Dans la continuité de l’exposition réalisée par la commission Nord-Suds de la FASTI [1] (disponible pour impression sur leur site), un petit livre synthétique, C’est quoi le colonialisme aujourd’hui ? vient d’être publié aux éditions Syllepse. A partir de dix situations concrètes, il revient sur ce qu’est la politique coloniale de la France et quels sont ses mécanismes. Un livre accessible et clair qui peut servir de point d’entrée dans le sujet. Dans la postface, trois invité.es proposent leurs réflexions sur le colonialisme, l’anticolonialisme et la décolonialité, leurs enjeux et leur place dans les luttes et mouvements sociaux actuels. En voici quelques extraits.
« Quand » on parle d’anticolonialisme, l’imaginaire collectif semble toujours focalisé sur des luttes et des figures passées. Même s’il est essentiel de comprendre et commémorer l’histoire, comment, d’après vous, pouvons-nous réussir à davantage analyser et lutter contre le colonialisme tel qu’il se déploie aujourd’hui ?
Ludivine Bantigny (historienne) : Tout d’abord je dirais qu’on ne parle pas assez d’histoire, malgré ce que la question laisse supposer. Des pans entiers de ce passé colonial sont malheureusement trop oubliés. Par exemple, le génocide des Herero et des Nama par l’armée et les colons allemands, entre 1904 et 1908, dans l’actuelle Namibie, est presque totalement occulté. Et, encore plus, l’extermination des aborigènes de Tasmanie : enfants volés pour en faire des esclaves, femmes enlevées pour en faire des prostituées, hommes mutilés ou tués, terres spoliées… Au début du XIXe siècle, il y avait en Tasmanie quelque 7 000 autochtones ; 80 ans plus tard, il n’en restait plus… qu’un seul. Pour lutter contre le néocolonialisme tel qu’il se déploie aujourd’hui, nous avons besoin de nous rappeler les incroyables résistances à la domination coloniale. Puisque j’évoquais la Tasmanie : il faudrait bien connaître l’aborigène Tarenorerer, cheffe d’une rébellion anticolonialiste, William Lanne et Truganini, derniers survivants autochtones. Ou bien encore, en Kanaky, Ataï qui mena l’insurrection contre les colons français et, bien plus près de nous, Eloi Machoro et Marcel Nonnaro, abattus par le GIGN [2] en janvier 1985. Il faudrait aussi évoquer évidemment les militants syndicaux et politiques ainsi que les chefs d’État assassinés pour avoir d’une manière ou d’une autre résisté à l’emprise coloniale ou postcoloniale : il y a ceux qu’on connaît le mieux, comme Patrice Lumumba au Congo, Mehdi Ben Barka au Maroc, Thomas Sankara au Burkina-Faso, mais aussi Félix Moumié et Ruben Um Nyobe au Cameroun, Germain M’ba au Gabon, Hamani Diori au Niger, Sylvanus Olympio au Togo, Barthélémy Boganda en Centrafrique… Pouvoir décrire précisément ces pans immenses d’une histoire oubliée, faire en sorte qu’elle soit enseignée, c’est un pas décisif pour les luttes anticolonialistes d’aujourd’hui. Pour l’instant, il me semble que le compte n’y est pas. En cela je rejoins ce que décrivait ce formidable historien qu’était Howard Zinn lorsqu’il disait à propos des guerres de domination, de spoliation et de colonisation : « Nous avons appris à fondre ces atrocités dans la masse des faits comme nous enfouissons dans le sol nos containers de déchets radioactifs. » Il écrivait encore, à propos de Christophe Colomb : « Si son histoire est importante à mes yeux, c’est pour ce qu’elle nous enseigne sur nous-mêmes, sur notre époque, sur les décisions à prendre dans ce siècle et le suivant. » Zinn, qui a d’ailleurs tellement lutté, sa vie durant, contre le racisme et l’impérialisme, a proposé de renverser systématiquement l’histoire dominante reproductrice de la domination : en matière de classe, genre, race. C’est une voie nécessaire qu’il nous faut suivre pas à pas et de façon systématique. Il y a encore beaucoup de travail à mener, avec des porosités plus grandes entre la sphère de la recherche historique et le monde militant : porosités symétriques évidemment, car les deux ont beaucoup à apprendre l’un de l’autre – ce n’est pas à sens unique. Pendant des décennies et bientôt un siècle, l’histoire du colonialisme a été colonialiste : la discipline historique était elle-même colonisée. Il a fallu du temps pour répondre à l’appel lancé en 1965 par Mohammed Sahli : Décoloniser l’histoire. Sahli proposait de mener une « révolution copernicienne » ; elle est en cours mais elle est loin d’être achevée.
