29 ans après les faits et 28 ans après la première plainte déposée en France contre lui en 1995, le Dr Sosthène Munyemana a enfin rendu des comptes devant la justice française pour sa participation au génocide perpétré contre les Tutsis. Au terme de 5 semaines de procès, la cour d’assises de Paris l’a reconnu coupable de génocide, de crimes contre l’humanité et d’entente en vue de commettre ces crimes. Pour ces faits, elle l’a condamné à 24 ans de réclusion dont 8 incompressibles. Ses avocats ont fait appel de la décision.
C’est la première fois qu’une cour d’assises française rend un verdict de culpabilité sur la participation à une entente en vue de préparer le génocide.
Sosthène Munyemana comparaissait libre. Dès son arrivée en France en septembre 1994, il a pu exercer en tant que médecin dans la région de Bordeaux, où il s’est fait une réputation d’homme affable, compétent et sérieux…, tout comme au Rwanda au cours des années précédant le génocide, où il était apprécié de tous.
Dans un pays où seul 1 % de la population accédait à l’enseignement supérieur, Sosthène Munyemana était un notable, une autorité morale et intellectuelle. Enseignant la médecine à l’université, il était aussi l’un des six gynécologues-obstétriciens que comptait le pays : c’est lui qui donnait la vie.
A quel moment a-t-il basculé ? Lors de l’introduction du multipartisme au Rwanda en 1993 (concession démocratique accordée sous la contrainte par le président Habyarimana dans le cadre des accords de paix d’Arusha), Sosthène Munyemana a adhéré au Mouvement Démocratique Rwandais (MDR). Un parti construit sur le socle idéologique ethniste de la première République rwandaise, qui, sous couvert de « révolution sociale », réclamait le pouvoir au peuple, mais surtout au peuple hutu.
L’adhésion de Sosthène Munyemana au MDR constituait une première étape dans son ambition d’accéder au pouvoir politique, alors que sa carrière de médecin était déjà au sommet. L’attentat contre l’avion présidentiel, le 6 avril 1994, et l’instauration d’un Gouvernement Intérimaire dirigé par son ami Jean Kambanda [1], lui ont ouvert une formidable fenêtre d’opportunités.
Le 16 avril, 10 jours après le début des massacres dans la plupart des régions du Rwanda, il co-signe une motion de soutien au gouvernement intérimaire, au nom du « Cercle des intellectuels de Butare » dont il est le vice-président. Dans son témoignage, Me Éric Gilet a confirmé que ce soutien à un gouvernement qui comportait beaucoup de membres du Hutu Power constituait une caution intellectuelle de poids à l’échelle de tout le pays. Venant du Dr Munyemana, on peut aussi penser que c’était une caution morale, une injonction à « soigner » le Rwanda de son « impureté ethnique ».
Dès que les premiers massacres atteignent la région de Butare, Sosthène Munyemana s’est vu confier la clef du bureau de secteur de Tumba, une maisonnette où se tenaient les réunions publiques en temps de paix. Pendant le génocide, le bureau de secteur a servi de lieu de détention aux Tutsis capturés que l’on ne tuait pas immédiatement. La gestion des cadavres est en effet devenue très vite un sujet de préoccupation des autorités : il fallait éviter qu’ils soient vus par la communauté internationale via les satellites d’observation, mais aussi répondre aux problèmes sanitaires posés par la putréfaction des corps laissés sur le bord des routes et dans la nature. La consigne était de les faire disparaître, notamment dans les fosses septiques. Et pour cela, il fallait « gérer le flux ».
L’utilisation du bureau de secteur s’inscrivait également dans la stratégie génocidaire au niveau national qui consistait à réunir les Tutsis, les enfermer, les affamer, les affaiblir pour faciliter leur extermination. Le bureau de secteur constituait dès lors un lieu de transit, un « couloir de la mort » comme l’a indiqué Vincent Kageruka, unique rescapé de ce lieu, parce que le seul à avoir réussi à s’en enfuir. Après quelques jours de détention, les Tutsis étaient transférés vers un « ailleurs » d’où ils ne sont jamais revenus. Sosthène Munyemana prétend qu’il a contribué à sauver ces Tutsis en leur offrant un abri temporaire et qu’il ignorait ce qu’il advenait d’eux après leur départ.
Médecin, il a pourtant enfermé jusqu’à 40 personnes dans une seule pièce sans eau, sans nourriture, sans accès à des sanitaires et sans aucun soin, malgré des blessures à leur arrivée. À aucun moment il n’a pensé à leur ouvrir la porte la nuit alors que le bureau n’était pas gardé. Son autorité sur les tueurs était telle qu’aucun n’a osé extraire de force les prisonniers qui s’y trouvaient.
A Tumba, Sosthène Munyemana a également participé à l’instauration du système des rondes et des barrières, qu’il a présentées comme des outils de défense civile contre d’éventuelles attaques de l’armée du Front Patriotique Rwandais (FPR). Les combats se déroulaient pourtant à plus de 100 km de là… Il savait donc pertinemment que les rondes n’avaient aucun rôle de protection et qu’elles étaient devenues des outils du génocide, permettant de traquer et de débusquer les Tutsis afin de les exterminer. Cherchant à minimiser son rôle, il a expliqué pendant le procès qu’on avait surnommé sa ronde « la ronde du bonheur », parce qu’on n’y tuait pas les Tutsis tant qu’il était là… Dans son témoignage, Hélène Dumas précise qu’elle n’a jamais entendu parler de ronde protégeant les Tutsis, et que tout le monde était sensibilisé au fait que le Tutsi était l’ennemi.
