Survie

Sahara occidental : Dignité et détermination d’un peuple forcé à l’exil

rédigé le 1er mai 2022 (mis en ligne le 1er août 2022) - Marie Bazin

Du 13 au 20 février 2022, Marie Bazin, militante de Survie, s’est rendue dans les campements de réfugiés sahraouis, au croisement des 4 frontières de l’Algérie, du Maroc, du Sahara occidental et de la Mauritanie, pour une mission d’information sur le Sahara occidental. Récit.

Cette mission, organisée par une association française de soutien à la lutte sahraouie, visait à informer des militant.e.s français.es, en les confrontant directement à la situation sur le terrain. Une vraie nécessité ! Pour ma part, bien que militante à Survie depuis presque 15 ans, je connaissais en effet très peu l’histoire et l’actualité du Sahara occidental. Pourtant la France apporte son soutien au Maroc depuis de nombreuses années et constitue un obstacle majeur à la résolution de ce conflit.

Une décolonisation 
confisquée

Le Sahara occidental est colonisé par l’Espagne à partir de 1885, sous le nom de « Sahara espagnol » : une colonisation qui dure longtemps, puisque le territoire est exclu de la vague des indépendances des années 1950 et 1960. Dans les années 1970, les revendications indépendantistes y prennent de l’ampleur. Le Front Polisario est créé en 1973 (en espagnol Frente Popular de Liberación de Saguía el Hamra y Río de Oro, du nom des deux territoires agrégés pour créer le Sahara espagnol), il exige la décolonisation du territoire et le départ de l’Espagne (alors dirigée par le général Franco) et mène des actions contre les forces coloniales espagnoles, qui envisagent alors l’organisation d’un référendum d’auto-détermination. Mais en parallèle, le Maroc voisin nouvellement indépendant revendique sa souveraineté sur ce territoire, considérant qu’il existe des liens historiques et juridiques entre des tribus nomades sahraouies et le royaume marocain. Saisie sur cette question, la Cour internationale de Justice rend un arrêt capital en octobre 1975 : elle rejette toute souveraineté du Maroc sur le Sahara occidental et affirme le droit à l’autodétermination du peuple sahraoui.
En réaction, le Maroc décide d’imposer sa présence par le nombre : c’est la « marche verte » du 9 novembre 1975 au cours de laquelle le roi Hassan II envoie 350 000 civils et 20 000 soldats marocains traverser la frontière entre le Maroc et le Sahara occidental. Il s’agit d’une véritable démonstration de force devant laquelle l’armée espagnole, qui contrôle toujours officiellement le territoire, ne pipe mot. Pire, l’Espagne commence à négocier avec le Maroc, ignorant ainsi les revendications du peuple sahraoui et le droit international. Le 14 novembre 1975, moins d’une semaine avant la mort de Franco, l’Espagne choisit de « donner » le Sahara occidental au Maroc et à la Mauritanie [1], en échange de concessions de phosphate et de pêche, deux ressources dont le territoire est particulièrement riche. Ce deal est formalisé dans les Accords de Madrid, signés dans le dos des indépendantistes sahraouis. L’Assemblée générale des Nations-Unies réaffirme alors le « droit inaliénable du peuple du Sahara occidental à l’autodétermination », mais cela n’empêche pas le Maroc de poursuivre son invasion militaire du Sahara occidental à partir du 11 décembre 1975, suscitant la résistance de l’armée du Front Polisario et la fuite d’une grande partie des civils sahraouis. C’est le début d’une guerre qui durera jusqu’en 1991.
L’avancée militaire marocaine est marquée par une grande violence à l’encontre des Sahraoui.e.s, sommé.e.s de se soumettre ou de fuir. Alors que des dizaines de milliers de personnes sont sur la route de l’exode, l’aviation marocaine les bombarde au phosphore et au napalm. Au total, plus de 150 personnes sont tuées ou blessées. Le bombardement d’Oum Dreyga en février 1976 est le plus connu et le plus grave. Krekiba, née en 1953, qui m’a hébergée chez elle pendant la mission, me l’a raconté : « On ne marche que la nuit, la journée on se cache, tous ceux qui ont la possibilité de fuir ont fui (…) On s’est regroupés à Oum Dreyga, il faisait excessivement froid. On allumait le feu, et on déplaçait les braises, laissant le sable chaud, pour y mettre les enfants (…) Un jour à 5h du matin j’ai pris mes enfants par la main et on est allé dans la montagne. L’aviation marocaine a bombardé le campement. Nous qui avons fui avant le lever du soleil, on a eu de la chance... les autres ont été anéantis. » La fuite des Sahraoui.e.s les amène en Algérie, juste de l’autre côté de la frontière, où ils et elles s’installent dans des campements de réfugié.e.s.