Jean-Louis Marziani (syndicaliste) : En effet, les luttes anticoloniales et anti-impérialistes foisonnent. Les masses des zones dominées par les puissances occidentales se sont régulièrement soulevées dans de vastes mouvements de révoltes ; encore ces dernières années : révoltes au Maghreb, en Egypte, dans les émirats, dans la Françafrique aujourd’hui…. Mais ces révoltes populaires massives ont été, pour la plupart, noyées dans le sang, ou du moins contenues par un jeu subtil de « lâcher du lest » suivi d’une reprise en main autoritaire des Etats et des classes dirigeantes. Cela a été possible grâce au soutien sans faille apporté à ces dirigeants par les puissances ayant pour objectif premier de protéger leurs prébendes et leur mainmise sur ces pays et zones de domination économique et politique. La question semble être la possibilité du mouvement social et anticolonial ici, dans les métropoles impérialistes, à soutenir concrètement ces mouvements dans les zones où les principaux instigateurs des politiques de pillage, d’exploitation et de répression sont « nos » propres classes dirigeantes et « nos » Etats.
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Patrice Garesio (coprésident de Survie) : La colonisation ne s’est pas terminée avec la départementalisation des « anciennes colonies » en 1946, ni avec les indépendances formelles des années 1960 et 1970. Il existe encore, dans tous ces territoires, des structures coloniales plus ou moins fortes. La Kanaky Nouvelle Calédonie ou la Polynésie française sont toujours sur la liste de l’ONU des pays à décoloniser. Le colonialisme n’est donc pas qu’une affaire appartenant au passé : il nourrit des luttes et des figures contemporaines qu’il faut mettre en avant. Pour autant, le passé peut contribuer à nourrir un imaginaire de lutte au présent. Par exemple, la chute de Blaise Compaoré en 2014, puis l’échec du coup d’État de Gilbert Diendéré en 2015, n’ont pu advenir que grâce à des mobilisations populaires de très grande ampleur au Burkina Faso, elles-mêmes alimentées par la mémoire de la Révolution Burkinabè de Thomas Sankara et par l’importante mobilisation de la société civile de ce pays depuis les années 1990. De même, la lutte actuelle pour l’indépendance de la Kanaky Nouvelle Calédonie puise dans celle des années 1980 et s’inscrit, depuis lors, dans le long processus de négociation pour la décolonisation du pays à partir du cadre des Accords de Nouméa. Qui se souvient qu’au cours des années 1980, il existait en France même un important mouvement de solidarité avec la lutte kanak en capacité de mobiliser des milliers de personnes dans les rues ?
Mais il est tout aussi important de populariser les luttes actuelles. (...) En fait, dans cette période de vents contraires, de libération d’un racisme débridé jusqu’au cœur de l’État, les militant.e.s et les organisations de lutte anticoloniale et décoloniale ont besoin de se rassembler régulièrement, d’élaborer des stratégies communes pour peser dans le débat. Poursuivre l’analyse et la dénonciation des mécanismes coloniaux est essentiel car le colonialisme est inscrit dans nos imaginaires, ce qui rend acceptables des discours et des politiques parfaitement inacceptables.
Anticolonial ou décolonial ? Quelles différences mettez-vous – ou pas – derrière ces deux positionnements, en termes d’analyse et en termes de mobilisation ?
Ludivine : La nuance est subtile. Disons que dans la notion de « décolonial » se trouve l’idée d’inventorier pour les déconstruire toutes les traces, les restes et relents de la domination coloniale.
Patrice : « Anticolonial », sans avoir en tête de définition théorique de ce terme, renvoie au combat contre toute forme de colonisation. Tant que les anciens empires coloniaux exercent des formes d’oppression sur leurs anciennes colonies, le combat anticolonial reste d’actualité.
