Survie

Joseph Tchundjang Pouémi, précurseur décolonial

rédigé le 15 novembre 2022 (mis en ligne le 5 avril 2023) - Odile Tobner

Auteur d’un livre-phare Monnaie, servitude et liberté. La répression monétaire de l’Afrique, pionnier de l’émancipation économique des États africains sous tutelle financière néo-coloniale, Joseph Tchundjang Pouémi reste un inconnu, solitaire et secret. On ignore tout de sa vie privée et de son environnement familial et amical. On n’a de lui qu’une seule photo due à M. Tatang, photographe, gardien de la mémoire camerounaise, et les traces de son parcours scolaire, universitaire et professionnel.

Né le 13 novembre 1937 à Bangoua près de Bangangté au Cameroun, Tchundjang devient instituteur après l’obtention du Brevet et enseigne de 1955 à 1958 au Collège de Nkongsamba, en même temps qu’il prépare le baccalauréat par correspondance. Après son bac, il fait des études de droit et de sciences économiques à l’Université de Clermont-Ferrand (1960-1964), il est admis à l’École d’Application de l’Institut National de la Statistique et des Études Économiques (INSEE) à Paris. Il en sort diplômé du cycle des administrateurs en 1967. Ingénieur statisticien, il a obtenu en 1966 un D.E.S. de sciences économiques et, en 1968, un D.E.S. de sciences politiques. En 1968, il soutient sa thèse de doctorat en sciences économiques, sous la direction de Pierre Massé, intitulée : Les critères de choix par les organismes internationaux des projets d’investissement en pays sous-développés : fondements théoriques et problèmes d’application. Il est admis à l’agrégation de droit et sciences économiques en janvier 1972.

Économiste libre-penseur

Rentré au Cameroun en 1968, Tchundjang enseigne à la Faculté de Droit et des sciences économiques de Yaoundé tout en dirigeant la fondation Carnegie qui donnera naissance à l’Institut des relations internationales du Cameroun (IRIC). De 1973 à 1975, il assure la direction de l’Institut d’administration des entreprises et il dirige le département des sciences économiques à l’Université de Yaoundé. Évincé de cette dernière direction, il part en 1975 pour diriger, en Côte d’Ivoire, le Département d’économie publique de l’Université d’Abidjan tout en collaborant, en qualité d’économiste en chef, au Bureau National ivoirien d’études techniques du développement (BNETD) où ses idées sur l’économie et la monnaie influenceront les jeunes économiste du FPI (Front populaire ivoirien) de Gbagbo. En témoignent les articles signés Lambert Kouadio [1] publiés dans le n° 41-42 de la revue Peuples Noirs-Peuples Africains (sept-déc 1984) [2] « L’endettement de la Côte d’Ivoire et l’échec d’un modèle de développement économique » (p.30-45) et « La zone franc et la Côte d’Ivoire, le tribut financier à payer à la France » (p.60-74), qu’on jurerait sortis de la plume de Tchundjang.
Sans doute peu apprécié par le pouvoir ivoirien, il part en 1977 à Washington pour travailler au siège du FMI. Il en démissionne deux ans après pour cause de désaccord avec la politique des Institutions Financières Internationales en Afrique. C’est alors que, fort des réflexions tirées de ses expériences professionnelles, il rédige l’ouvrage explosif Monnaie, servitude et liberté. La répression monétaire de l’Afrique, publié à compte d’auteur en 1981 aux éditions Jeune Afrique (voir Billets d’Afrique n°173, octobre 2008). L’ouvrage est précédé d’une préface du Malien Mohamed T Diawara, ancien ministre du plan de Côte d’Ivoire, de 1966 à 1977, qui en souligne l’originalité : « Joseph Tchoundjang Pouémi ne reproduit ici aucune doctrine, aucune idéologie. Son œuvre est celle d’un libre penseur, ainsi qu’on peut le vérifier par la vivacité et la raideur qu’il imprime à ses propos ; la vérité est qu’il impose à nos vues conventionnelles, imbibées d’influences où le monétarisme du FMI a sa part, un décapage extrêmement acide et terriblement efficace ».

Disparition de l’homme, dispersion de ses archives

En 1979 il revient au Cameroun où il participe à la création du Centre Universitaire de Douala. Il y enseigne les techniques quantitatives à l’École supérieure des sciences économiques et commerciales du centre. En 1983 il devient à la fois Chef de Département d’Analyse de données et Traitement de l’Information à l’ESSEC et Directeur Général du Centre Universitaire de Douala. Il n’y restera qu’un an. À la rentrée d’octobre 1984 il est rappelé à Yaoundé, alors que Paul Biya, Président de la République depuis 1982 suite à la démission d’Amahdou Ahidjo vient, en septembre 1984, d’éliminer ce dernier de la direction du parti unique qu’il avait conservée, concentrant désormais tous les pouvoirs. C’est dans ce contexte de rivalité politique sans merci que survient la brutale et mystérieuse disparition de Tchundjang Pouémi, découvert mort, à Douala, le 27 décembre 1984, au domicile d’un ami, alors absent, qui l’hébergeait. Présentée comme un suicide, contre toute vraisemblance, cette disparition reste une énigme tragique.
Après la mort de Tchundjang, ses archives, héritage sans prix, furent pillées, dispersées, détruites [3]. Ne reste que son livre et quelques lambeaux échappées au désastre. Ainsi de ce journal Le Manager, Journal de l’AE-ESSEC Douala n° 2, 1981-1982, conservé par M. Tatang [4]4 dans lequel Tchundjang reproduit un article de Jehan Duhamel, ponte de la BCAO et pilier du FCFA, paru dans Marchés Tropicaux de janvier 1981, critiquant son livre, avec sa réponse. Cet échange polémique est précieux. Le match était inégal. L’écrasante supériorité intellectuelle d’un Tchundjang Pouémi, inconnu et isolé parmi les siens, ne pouvait apparemment rien contre la force matérielle d’une puissance coloniale soutenant un imbécile. Mais cette voix inquiétait assez pour qu’on pense pouvoir la faire taire promptement. Or elle est plus que jamais là, guide pour les économistes de l’émancipation de l’Afrique.
Odile Tobner

[1Lambert Kouadio est le pseudonyme utilisé par un économiste ivoirien, Maurice Kuyo Lorougnon, membre fondateur du FPI (Front Populaire Ivoirien), ex-directeur général de l’Aménagement du territoire sous la présidence de Laurent Gbagbo, décédé le 19 mai 2022 à Abidjan (Koaci).

[3Vincent Sosthène Fouda Essomba « Qui a assassiné Josph Tchundjang Pouémi ? » Mondafrique, 14/02/2018

[4Bulletin Sambe n° 29 (2017) : https://mongobeti.arts.uwa.edu.au/Sambe29.pdf

#GénocideDesTutsis 30 ans déjà
Cet article a été publié dans Billets d’Afrique 323 - décembre 2022
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