préliminaire contre l’ex-chef des services de renseignements militaires rwandais au moment du génocide, le colonel Aloys Ntiwirigabo. Quant à Agathe Kanziga, veuve du président Habyarimana assassiné le 6 avril 1994, elle est toujours libre de ses mouvements alors qu’elle est désignée par de nombreux documents DGSE comme appartenant au noyau dur des organisateurs du génocide. Ainsi, les notes DGSE que Survie a publiées montrent ses liens avec le mercenaire Paul Barril, lui-même visé par une autre plainte. La justice française n’en a peut-être pas complètement fini avec Agathe Kanziga. L’instruction la concernant a été clôturée le 15 février 2022 sans qu’elle soit mise en examen, mais ces nouveaux éléments relanceront peut-être l’enquête.

Le rôle de la France 
toujours dans un angle 
mort de la recherche ?

La remise du rapport de la commission Duclert fin mars 2021 a été accompagnée de la promesse de création de chaires universitaires sur le sujet. L’histoire du génocide des Tutsis a bel et bien fait l’objet de la création d’une chaire d’excellence attribuée à Hélène Dumas dont le travail est unanimement reconnu. Par ailleurs, la coopération entre historien-nes français-es et rwandais-es se met en place comme en témoigne un très ambitieux colloque franco-rwandais dont la première session est prévue en septembre 2022 au Rwanda, et la seconde en 2023 à Paris. Il est intitulé « Recherche, sources et ressources sur le génocide contre les Tutsis », et son comité d’organisation est coprésidé par Vincent Duclert.
Force est de constater qu’à ce jour, aucune chaire universitaire sur le rôle de l’État français n’a été ouverte. Cela semble en parfaite adéquation avec l’ambiguïté de la formulation de la lettre de mission transmise par le président Macron à Vincent Duclert en 2019. En effet, celle-ci désignait comme premier objectif l’étude des archives françaises et seulement en deuxième le rôle de la France, en bornant la recherche à la période 1990-1994. Tant que le champ de recherche porte sur le génocide comme objet historiographique, sur le Rwanda ou sur tout autre partie impliquée en dehors de la France, les projets ont des chances de trouver des financements et de voir les portes s’ouvrir, mais il paraît toujours beaucoup plus difficile d’engager un travail sur les responsabilités françaises.

L’hydre négationniste 
ne désarme pas

Ni le rapport Duclert, ni les déclarations d’Emmanuel Macron à Kigali en 2021 sur le fait qu’il n’y a eu au Rwanda qu’un seul génocide, celui perpétré contre les Tutsis, n’ont désarmé le discours négationniste dans notre pays. Le « Que sais-je ? » sur le génocide des Tutsis est toujours brandi par l’ancien secrétaire général de l’Elysée, Hubert Védrine, lorsqu’il est invité à répéter ses arguments éculés. Or ce petit livre constitue une perversion de l’histoire du génocide des Tutsis 
Les accusations mensongères portées contre le Front Patriotique Rwandais sur sa responsabilité dans l’attentat du 6 avril 1994 ou sur le double génocide continuent de faire le miel de l’ancien secrétaire général de l’Elysée qui promeut régulièrement l’écrivain Charles Onana et la journaliste canadienne Judi Rever. Nous assistons clairement à une nouvelle offensive négationniste, comparable par son ampleur à celle des années 2004-2006. Cette rémanence est inquiétante et doit être combattue sans relâche, si nécessaire en ayant recours à la loi sur la négation, contestation et minoration du génocide des Tutsi qui existe depuis 2017.

Nouvelle lune de 
miel entre Paris et Kigali

Le refus d’aller voir de plus près le rôle de l’État français, est dans la lignée de la visite d’Emmanuel Macron à Kigali le 27 mai 2021 et de son discours au mémorial de Gisozi : pas d’excuses et absolution de la complicité. Sa prise de parole solennelle aurait pu être une occasion de reconnaissance des faits, mais ce président « qui n’a pas connu la colonisation » confond reconnaissance avec repentance, dans la droite ligne de la pensée coloniale française. Le président Kagame avait, lui, à cette occasion apporté son soutien total à son homologue en expliquant que les mots du président français étaient « plus puissants que des excuses ».
Pourtant, cinq semaines avant la visite de Macron à Kigali, le gouvernement rwandais avait publié le fruit des recherches conduites par le cabinet d’avocats américain Muse. Ce travail, plus complet que son jumeau français, reconnaissait le rôle déterminant de la France dans le soutien aux génocidaires. Il n’a eu quasiment aucun écho en France. Il s’appuie sur plus de 200 témoignages, des archives provenant de différents pays ayant eu un rôle à jouer dans cette période et s’intéresse à l’après-1994 pour montrer que le soutien français s’est poursuivi même après le génocide.
Il faut donc croire que la reprise de la coopération économique entre la France et le Rwanda avec la réouverture d’un bureau de l’Agence Française de Développement (AFD) à Kigali et la signature d’accords commerciaux peut se faire aux dépens de la vérité historique. L’indulgence de Kigali incite-t-elle les autorités françaises à croire que le pays des mille collines est revenu dans leur zone d’influence, plus de 25 ans après que François Mitterrand ait commis l’irréparable en soutenant les génocidaires ?

L’AFD reprend ses activités au Rwanda, signature d’accords en 2020 (photo ambassade de France)


Paris bénéficie en tout cas d’une étonnante coopération de Kigali pour favoriser les projets d’investissement de Total en Afrique de l’Est. En effet, depuis juillet 2021, le Rwanda a envoyé ses forces armées au Mozambique [2] pour sécuriser la province de Cabo Delgado en proie à des attaques présumées djihadistes. C’est dans cette province que Total Energies prévoit d’investir plus de 20 milliards de dollars dans un complexe de gaz naturel liquéfié. La présence de l’armée rwandaise a permis le retour du groupe pétrolier français sur le projet en août 2021. La France avait initialement pensé envoyer des troupes mais le Mozambique a refusé et c’est finalement l’armée rwandaise qui est intervenue, générant des critiques dans les deux pays sur le coût, le rôle de la France et la durée de l’intervention sur un sol étranger (Deutsche Welle, 24/08/21).
Le rapprochement de Paris avec Kigali participe à la reconfiguration de la Françafrique, dans laquelle la France souhaite réintégrer le champion économique qu’est devenu le Rwanda, au prix du silence sur les violations des droits humains..
Il est aujourd’hui clair que le rapport Duclert et toute la visibilité médiatique qu’il a conféré au soutien de la France à un régime qui a commis le dernier génocide du XXème siècle n’a mené à aucun changement majeur dans la façon dont les dirigeants français décident d’intervenir dans le monde. Les décisions d’Emmanuel Macron sur la présence française au Sahel ont été prises sans consultation du parlement, l’Arabie Saoudite mène une guerre sanglante au Yémen grâce aux armes vendues par la France, l’Egypte torture, emprisonne et réprime sa population grâce au matériel livré par France. Les leçons des trois mécanismes de fond qui ont permis cette politique catastrophique de la France au Rwanda n’ont pas été tirées : pouvoir concentré à l’Elysée, mode de pensée colonial et politique de zone d’influence à tout prix.
Sébastien Courtois

[1En 2010, le Conseil de Sécurité de l’ONU crée le "Mécanisme international appelé à exercer les fonctions résiduelles des Tribunaux pénaux", destiné à mener à leur terme les missions des tribunaux ad hoc pour l’ex-Yougoslavie et le Rwanda, après leur fermeture.

[2« The Rwandan military intervention in Mozambique continues to fuel skepticism », The Rwandan, 20/01/22

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