L’assassinat de la militante anti-apartheid sud-africaine à Paris en 1988 va-t-il enfin être élucidé ? Le ministère de la Justice à Pretoria a ouvert une enquête le 17 novembre 2022. Par contre, la justice française, dans un jugement rendu ce 14 décembre dernier, refuse à nouveau de le faire. L’engagement de cette femme jusqu’à la mort mérite d’être rappelé.
Née le 20 août 1935 aux Cape Flats, périphérie sableuse et inondable du Cap réservée aux ‘non-blancs’, dans une famille ‘métisse ou colorée’, Dulcie et sa petite sœur Stéphanie bénéficient d’abord d’un enseignement de qualité dans une école chrétienne grâce à leur père, principal du collège de la mission méthodiste. [1] Puis la famille déménage à Athlone, toujours dans les Cape Flats, zone qui fut dès le XVIIe siècle un réservoir de combattant.es pour l’égalité et la justice sociale. Dulcie rejoint alors le tout nouveau collège public local. Elle a 13 ans en 1948, quand les nazis afrikaners prennent le pouvoir et établissent le système de ‘mise à part’ (c’est le sens du mot apartheid). Aux ‘Blancs’ tous les droits. Aux ‘Métis ou Colorés’, aux ‘Indiens’ et aux ‘Noirs’, un statut inférieur et une éducation rudimentaire conçue pour les soumettre à leur rang subalterne. « En conséquence, l’éducation d’un élève noir coûtait 14 fois moins que celle d’un élève blanc » (p. 21).
En outre, Dulcie subit l’oppression due à son genre : son père, autoritaire et violent, l’empêche à plusieurs reprises de poursuivre ses études. Déterminée et soutenue par sa mère, elle parvient néanmoins à mener à terme sa formation en école normale et devient institutrice. A partir de 1955, elle enseigne d’abord dans une école de mission, puis dans une école primaire.
De nombreuses Sud-Africaines lui servent d’exemple. Les femmes blanches ont obtenu le droit de vote en 1930. Dans les années 1950, une de leurs organisations, le Black Sash (l’Echarpe noire), dénonce « les lois racistes par des piquets silencieux devant les tribunaux qui ne désemplissaient pas » (p. 24), tandis que la Fédération des femmes sud-africaines (Fedsaw) réunit dans le même but des femmes noires, blanches, indiennes et métisses. Celles-ci font signer des milliers de pétitions et organisent le 9 août 1956 une marche sur les bâtiments gouvernementaux, demandant l’abrogation du pass (laissez-passer indispensable aux non-blanc.hes pour se déplacer) pour les femmes. Vingt-mille d’entre elles répondent à l’appel...
Dulcie n’est pas en reste. A partir de 1957, elle adhère successivement à des mouvements ou syndicats étudiants, puis enseignants, et à divers groupes révolutionnaires d’obédience trotskyste, puis en est exclue. Le massacre de Sharpeville du 21 mars 1960, où le gouvernement fait tirer sur les manifestant.es, marque un tournant pour tou.tes les opposant.es : la lutte armée s’impose désormais. Avec des camarades des deux sexes de sa génération trouvant l’African National Congress (ANC) trop timoré, Dulcie fonde en 1962 le Yu Chi Chan Club (« le club de la guérilla ») d’influence maoïste, devenant peu après l’éphémère Front de libération nationale. Entre temps, en effet, la répression s’est encore amplifiée. Nelson Mandela est arrêté en 1962. Le 7 octobre 1963, Dulcie est arrêtée à son tour, dans son école. Le 15 avril 1964, elle et ses compagnes de lutte, Betty van der Heyden, Doris van Heerden et Dorothy Alexander, sont condamnées à cinq ans de prison. Les conditions de détention sont très dures et altèrent leur santé. Pourtant, elles ne baissent pas les bras : elles apprennent à lire à leurs co-détenues illettrées. Crime impardonnable ! Elles sont expédiées dans des prisons différentes. Dulcie tient bon et réussit même à obtenir un diplôme supérieur d’enseignement. En 1969, elle sort, certes, de prison, mais sous contrôle judiciaire pour cinq ans : elle est assignée à résidence, interdite de toute activité sociale et politique et ne peut plus enseigner. Les visites policières très éprouvantes qu’elle doit subir et l’isolement forcé ont raison de sa détermination : peu avant la fin des cinq ans, à contre-cœur, elle embarque pour l’exil le 19 décembre 1973. Elle arrive en Grande-Bretagne et intègre un établissement de formation des maîtres au nord de l’Angleterre.
