Alors que les premiers forages dans le cadre du projet d’exploitation pétrolière de Total en Ouganda sont annoncés pour mi-avril, le montage financier du projet n’est pas bouclé. Plus de quarante banques et assurances dans le monde ont renoncé à le soutenir directement sous la pression d’organisations de la société civile réunies au sein de la coalition StopEACOP. Il semble que la mobilisation commence à porter ses fruits et à mettre des bâtons dans les roues du géant pétrolier.
La mobilisation contre le projet pétrolier de Total en Ouganda et en Tanzanie ne cesse en effet de s’amplifier. En témoigne la mobilisation internationale de mouvements religieux comme Laudato Si, organisation catholique du nom de l’encyclique du pape François publiée en mai 2015 sur la protection de l’environnement, ou encore Greenfaith (« foi verte »), ONG interreligieuse pour le climat. Cette dernière a organisé avec Extinction Rébellion Spiritualités le 29 novembre 2022 à Paris une action interconfessionnelle de désobéissance civile, rassemblant des représentants de cinq religions contre le projet de Total (Le Monde, 29/11/2022).
Ces nouvelles oppositions religieuses sont beaucoup plus embarrassantes pour la multinationale. Selon Africa Intelligence (10/11/2022), « le mouvement cherche aussi à sensibiliser les cadres de TotalEnergies, dont un certain nombre sont catholiques. Ils espèrent capitaliser sur un événement exogène ayant sérieusement entamé l’adhésion - relativement unanime jusqu’ici - des employés de la major à ce projet. Le 3 octobre, le quotidien chrétien La Croix a relayé une tribune signée par 400 jeunes catholiques demandant aux évêques français de s’opposer à l’EACOP. Cette mobilisation a particulièrement touché les jeunes cadres catholiques de TotalEnergies, pris dans un conflit de valeurs entre convictions religieuses personnelles et loyauté corporatiste », et a obligé l’entreprise à « [multiplier] les séminaires en ligne pour sensibiliser ses employés sur la future infrastructure ». En externe également, Total s’est vue contrainte de réagir à l’écho médiatique croissant des contestations. Elle a constitué il y a plusieurs mois une équipe dédiée à la communication sur ce projet pétrolier. Particulièrement active sur les réseaux sociaux, cette dernière s’emploie à répondre méthodiquement aux critiques à coup de threads et de visuels, mais sans être convaincante (Vert, 16/02/2023). Du côté des médias traditionnels, Total s’est improvisée tour-opérateur en organisant depuis l’été 2022 des voyages sur le terrain pour des journalistes. Mais la sincérité de cette prétendue opération transparence s’est écroulée grâce aux révélations de député.e.s européen.ne.s qui ont découvert avoir été embobiné.e.s par leurs guides.
Des député.es européen.nes [1] se sont rendu.e.s en Ouganda à l’été 2022 pour une mission d’enquête parlementaire, qui a débouché sur l’adoption d’une résolution du Parlement européen condamnant les conséquences humaines et environnementales désastreuses du projet (cf. Billets n°321, octobre 2022). Le groupe a rencontré dans ce cadre des équipes de Total. Comme pour les journalistes qui viennent sur place, ces dernières leur ont proposé une excursion pour illustrer leur programme de restauration des moyens de subsistance pour les personnes impactées. Il s’agit de la rencontre de Judith - une femme apicultrice par ailleurs très mise en avant dans la communication de Total - sur son site de production. Elle leur a expliqué comment l’entreprise l’avait soutenue pour développer son activité et à quel point cela lui avait permis d’élever son niveau de vie. La suite, décrite dans le rapport publié par les eurodéputé.es, est édifiante. « Aucun bruit ne provenait des différentes ruches suspendues sous l’arbre, aucune abeille n’était visible aux alentours [...]. Ces détails ont poussé la délégation à revenir sur le site le lendemain, sans la présence des représentants de TotalEnergies. Une nouvelle fois la délégation constata qu’aucun bruit ne provenait des ruches et qu’aucune abeille ne pouvait être observée malgré les mises en garde de Judith et de la délégation de TotalEnergies de ne pas s’approcher trop près des ruches au risque de se faire piquer. […] Ils ont alors pu constater que la ruche n’était en fait qu’une boîte vide, tout comme se sont révélées être la totalité des autres ruches sur le site [2] ». Pour enfoncer le clou, le magazine télévisé Cash investigation diffusé sur France 2 le 26 janvier 2023 qui était largement consacré au méga-projet pétrolier de Total, a révélé les images de cet épisode. Pris en flagrant délit de mensonge à des eurodéputé.es, les communicants de Total ont tenté d’expliquer que les ruches étaient vides car en cours de préparation pour la saison suivante. Mais là encore, sans convaincre grand monde.