Un mur de 2700 km de long

La guerre entre le Front Polisario et le Maroc se poursuit et s’intensifie. La guérilla sahraouie reçoit le soutien matériel de l’Algérie et de la Libye. A partir de 1980, le Maroc commence la construction d’un gigantesque mur pour entériner la colonisation et bloquer l’armée sahraouie : ce « mur des sables » divise le Sahara occidental, avec d’un côté la partie la plus grande, colonisée par le Maroc, et de l’autre côté du mur les « territoires libérés » sous contrôle du Front Polisario. La construction du mur, long de 2700 km, est achevée en 1987, notamment grâce à l’aide technique de la France et d’Israël. La population sahraouie se trouve de facto divisée entre d’une part les territoires occupés sous contrôle du Maroc, et d’autre part les territoires libérés et les campements de réfugiés sous l’autorité du Front Polisario, sans possibilité de se déplacer ou de communiquer entre les deux [2].Toutes les personnes que j’ai rencontrées dans les campements racontent leurs familles coupées en deux.


En 1991, un cessez-le-feu est signé entre le Maroc et le Front Polisario, sous l’égide de l’ONU. La MINURSO (Mission des Nations Unies pour l’organisation d’un référendum au Sahara occidental) est créée et le référendum est censé se tenir dans l’année qui suit. La réalité sera bien différente : pendant presque 10 ans, le Front Polisario, aux côtés de l’ONU, se mobilise pour identifier les Sahraouis et dresser des listes électorales, mais le vote n’aura jamais lieu, en raison de l’opposition du Maroc (qui l’avait pourtant accepté en premier lieu).
Bobbih Babana, rencontré dans les campements, a participé à la préparation du référendum : « J’ai visité presque tous les bureaux d’identification soit au Maroc, soit au Sahara occidental, soit dans les camps de réfugiés, j’ai été observateur. (…) En 2000, la commission d’identification de la MINURSO a remis aux deux parties les listes finales des Sahraouis qui ont le droit de voter, alors on croyait que le référendum serait proche. Mais les Marocains ont dit non. »
Ensuite, les négociations ont connu différentes phases et coups d’arrêt, les « envoyés spéciaux » de l’ONU se sont succédé, sans que la situation évolue, le Front Polisario continuant à exiger le référendum promis et le Maroc refusant toute concession. Depuis plus de 30 ans, la MINURSO voit son mandat renouvelé chaque année, alors qu’elle n’a jamais rempli sa mission première.
En parallèle, le Maroc a poursuivi la colonisation civile des territoires occupés, cherchant à entériner une souveraineté de fait sur le territoire et à y changer la composition démographique. Les Marocain.es reçoivent des incitations financières pour s’y installer, les investissements étrangers y sont encouragés, des accords commerciaux internationaux ont été signés qui incluent les territoires occupés (Billets d’Afrique n°317, 05/2022). Cette colonisation s’accompagne d’une politique de « marocanisation » des Sahraouis qui vivent dans les territoires occupés et la répression est forte contre celles et ceux qui continuent de défendre leur identité et l’indépendance du peuple sahraoui (Billets d’Afrique n°317, 05/2022 et Billets d’Afrique n°301, 10/2020).

