Survie

Total pointé du doigt en Tanzanie

rédigé le 7 octobre 2022 (mis en ligne le 9 mars 2023) - Pauline Tétillon

Alors qu’approche une audience au cours de laquelle les pratiques de Total dans le cadre de son méga-projet pétrolier en Ouganda et en Tanzanie doivent enfin être examinées devant un tribunal [1], la multinationale est de nouveau sous le feu des critiques. Tandis que le Parlement européen a voté en septembre dernier une résolution condamnant ce projet, 2 issu d’une première enquête de terrain décryptant le processus d’accaparement des terres en Tanzanie. [2]

Les éléments qui ressortent des 73 entretiens réalisés dans 23 villages des huit régions traversées par l’EACOP (East African Crude Oil Pipeline), l’oléoduc chauffé qui doit acheminer le pétrole extrait aux abords du Lac Albert en Ouganda jusqu’à l’océan Indien via la Tanzanie, confirment que les pratiques de Total, déjà largement documentées en Ouganda, ont des conséquences désastreuses sur les conditions de vie des populations qui se trouvent sur son passage, d’autant plus dans un pays au régime particulièrement autoritaire comme la Tanzanie.

Rouleau compresseur

En Tanzanie, le parti au pouvoir depuis plusieurs décennies tient le pays d’une main de fer : les opposants sont réprimés, les journalistes et les ONG sont muselés et il existe un système de surveillance de la population jusqu’à un niveau très local. Le projet d’oléoduc EACOP, dirigé par Total et soutenu par le pouvoir tanzanien, et dont la compagnie nationale pétrolière est partie prenante, n’échappe pas à la règle. Avant cette enquête, aucun journaliste n’a réussi à se rendre sur place [3]. De leur côté, les ONG n’osent y mettre les pieds au risque d’être fermées, certaines déclarent avoir fait l’objet de menaces. Deux d’entre elles ont pu travailler auprès des communautés impactées par l’EACOP, l’une en présence du représentant de l’État en charge de la sécurité, l’autre dans le cadre d’un partenariat avec Total. Il y a donc un véritable black out sur place, laissant les populations démunies face au rouleau compresseur de Total qui déploie la même méthode qu’en Ouganda. Les près de 62 000 personnes impactées par l’EACOP n’ont pas été consultées sur le projet avant l’enclenchement de la procédure d’évaluation de leurs terres, permettant de déterminer les compensations liées à leur expropriation. Les personnes qui témoignent considèrent que leurs terres ont été mal ou sous évaluées, mais qu’elles n’ont pas eu d’autre choix que de signer les documents d’expropriation. En effet, le droit foncier tanzanien est ainsi fait que l’ensemble des terres appartiennent à la présidence : les personnes expropriées comprennent – et on leur fait parfois comprendre – que soit elles acceptent les conditions qu’on leur impose, soit elles seront expropriées sans compensation. Enfin, les témoignages concordent pour dire que les équipes de l’EACOP leur ont interdit de cultiver leurs terres dès leurs premières rencontres avec elles, même si elles ont pu être autorisées par la suite à engager quelques cultures saisonnières, beaucoup moins rémunératrices. Les premières compensations ont été versées fin 2021, mais la majorité des personnes impactées les attendent encore, trois à quatre ans plus tard. Sans moyens de subsistance, leurs conditions de vie se sont dramatiquement dégradées : détérioration des habitats qu’on leur a interdit d’entretenir, sous-nutrition, déscolarisation, appauvrissement généralisé. Des conséquences qui risquent de se prolonger sur le long terme, puisque le versement des compensations, insuffisantes et ne tenant pas compte de l’inflation du foncier, ne permettront pas aux personnes expropriées de retrouver des conditions de subsistance équivalentes à leur situation antérieure. Elles redoutent également les dommages que l’oléoduc pourra occasionner à leur environnement direct.