Ludivine : La perspective décoloniale vise d’abord à mettre au jour ce qui demeure colonial même après la décolonisation : elle démontre que la colonisation elle-même n’est pas un processus achevé. Ou, avec les mots de Thomas Sankara : « une reconquête savamment organisée ». Ainsi la dette est-elle bel et bien une forme de colonialisme prolongé. C’est un fléau qui étrangle les nations et les place sous tutelle. Pour les grandes institutions internationales prédatrices, il s’agit de faire crédit sous condition de « réformes structurelles » bien connues pour les atteintes portées aux droits sociaux, aux services publics et à la protection du travail, puis d’exiger les intérêts et par là même d’imposer en retour des privatisations dans les secteurs rentables, d’octroyer des privilèges fiscaux exorbitants aux multinationales tout en infligeant des mesures d’austérité et en contrôlant leur application implacable. C’est aussi faire pression pour des achats d’armes… Une manière à nouveau de faire plier des peuples et les subordonner, avec de nouveaux pillages à la clé : un asservissement selon d’autres modalités.
Patrice : Pour Survie, il s’agit de documenter et de combattre les formes de colonialisme exercées par l’État français, des pays de la Françafrique à ceux toujours sous tutelle coloniale, comme la Kanaky Nouvelle Calédonie ou Mayotte. La dénonciation de ces mécanismes de domination et la mobilisation contre leurs effets concrets au présent est au cœur de l’action menée par notre association. Le dernier ouvrage collectif L’Empire qui ne veut pas mourir, une histoire de la Françafrique [3]permet de comprendre les évolutions d’un système trop souvent présenté comme « révolu ». Il n’en est rien : le colonialisme français sait parfaitement s’adapter et il perdure.
Le terme « décolonial » est porteur d’un projet politique de décolonisation de nos sociétés : celles qui ont subi la colonisation comme celles qui les ont colonisées ne sont pas sorties indemnes de ce processus historique. La colonisation imprègne toujours profondément les inconscients collectifs, les structures étatiques, les hiérarchies économiques. Elle génère des sentiments complexes de supériorité ou d’infériorité, que ce soit dans les anciennes métropoles ou les anciennes colonies. En France, cette histoire alimente un racisme systémique qui puise son origine dans la période coloniale et dont les cibles principales sont les groupes issus des anciens pays colonisés. Le racisme et l’imaginaire colonial imprègnent les discours médiatiques et structurent encore largement les relations qu’entretient la France avec ses anciennes colonies. Dans cette lutte, l’association Survie est présente en deuxième ligne, en appui des mouvements portés par les premiers concernés ; elle est aussi présente pour apporter une analyse critique des discours et des politiques menées.
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Les mobilisations anticoloniales et décoloniales foisonnent un peu partout dans le Monde (les mouvements africains France dégage, APE dégage, pour le retrait des troupes françaises, les déboulonnages des statues en France etc.). Quel regard portez-vous sur ce foisonnement ?
Patrice : Un regard positif ! Si les milieux militants éprouvent des difficultés à appréhender le colonialisme et à en parler, il n’en n’est pas de même dans les territoires concernés. Les mobilisations y sont nombreuses et voir afficher « France dégage » montre clairement la prise de conscience des populations et leur volonté de mettre fin à un système colonial qui perdure depuis trop longtemps. En Afrique, malgré la répression, les mobilisations anticoloniales se succèdent sans discontinuer depuis des décennies. Elles s’inscrivent dans la continuité des luttes contre la colonisation, qui se sont poursuivies après les indépendances. À la liste que vous avez proposée, nous pourrions ajouter la lutte contre le Franc CFA en Afrique de l’Ouest ou contre certaines entreprises françaises au Sénégal (« Auchan Dégage », etc.). Ces luttes ne faiblissent pas : elles semblent au contraire se renforcer ces dernières années. La montée d’un sentiment « anti-français » est parfois agitée par nos médias nationaux ou certains représentants politiques. En réalité, il ne s’agit pas d’un « sentiment », mais bien de revendications étayées contre la permanence d’une situation de domination, et ce « sentiment » n’est pas tant « anti-français » qu’« anti- Françafrique ».