Dans les 
campements en Algérie

Les campements de réfugiés créés en 1976 en Algérie existent donc encore aujourd’hui et c’est là que s’est déroulée notre mission d’information. Il y a 5 campements différents, éloignés les uns des autres de 20 à 150 km, afin de les rendre moins vulnérables aux attaques et bombardements. Sur place, je réalise que nous sommes bien loin de l’image habituelle des camps de réfugiés. Au fil des ans, les tentes ont été remplacées par des maisons en terre ou en parpaings et forment ainsi des villes temporaires. Surtout, ils sont administrés, non pas par l’ONU ou des ONG humanitaires, mais par la République Arabe Sahraouie Démocratique (RASD), qui représente le peuple sahraoui. Proclamée le 27 février 1976 par le Front Polisario, la RASD est membre de l’Union africaine et a été reconnue officiellement par 81 États dans le monde. Notre mission a notamment pour objectif de nous faire rencontrer ses différentes institutions et nous prenons conscience qu’il s’agit d’un véritable État en exil, doté d’un gouvernement, d’un Parlement et composé des ministères habituels et des infrastructures associées (santé, éducation, affaires sociales, intérieur, armée, économie, etc.). L’enjeu, pour le Front Polisario, en créant la RASD, était double : construire et structurer un État pour diriger le futur Sahara occidental indépendant et doter les campements d’une organisation politique et sociale propre, pour faire l’interface avec l’ONU et les ONG. C’est une façon pour le peuple sahraoui de garder un pouvoir de décision sur sa vie et son avenir, une forme d’indépendance et de dignité. Aujourd’hui, la vie quotidienne des campements dépend financièrement de l’aide internationale (nourriture et eau, financement des hôpitaux et des écoles) et du soutien logistique de l’Algérie (c’est elle qui a électrifié les campements, construit des routes goudronnées, qui accueille les lycéen.ne.s et étudiant.e.s sahraoui.e.s pour la poursuite de leurs études) mais la gestion concrète de ces aides ou infrastructures est assurée par la RASD. Par exemple, ce sont les conseils de quartiers qui assurent la distribution de la nourriture ; les écoles sont gérées par le ministère de l’Education et les enseignant.e.s sont des Sahraoui.e.s ; les hôpitaux sont aussi des structures publiques, avec des équipes soignantes majoritairement sahraouies.
Au cours de notre mission, nous avons rencontré de nombreuses personnes : élu.e.s locaux, membres de la société civile, jeunes activistes ainsi que de nombreuses femmes investies dans la vie de leurs quartiers… Nous avons pu nous rendre compte des difficultés de leur vie quotidienne. Le climat y est très sec et monte à 50°C l’été ; il n’y a quasiment aucune végétation ; l’eau est rare et rationnée ; seule la nourriture de base est distribuée par l’ONU, les produits frais sont chers ; l’habitat est précaire. En 2015, des pluies torrentielles, très rares, ont détruit de nombreuses maisons construites en terre ; 7 ans après, nous en voyons encore les ruines. Le taux de scolarisation est proche de 100 %, la RASD ayant fait de l’éducation une priorité, mais pendant longtemps les enfants ont dû partir en Algérie à un âge très jeune pour avoir une scolarité complète. Khadijetou Mohamed Nouh, enseignante de français dans le campement de Dakhla, âgée de 36 ans, me raconte : « J’ai été au collège à Alger, le lycée et l’université aussi. J’ai étudié la langue et la littérature anglaises. Je suis restée en Algérie pendant 20 ans ! C’était difficile de vivre loin, je restais là-bas 9 mois et je revenais 3 mois pendant les vacances d’été ». Depuis peu de temps, des collèges ont été créés sur place et les jeunes ne partent donc que pour le lycée et l’université.
Il n’y a pas d’économie dans les campements : pas de ressources produites sur place et quasiment aucun revenu régulier pour les habitant.e.s. Pourtant presque toutes les personnes que nous avons rencontrées travaillent, souvent dans les structures publiques et ce, gratuitement, puisque la RASD n’a pas de budget pour payer des salaires. Les Sahraoui.e.s de la diaspora envoient un soutien financier indispensable, ce qui permet d’améliorer un peu les conditions de vie.
Malgré ces difficultés, je suis impressionnée par la dignité et le haut degré de conscience politique de toutes les personnes rencontrées : elles ne souhaitent pas s’appesantir sur leurs situations individuelles, ce qui leur importe avant tout, c’est l’indépendance de leur territoire, puisque c’est ce qui leur permettra de retrouver une vie « normale ». Ce discours est d’autant plus présent que notre mission dans les campements n’intervient pas dans n’importe quel contexte : la guerre contre le Maroc a repris depuis un an et demi et les conséquences immédiates pour le peuple sahraoui sont nombreuses, tant dans les territoires occupés, que dans les campements et les territoires libérés.

