Survie

Bâillon brun

rédigé le 15 octobre 2022 (mis en ligne le 16 février 2023) - Thomas Noirot

Si la "poursuite-bâillon" n’est pas une notion juridique établie, elle est clairement une arme judiciaire. On désigne ainsi les poursuites engagées stratégiquement par des entreprises ou des institutions contre des personnes, associations ou médias qui dénoncent leurs méfaits, en les accusant de les diffamer ou de les injurier : ces poursuites se caractérisent notamment par une disproportion de moyens financiers et juridiques, offrant la possibilité légale d’étouffer une voix critique (et de pousser à l’autocensure les suivantes) [1]. Cette arme juridique au service des puissants a gagné en notoriété en France du fait de son emploi régulier par le groupe Bolloré, surtout quand il est question de ses activités africaines. Moins connu, le colonel Robardey en est un autre utilisateur fréquent : cet ancien coopérant militaire au Rwanda dans la période où se préparait le génocide des Tutsis (1990-1993) dégaine régulièrement des plaintes pour diffamation contre les journalistes – voire simples blogueurs – qui pointent son rôle trouble au Rwanda (cf. Billets n°283, décembre 2018). Or, en tant que militaire en retraite qui défend son action professionnelle, ce colonel et ses frères d’armes qui ont la gâchette judiciaire facile bénéficient de la "protection fonctionnelle", selon laquelle l’État prend en charge la défense de ses serviteurs. Ce n’est pas l’État qui attaque en justice, mais la disproportion de moyens s’en approche.
Il existe évidemment beaucoup (trop) d’autres cas et le Rassemblement national vient d’ailleurs de créer un nouvel exemple, en utilisant cette fois les moyens de la mairie d’une grande ville qu’il dirige depuis 2020 (Perpignan, 120 000 habitant.es) contre une militant.e anticolonialiste, Josie Boucher. Début mars 2022, alors que le maire de Perpignan Louis Aliot communique sur une « opération humanitaire » menée avec son directeur de cabinet à Lviv « pour extraire 113 réfugiés ukrainiens qui tentent de fuir les bombardements russes », Josie dénonce publiquement un « cirque » puis ajoute : « Les réfugiés ukrainiens n’ont pas grand-chose à attendre des fascistes. On sait ce qu’ils pensent des réfugiés. » Des propos repris dans la presse locale (L’Indépendant, 5/03) et que goûte guère l’ancien n°2 du Front National (FN), parti rebaptisé RN en 2018 mais toujours issu d’un parti cofondé en 1972 par un ex de la Waffen-SS, Pierre Bousquet, et un ex-partisan de l’Algérie française, Jean-Marie Le Pen. D’ailleurs, si Louis Aliot est un artisan de la stratégie de "dédiabolisation" du FN puis du RN, dont il vient de reprendre la vice-présidence début novembre, sa majorité municipale a octroyé une généreuse subvention de 100 000 euros au Cercle algérianiste, association nostalgique de l’Algérie française, pour son congrès l’année du cinquantenaire de l’indépendance algérienne. Une façon pour le maire de s’opposer à la « réécriture officielle de l’histoire » à ce sujet, comme il l’a expliqué en amont de ce congrès (L’Indépendant, 23/06).
L’édile, qui tente de faire valoir que c’est la personne morale de la Ville qui a ainsi été qualifiée de « fasciste », a fait voter en conseil municipal un dépôt de plainte pour « injure envers un corps constitué ». Mise en examen, cette militante va devoir justifier devant des juges, garants supposés du droit face à l’abus de pouvoir, que son appréciation ne concernait pas la ville. Si c’est bien le maire de Perpignan qui a mené cette opération de com’, avec les moyens de la commune, c’était en pleine campagne pour la présidentielle… et c’est bien la position anti-migrants du RN, bien que largement plagiée par la droite et le gouvernement, à laquelle Josie Boucher faisait allusion.
Surtout, se pose la question de considérer comme une injure le fait d’utiliser le qualificatif de « fascistes ». Dans son acception commune, le fascisme consiste à asseoir un pouvoir arbitraire absolu, sans contre-pouvoirs : à Perpignan, bâillonner la critique revient paradoxalement à valider la justesse du terme.
Thomas Noirot

[1Pour plus de détails, voir le site du collectif « On ne se taira pas », https://onnesetairapas.org/

#GénocideDesTutsis 30 ans déjà
Cet article a été publié dans Billets d’Afrique 322 - novembre 2022
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