Jean-Louis : Ces mobilisations portent en elles-mêmes leur propre autonomie et leur propre dynamique, inscrites dans l’histoire et la continuité des luttes anticoloniales des populations concernées. Il ne s’agit pas de dicter la conduite de ces luttes, de donner des leçons, mais de faire en sorte qu’elles ne soient pas anéanties par l’intervention, directe ou indirecte (envoi de « conseillers militaires », envoi massif de matériel de répression de tous ordre, etc.), des puissances colonialistes ou néocolonialistes (comme on veut). La convergence, c’est la nécessaire mobilisation des masses populaires ici aussi, non pas pour dire quoi faire, mais pour empêcher nos États d’être plus que les complices, mais bien souvent les organisateurs réels du retour à l’ordre là-bas. Ces mobilisations de masse contre l’interventionnisme occidental, encore massives en Europe par exemple lors de la 1ère guerre du golfe, se sont bien affaiblies depuis.
Ludivine : Les mobilisations dans le Sud global impressionnent même si elles demeurent minoritaires. On a le sentiment que partout dans le monde se déploie un travail historique et militant de mise en cause visant tout ce qui s’apparente au colonialisme et à ses héritages. Le fait de s’en prendre aux noms des rues et aux statues qui envahissent nos espaces publics sans que nous puissions toujours les connaître et les interroger, est une excellente manière de se situer au carrefour du passé et du présent, de l’histoire et du politique. Des historiens distingués ont cru bon d’affirmer avec la moue du mépris que c’était là un anachronisme ignorant de l’histoire. C’est tout le contraire, comme on l’a vu par exemple avec de jeunes militantes et militants aux Antilles : il y faut au contraire un bon savoir de l’histoire. Il est vrai que même les statues d’un « héros républicain » tel que Victor Schoelcher ont été attaquées – par du faux sang notamment. Les belles âmes se sont récriées. Mais Schoelcher est sans cesse présenté, dans une tournure colonialiste et paternaliste, comme le grand homme accordant du haut de sa magnanimité la fin de l’esclavage à des Noirs reconnaissants. C’est oublier complètement les combats des esclaves mêmes pour leur affranchissement. Parmi tant d’autres exemples, à Munich, la rue von Trotha a été renommée « Hererostraße », la rue des Herero : le général Lothar von Trotha est l’homme qui mena une guerre d’extermination en Namibie, guerre qu’il assumait absolument. Il disait notamment : « Ma politique est d’exercer la violence par tous les moyens possibles, y compris terroristes. Je détruis les tribus africaines par un courant de sang et d’argent. Ce n’est qu’une fois ce nettoyage accompli que quelque chose de nouveau pourra émerger, et qui restera. » C’est un travail de lutte minutieux et patient, d’articuler la puissance de l’antiracisme.
Patrice : Ici, en revanche, la lutte contre l’impérialisme français reste encore un parent pauvre des mobilisations et de toute réflexion politique. Ce qui est nouveau, c’est le changement d’échelle des mobilisations qui ont suivi les manifestations contre le racisme et les violences policières aux États-Unis, après la mort de George Floyd, tué par la police le 25 mai 2020 à Minneapolis. Ces manifestations ont permis de faire le lien avec des cas similaires ayant eu lieu en France, de Lamine Dieng à Adama Traore. Cette prise de conscience et les mobilisations qui s’en sont suivies sont sans précédent ; elles ont été préparées par de nombreux collectifs, souvent portés par les familles des victimes, et ont permis une mise en lumière inédite du racisme systémique à l’œuvre dans la police française comme dans d’autres institutions étatiques. Il s’agit là d’une lutte pleinement décoloniale au sens où elle combat une violence visant prioritairement des descendant.e.s de colonisé.e.s – le racisme de la police et plus largement celui de la société française ayant été aussi forgés par la colonisation. Du reste, les techniques et les méthodes de répression policières utilisées en sont des héritages. L’apport de l’association Survie, avec d’autres, peut consister en une analyse des origines coloniales des pratiques policières en France comme des modalités répressives des États africains anciennement colonisés. « Décoloniser » les espaces publics ou faire prendre conscience que celui-ci véhicule une certain imaginaire du passé colonial sont des luttes positives et utiles.
Propos recueillis par des militantes de la commission Nord-Suds de la FASTI.
L’entretien complet est à lire dans C’est quoi le colonialisme aujourd’hui ?, Collection Coup pour coup, Editions Syllepse, septembre 2022.
[1] Fédération des Associations de Solidarité avec Tou.te.s les Immigré.e.s
[2] Groupe d’intervention de la gendarmerie nationale (française).
[3] Borrel Thomas, Boukari-Yabara Amzat, Collombat Benoit, Deltombe Thomas, L’Empire qui ne veut pas mourir, une histoire de la Françafrique, Le Seuil, 2021.