A Londres, Dulcie rencontre des milliers de ses compatriotes, en particulier les plus engagés qui la convainquent d’adhérer à l’ANC. Elle mobilise l’opinion publique en priorité pour les femmes et les enfants qu’elle sait d’expérience être les victimes les plus souffrantes d’Afrique du Sud, mais également de Namibie et de Rhodésie où sévit aussi l’apartheid. Sa mission l’amène à participer à de nombreuses conférences internationales (Paris, Helsinki, Montréal, Arusha).
L’ANC l’envoie en 1981 à Lusaka en Zambie, où elle a son siège, pour y travailler dans son quartier général. Elle se voit confier de plus en plus de responsabilités tout en continuant à agir mondialement pour les femmes (à Kabwe en Zambie, à Luanda, à Prague). Fin 1983, la direction de l’ANC l’envoie suivre une formation militaire en Union soviétique.
Début 1984, Dulcie arrive à Paris, nommée représentante en chef de l’ANC pour la France, la Suisse et le Luxembourg. Elle est logée à Arcueil (Val-de-Marne), ville dont le maire Marcel Trigon est un fervent soutien de l’ANC, et installe son bureau à Paris. Il s’agit de coordonner et développer le mouvement anti-apartheid français avec toutes les associations pour les Droits de l’Homme et les syndicats de gauche. La France mitterrandienne a, certes, cessé de considérer l’ANC comme une organisation terroriste, ce qui permet à cette dernière d’avoir un bureau à Paris, mais elle continue de violer l’embargo décrété par l’ONU (voir encadré). Dulcie parcourt infatigablement notre pays, haranguant ou houspillant les militants... malgré son français défaillant ! Elle développe les actions pour la libération des détenu.es politiques et la solidarité avec leurs proches, menant un difficile travail d’enquête pour identifier, localiser et secourir clandestinement les familles concernées. Des municipalités s’engagent à ses côtés, des artistes, des sportifs... En 1986, elle réussit à organiser à Paris une conférence internationale contre l’apartheid, sous la présidence d’Oliver Tambo en personne, compagnon de Mandela et dirigeant de l’ANC pendant presque 30 ans.
A l’automne 1987, Dulcie est agressée dans le métro... La police ne prend pas au sérieux sa plainte ! Pourtant, les précédents ne manquent pas. Des militants de l’ANC ont été assassinés dans les pays proches de l’Afrique du Sud. En Europe même, le représentant de l’ANC en Belgique, par exemple, a échappé par trois fois de peu à des tueurs. Dulcie décide de changer de domicile car, habitant près d’une école, elle craint que des enfants deviennent des victimes collatérales en cas d’attentat. En vain. Ce n’est pas à Arcueil, mais à Paris, au 28, rue des Petites Écuries, au quatrième étage, alors qu’elle va entrer comme chaque matin dans son bureau, qu’elle est assassinée le 29 mars 1988, par cinq balles tirées presque à bout portant...
Nicole Maillard-Déchenans
Après l’assassinat de Dulcie September, l’enquête policière avait été expéditive et une ordonnance de non-lieu rendue en 1992. Le 16 novembre 2022, au tribunal de Paris, s’est tenue la première audience publique sur l’affaire qu’il y ait jamais eue en 34 ans, sa famille ayant assigné l’État français pour faute lourde et déni de justice. En effet, deux demandes de reprise de la procédure, en 2019 et 2020, n’avaient pas été suivies d’effet.
Le jugement rendu le 14 décembre déboute la famille de toutes ses demandes. De manière étonnante, le jugement valide les arguments de l’État sur les délais de prescription et la non-rétroactivité de la loi du 5 août 2013 reconnaissant le crime d’apartheid comme crime contre l’humanité. Ceci alors que la Résolution 392 du Conseil de sécurité des Nations Unies (1976) votée par la France indique, à l’article 3 : « [...] la politique d’apartheid est un crime contre la conscience et la dignité de l’humanité [...] ». La famille fera appel contre le jugement, nous annonçait son avocat Me Yves Laurin ce 1er janvier.