Une borne de démarcation de l’oléoduc, au milieu du champ d’un paysan qui sera exproprié

Occultations 
environnementales

Travaux de construction, augmentation du trafic routier, risques de fuites de pétrole… Le projet pétrolier de Total perturbera et dégradera non seulement de nombreuses zones naturelles sensibles et protégées, ainsi que les espèces qu’elles abritent, mais il menacera aussi des ressources vitales pour les habitants (voir carte). En effet l’EACOP traversera sur plus de 400 kilomètres le bassin du Lac Victoria, dont dépendent 40 millions de personnes pour l’alimentation, l’eau potable, les activités agricoles, etc. Les risques de fuites de pétrole, jugées inévitables par certains experts pour ce type de projet, sont aggravés par une activité sismique particulièrement importante dans cette région. De même, la construction d’un terminal pétrolier pour exporter le brut au niveau du port de Tanga, à proximité de parcs et d’aires marines protégées, fait peser la menace de marées noires sur la côte tanzanienne, elle-même sujette à des risques de tsunamis et de cyclones tropicaux. Pourtant Total semble minimiser voire ignorer ces risques : les mesures de prévention contre les fuites ne sont pas à la hauteur, et les risques de tsunami ou de cyclone ne sont même pas évoqués dans son étude d’impact environnemental et social. Il en est de même à propos des conséquences climatiques de ce projet, puisque Total sous-estime les émissions de gaz à effet de serre qu’il provoquera, ne prenant notamment pas en compte la phase de construction, le transport maritime du pétrole, et surtout l’utilisation finale du pétrole. Ces insuffisances commencent à faire réagir au niveau politique.

Rapport « EACOP, la voie du désastre. Enquête sur le projet d’oléoduc géant de Total en Tanzanie », p. 32

Condamnation européenne

Le 15 septembre dernier, le Parlement européen a adopté une résolution dénonçant le projet EACOP, tant pour ses conséquences humaines qu’environnementales. Les parlementaires demandent notamment « que les personnes évincées ou se voyant refuser l’accès à leurs terres soient indemnisées rapidement, de manière juste et suffisante », que « [les] autorités de l’Ouganda [accordent] aux organisations de la société civile, aux journalistes indépendants, aux observateurs internationaux et aux chercheurs un accès libre, réel et sans entrave à la zone pétrolifère », que les « porteurs et acteurs du projet […] mettent fin aux activités d’extraction dans des écosystèmes protégés et sensibles » et enfin que le projet soit suspendu pendant un an « pour étudier la faisabilité d’un autre itinéraire permettant de mieux préserver les écosystèmes protégés et sensibles et les ressources en eau de l’Ouganda et de la Tanzanie ». Cet acte politique, sans portée contraignante, n’a pas manqué de faire réagir les promoteurs du projet. Patrick Pouyanné, PDG de Total, convoqué suite à cette résolution à une audition devant la commission droits humains du Parlement européen, n’a visiblement pas apprécié l’affront. Dans un courrier du 22 septembre 2022 publié sur le site de Totalle 7 octobre, il a tout simplement refusé d’aller s’expliquer devant les députés, fustigeant un défaut du principe du contradictoire et rejetant les éléments factuels sur lesquels se base la résolution. Côté ougandais, dans un tweet du 16 septembre le président Museveni a averti son partenaire : « Rappelons que TotalEnergies m’a convaincu de l’idée de l’oléoduc ; s’ils choisissent d’écouter le Parlement européen, nous trouverons un autre partenaire avec qui travailler ». Malheureusement, la tension est à nouveau montée d’un cran sur place contre les opposants au projet. Le 4 octobre dernier, alors qu’ils organisaient une manifestation pacifique contre l’EACOP à Kampala, 9 étudiants ont été arrêtés.
Pauline Tétillon

[1Initialement prévue le 12 octobre et reportée au 7 décembre, elle aura lieu trois ans après l’assignation en justice de Total par Survie, les Amis de la Terre France, Afiego, Navoda, le CRED et NAPE/Amis de la Terre Ouganda, après une bataille procédurale (voir Billets n°313, janvier 2022)

[2Survie et les Amis de la Terre ont publié le 5 octobre un rapport Survie et Les Amis de la Terre, « EACOP, la voie du désastre. Enquête sur le projet d’oléoduc géant de Total en Tanzanie », octobre 2022

[3Sur les difficultés d’enquêter sur l’EACOP en Tanzanie, lire « Tanzanie : surveillance et répression, le projet brut de Total », Blast, 13/05/2022

#GénocideDesTutsis 30 ans déjà
Cet article a été publié dans Billets d’Afrique 321 - octobre 2022
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