Attaqués sous tous les angles par la société civile – droits humains, environnement et climat, greenwashing, superprofits, lobbying, corruption – les dirigeants de Total sont montés d’un cran pour contrer leurs accusateurs, marquant un tournant dans leur stratégie. Le 2 novembre 2022, Greenpeace a publié un rapport qui accuse la multinationale de minimiser ses émissions de carbone, et a effectué un signalement auprès de l’Autorité des marchés financiers. En réaction, Total a menacé d’attaquer l’ONG en justice, apparemment sans être passée à l’acte. Le 28 janvier 2023, Mediapart organisait une journée spéciale de rencontres et débats sur Total rassemblant journalistes, chercheurs, activistes, salariés de l’entreprise. Quelques jours avant l’événement, le média en ligne a reçu un courrier recommandé de Total qui le menaçait de poursuites judiciaires en cas de propos considérés comme diffamatoires (Blog de la rédaction de Mediapart, 26/01/2023) et qui pointait entre autres « l’utilisation de chiffres aussi inflatés qu’imprécis et mensongers » concernant le nombre de personnes expropriées dans ses projets en Ouganda et en Tanzanie. Dans un entretien au Parisien (8/02/2023), le PDG du groupe, Patrick Pouyanné, a renouvelé ces menaces en déclarant que « désormais, quand des propos diffamatoires seront tenus, nous répondrons par la voie judiciaire ». Le message est clair.
Au-delà des batailles de chiffres, Total tente de renverser l’une des principales critiques qui lui est faite, celle de mener un projet d’exploitation de nature néocolonial. Selon la multinationale, les opposants au projet voudraient empêcher le développement de l’Ouganda et de la Tanzanie. Sur la page de son site « 10 idées reçues sur les projets Tilenga et EACOP », on peut lire : « L’Ouganda est un État souverain qui a fait le choix stratégique d’exploiter ses ressources naturelles. [...] Interdire à l’Ouganda d’exploiter ses ressources naturelles pour contribuer au développement du pays au motif que, nous, Européens, aurions trop pollué ou polluerions trop, pourrait être vu comme paternaliste et cynique, et à tout le moins égoïste ». Un argument qui laisse songeur lorsque l’on connaît la nature autoritaire des deux régimes avec lesquels Total s’est associé, et dont les forces de sécurité s’illustrent dans la répression des opposants au projet. Les retombées positives pour le développement sont loin d’être évidentes, y compris pour les premiers concernés. Dans une tribune publiée le 10 mars 2023 (afiego.org), plusieurs organisations ougandaises expliquent par exemple que « interrogé à l’occasion de son assemblée générale annuelle l’an dernier, Total a avoué que seuls 900 emplois directs seraient créés après la phase de construction dans le cadre du projet EACOP. C’est loin des 80 000 sur lesquels l’entreprise communique publiquement. » Refusant d’opposer défense de l’environnement et lutte contre la pauvreté, elles rappellent aussi que « l’Ouganda a été classé au 13ème rang des pays les plus vulnérables au changement climatique. » Pour elles, « l’idée que le secteur du pétrole et du gaz va également enrichir les Ougandais est erronée. Il suffit de regarder du côté des pays producteurs de pétrole tels que le Nigeria et l’Angola pour s’en rendre compte. » Il est en effet difficile d’imaginer que les retombées économiques de ces projets bénéficieront au plus grand nombre. D’une part, alors qu’il est certain que les États ougandais et tanzaniens devront s’endetter pour financer plusieurs centaines de millions de dollars d’investissements, la répartition des retombées financières est inconnue, leurs contrats avec Total n’ayant pas été rendus publics. D’autre part, les premiers signes ne trompent pas : le président Museveni a destiné les premiers revenus du pétrole à l’achat d’avions de chasse (Africa Intelligence, 25/08/2022). Une idée particulière du développement.
Pauline Tétillon
L’association Survie a eu la surprise de recevoir une invitation de la part du ministère de l’Europe et des Affaires Étrangères (MEAE) à rencontrer un certain Charles Makakala. Objet de la rencontre : nous « présenter le point de vue d’un Tanzanien » sur l’EACOP. Présenté comme « éditorialiste », cet homme ne manque pas de qualités aux yeux de la diplomatie française : « il est résolument pro-occidental et a condamné l’agression russe en Ukraine. Il est aussi sceptique sur le tropisme chinois des dirigeants tanzaniens et adopte un ton critique sur les grands projets de construction alloués aux entreprises chinoises ». Vanté comme « un des faiseurs d’opinions les plus suivis sur la place tanzanienne », il écrit des tribunes pour le principal quotidien anglophone de Tanzanie, The Citizen. L’une d’elles (The Citizen, 13/10/2022) portait sur l’EACOP. Suite à la résolution votée par le Parlement européen qui condamnait le méga-projet pétrolier de Total en Ouganda et en Tanzanie, il reprochait aux députés de vouloir « éloigner les pays africains des ressources en énergies fossiles dont ils ont tant besoin ». Rappelant – à juste titre – que l’Europe est un des plus gros pollueurs du monde contrairement à l’Afrique, il considère qu’elle « espère sincèrement que l’EACOP échouera afin d’apaiser sa conscience tandis que les Africains paieront le prix de la transition énergétique mondiale ». Des arguments étrangement proches de ceux de Total...
Charles Makakala a été invité par le MEAE « dans le cadre du Programme d’invitation des personnalités d’avenir, programme destiné à des responsables étrangers à haut potentiel pour des prises de contacts et entretiens avec des interlocuteurs français en vue de renforcer nos réseaux d’influence dans leur pays ». Ce dispositif a bénéficié à plus de 2000 personnes depuis sa création en 1989. Concrètement, il s’agit d’organiser – et de financer – un séjour sur mesure d’une semaine en France pour ces « personnalités d’avenir », jalonné de visites et de rencontres. En ce qui concerne M. Makakala, ne doutons pas que d’autres acteurs ont été invités à le rencontrer, y compris des journalistes. Dans le cadre de la bataille médiatique actuelle autour de l’EACOP, ce petit coup de pouce de la diplomatie française n’est pas neutre.