En Afrique du Sud, la Commission Vérité et Réconciliation, créée en 1995, a récolté de nombreux témoignages sur le régime d’apartheid. Elle rapporte que Dulcie aurait été assassinée par des mercenaires français sur ordre des escadrons de la mort, forces armées spéciales dont la mission officielle était d’éliminer les ennemis du régime. Cependant aucune preuve n’a été fournie à ce jour.
L’annonce faite le 17 novembre 2022 par l’Afrique du Sud de l’ouverture d’une enquête policière (la première) sur l’affaire est une lueur d’espoir. « Nous allons demander que les autorités françaises coopèrent », déclarait Me Laurin (TV5 Monde, 15/12/2022). Autre petite lueur, en France cette fois : la sénatrice Laurence Cohen demande à la Première ministre (JO Sénat du 22/12/2022, question écrite n° 04563) si elle compte intervenir pour déclassifier les archives (policières, politiques, militaires) liées à cette affaire d’État. Elle prend ainsi au mot Emmanuel Macron qui, lors d’une visite en Afrique du Sud en 2021, s’était prononcé pour une ‘mission de médiation’. Ne doutons pas de la volonté de transparence du gouvernement...
Jérôme Lasagno et
Nicole Maillard-Déchenans
La France est la patrie des droits de l’homme ... à faire des bénéfices en exportant des armes, sans beaucoup d’exigence sur le choix du client ! Dressons un rapide aperçu des affaires entre les entreprises françaises et le régime d’apartheid, d’après Apartheid, guns and money – A tale of profit, Hennie Van Vuuren (2018).
En 1963, la Résolution 181 du Conseil de Sécurité des Nations Unies appelle les États volontaires à ne plus vendre d’armes au régime d’apartheid. Les exportations britanniques vers l’Afrique du Sud diminuent alors sous la pression de l’Anti-Apartheid Movement. Cela profite à la France qui devient le fournisseur principal du régime d’apartheid. Extrait du catalogue entre 1964 et 1967 : livraison de 27 avions Mirage, 70 hélicoptères, sans compter les missiles. La France livre 3 sous-marins dont le premier est inauguré en 1969 à Nantes par la femme de Pieter Botha, alors ministre de la Défense. Le missile Cactus développé par Thomson-CSF et Matra entre 1964 et 1971 est financé à 85% par le régime d’apartheid. Heureusement, comme le précise le Premier ministre Pierre Messmer en 1973 : “Nous acceptons de céder à l’Afrique du Sud des armements dont nous considérons [qu’ils ne] peuvent être utilisés dans des opérations de maintien de l’ordre”.
En 1977, l’embargo décrété par les Nations Unies devient obligatoire (Résolution 418). La société gouvernementale sud-africaine d’achat d’armes ARMSCOR rend plus discrets ses bureaux à Paris et s’installe au dernier étage de l’ambassade. La France déclare officiellement un embargo total sur la vente d’armes à l’Afrique du Sud. Pour respecter cet engagement sans nuire à des affaires florissantes, la Direction Générale de l’Armement demande discrètement si ses partenaires seraient prêts à être livrés via des pays tiers. En 1986 est signée une fourniture de 50 hélicoptères Super Puma en kit via le Portugal, qui seront maquillés en un modèle ’local’ Oryx. En 1987, la France propose à l’Afrique du Sud quelques exemplaires du nouveau missile Mistral (Matra) avec l’idée de le tester ’en zone opérationnelle’ (Angola). Dès 1988 l’Afrique du Sud souhaite en acheter 50 exemplaires, via le Congo-Brazzaville. L’affaire s’évente, le scandale éclate et le lampiste Thierry Miallier fait un court séjour en prison, ce qui épargne les éclaboussures à Jean-Christophe Mitterrand (le fils de).
Michel Roussin, chef de cabinet du Premier ministre Jacques Chirac, propose en 1987 à l’Afrique du Sud d’acheter 16 avions de type Mirage que le Pérou avait commandés mais ne pouvait pas payer. Il rencontre Botha en escale à l’aéroport de Roissy deux semaines avant l’assassinat de Dulcie September. Mais ce n’est sans doute qu’une coïncidence...
Jérôme Lasagno
[1] Cette biographie et les citations sont tirées du livre de Jacqueline Dérens, Dulcie September Le Cap 1935 Paris 1988 Une vie pour la liberté (AAPM-Editions Non Lieu, Paris, 2013).