Quand la guerre 
devient un espoir…

En novembre 2020, le Maroc tire sur des civils sahraouis qui manifestaient au niveau du « Mur des sables » au sud du territoire. Le Front Polisario considère le cessez-le-feu rompu et reprend la guerre. Compte tenu de ses faibles moyens, la stratégie militaire relève davantage de la guérilla, elle consiste avant tout à « harceler » l’armée marocaine positionnée sur le mur. L’objectif est avant tout politique, comme nous l’explique Mohamed Maarouf Bouchraya, 33 ans, rencontré au « Forum sahraoui de solidarité sociale » : « La reprise de la guerre est une réponse très claire du Front Polisario, de la société civile sahraouie et de la jeunesse, pour dire qu’il est temps de trouver une solution. 31 ans de conflit, c’est beaucoup, on a tout fait pour montrer à l’opinion internationale qu’on veut une résolution pacifique, mais apparemment l’opinion internationale ne nous écoute pas. Donc on reprend les armes pour montrer qu’on existe, qu’on peut aller reprendre nos droits et notre territoire, pour vivre comme tout le monde. »
L’annonce de la reprise de la guerre a en effet entraîné une mobilisation sans précédent chez les Sahraoui.e.s, tant dans les campements que dans la diaspora, comme en témoigne Abida Buzeid, fondatrice de l’association sahraouie pour la paix Nova et désormais salariée au ministère des Affaires étrangères : « Compte tenu de ma vision non-violente, ça a été un grand choc de voir que la guerre est la seule solution pour amener l’attention des médias (…) On a vu que chaque jour il y a une couverture médiatique (...) ce qui n’était pas arrivé depuis la période de paix, depuis 1991. Je crois que prôner les armes a été comme une respiration pour la jeunesse sahraouie : après beaucoup de frustrations, ils en étaient arrivés à un grand degré de désespoir, face à l’inaction de la communauté internationale. Ça s’est vu dès les premiers jours de la guerre où la jeunesse s’est engagée de manière active dans le recrutement militaire de l’armée nationale sahraouie. »
Lors de tous nos échanges et rencontres, nous sentons effectivement une détermination et une mobilisation sans faille pour l’indépendance, qui ne semble pas manipulée par le pouvoir politique local. Dans les territoires occupés également, les Sahraoui.e.s tentent de manifester leur soutien à l’autodétermination, malgré la forte répression du Maroc.
Lorsque nous nous rendons dans le campement de Dakhla, à 150 km de Rabouni (le siège de la RASD), nous assistons, dans un des quartiers, à un meeting hebdomadaire de soutien aux activistes et aux prisonniers politiques. Il n’y a que des femmes, les hommes étant en grande majorité partis se battre près du mur. Les drapeaux sahraouis sont brandis et les slogans politiques scandés : « Pas d’autre solution que l’autodétermination » et « Nous sommes tous Sultana Khaya » (du nom d’une activiste des territoires occupés, Billets d’Afrique n°317, 05/2022). Quand nous demandons à ces femmes de nous parler des conséquences de la guerre sur leur vie quotidienne, nous recevons une véritable leçon : « Nous ne sommes pas là pour parler de nos souffrances, nous sommes là pour parler de politique. Nous voulons la liberté avant tout. Vous qui êtes Français.es, allez leur dire ».

La France en coulisses

Tout au long de notre mission, impossible de faire abstraction du rôle de la France dans ce conflit : il est sur toutes les lèvres. Depuis les années 1970, la France soutient le Maroc dans sa guerre contre le Front Polisario et dans sa politique de colonisation, que ce soit par une assistance directe (ventes d’armes, investissements d’entreprises françaises dans les territoires occupés) ou en faisant systématiquement obstruction à toute initiative internationale qui ne serait pas en faveur du Maroc. Aujourd’hui, elle soutient au Conseil de Sécurité le projet « d’autonomie » défendu par le Maroc, notamment en cherchant à changer le vocabulaire employé dans les résolutions. Il n’est plus question d’autodétermination mais de « solution réaliste », et on retrouve là des pratiques diplomatiques françaises bien connues en Françafrique [3].
Comme le résume un des conseillers du Front Polisario, la solution à la situation du Sahara occidental dépend du Maroc et du peuple sahraoui, mais de la France dépend « l’atmosphère de la solution » car c’est le pays qui exerce la plus forte influence internationale sur cette question. J’ai proposé aux personnes sahraouies que j’ai rencontrées de me faire le relais des messages qu’elles souhaiteraient adresser aux Français.es. « On n’a pas de problèmes avec les Français mais avec le gouvernement français. Je veux lui dire d’appliquer la loi internationale tout simplement, de laisser l’Union Européenne et les Nations-Unis respecter la loi internationale, c’est aussi simple que cela, c’est très facile, malgré les intérêts que la France a avec le Sahara occidental et le Maroc » (Mohammed Maarouf). « J’aimerais que le peuple français écoute notre cause, la cause sahraouie, et essaie d’être informé pour connaître ce qui se passe dans le Sahara occidental et surtout ce qui se passe dans la zone occupée » (Embarka). « Le message que j’ai pour les Français, c’est de collaborer à régler le problème du Sahara occidental et d’être une partie de la solution au lieu d’être une partie du conflit » (Fadel).
Marie Bazin

[1En 1979, sous pression de l’armée du Front Polisario et des milliers de Sahraouis vivant en Mauritanie, la Mauritanie renonce à sa souveraineté sur le Sahara occidental. Le tiers du territoire qui lui avait été « donné » revient alors au Maroc.

[2La population sahraouie est estimée à 650 000 personnes environ mais il n’y a pas de chiffres officiels sur sa répartition de la population entre les différents territoires. On estime que les Sahraoui.e.s sont environ 180000 à vivre dans les campements et probablement quelques milliers dans les territoires libérés. Dans les territoires occupés ils et elles seraient entre 100 000 et 200 000 personnes. Environ la moitié du peuple sahraoui vit en Mauritanie dans le désert ou a migré vers des pays européens, en premier lieu l’Espagne.

[3Ce soutien et ces liens entre la France et le Maroc seront détaillés dans un prochain article de Billets d’Afrique.

#GénocideDesTutsis 30 ans déjà
Cet article a été publié dans Billets d’Afrique 317 - mai 2022
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