Munyemana était non seulement un ami de Jean Kambanda, le Premier ministre du gouvernement intérimaire (GIR) mais aussi celui du ministre de l’Agriculture de ce même gouvernement, Straton Nsabumunkunzi. C’est avec ce dernier qu’il a organisé sa fuite du Rwanda, prétendant que les menaces pesant sur lui étaient devenues trop fortes du fait de sa modération. Alors qu’il vivait à moins de 30 km de la frontière du Burundi, il a préféré parcourir un très long périple dans un pays à feu et à sang pour rejoindre la ville de Gisenyi, à la frontière avec le Zaïre (actuelle RDC), à l’endroit même où s’était replié le gouvernement intérimaire. Il y a même résidé plusieurs jours avant de se décider à passer à Goma, au Zaïre. Un choix étrange pour quelqu’un qui se dit menacé. Qu’espérait-il en se rapprochant du GIR, encore aux commandes à la mi-juin 1994 ?
Tout au long du procès, la défense a voulu faire croire que les accusations contre Sosthène Munyemana étaient téléguidées depuis Kigali, brouillant les cartes entre le Rwanda de 1994 et celui d’aujourd’hui.
Elle a versé pour ce faire des éléments concernant des procès politiques basés sur de fausses accusations, documentés par Human Rights Watch (HRW) ou la Fédération Internationale des Droits de l’Homme (FIDH). A l’issue des débats, il est apparu qu’aucun des témoins n’avait déposé sous les pressions ou à la demande des autorités rwandaises. Et ce, d’autant plus que les enquêteurs français ont pu travailler librement, sans même être accompagnés de représentants du parquet rwandais, pour entendre les témoins lors de leurs déplacements au Rwanda.
En outre, le nom de Sosthène Munyemana et les soupçons quant à sa participation au génocide avaient été signalés aussi bien dans un article du journal De Morgen le 8 août 1994, que dans une note de la Sûreté belge du 19 août 1994, donc bien avant la date de la plainte qui a permis l’ouverture de l’instruction.
À défaut d’un destin politique, Sosthène Munyemana a rêvé d’un procès politique. Il n’a finalement eu qu’un procès criminel, celui de sa participation à des crimes qui heurtent la conscience de l’humanité toute entière, commis par un petit groupe mafieux qui avait fait main basse sur le pays et privatisé le pouvoir à son profit.
Mme Waintrater, psychologue clinicienne, a enfin évoqué devant la cour d’assises les efforts gigantesques réalisés par les survivants afin de trouver la force de dire, de décrire leur calvaire, d’en revivre chaque détail, aussi terrible soit-il.
Les témoignages sont des éléments de preuves à part entière. Ils ont permis de faire entendre, si tard et si loin de la survenue du génocide, des paroles qu’aucun autre lieu n’avait encore libérées sur les conditions de survie de ces êtres pourchassés, torturés, violés. Plusieurs femmes qui avaient jusqu’alors évoqué avoir bénéficié d’une « protection » comme moyen de survivre ont enfin osé la désigner pour ce qu’elle était : un viol.
Même si aucune charge ne relie ces crimes à l’accusé, la cour a reconnu, pour la première fois dans un procès “rwandais” en France, que les viols et l’esclavage sexuel, pratiqués de manière massive et systématique, ont constitué un des instruments du génocide.
Du procès de Sosthène Munyemana, il ressort une fois de plus que le génocide a eu lieu grâce à un plan concerté visant l’extermination méthodique et organisée des Tutsis, à Tumba comme au niveau national, et non suite à une explosion de colère incontrôlée comme aurait voulu le faire croire l’accusé. Chaque nouveau procès, chaque nouveau témoignage de victimes comme d’historiens cités comme « témoins de contexte » le confirment. Ils sont le meilleur outil de lutte contre le négationnisme.
Mais ce procès a été l’occasion pour la cour d’aller plus loin que lors des procès précédents, et plus loin aussi que le TPIR, qui ne s’est jamais prononcé sur la préparation du génocide avant le 7 avril 1994. En effet, dans sa motivation, la cour a retenu de nombreux éléments qui, selon elle, démontrent que le génocide était en préparation depuis le début des années 1990, comme le témoignage prophétique de Jean CARBONARE en janvier 1993, le rapport de la commission internationale sur les atteintes aux droits de l’Homme de mars 1993, l’achat de 500 000 machettes en 1993 par un homme d’affaires proche du Hutu Power, l’existence de caches d’armes documentées par la MINUAR, les massacres systématiques des Tutsis entre 1990 et début 1994 avec l’appui des militaires, des gendarmes et des autorités locales, etc. Si bien que pour la première fois dans l’histoire judiciaire française, la cour a déclaré coupable un accusé d’entente en vue de la préparation du génocide et de crimes contre l’humanité.
Sosthène Munyemana est le sixième Rwandais jugé en France pour le génocide des Tutsis depuis 2014, date du premier procès contre Pascal Simbikangwa. Si le rythme de ces procès s’est considérablement accéléré en 2023 (deux procès dans l’année, de même qu’en 2024), ce ne sera pas suffisant pour combler le temps perdu et, avec lui, le vieillissement des accusés (le préfet Bucyibaruta, condamné en 2022, est décédé avant son appel). Concernant les actions en justice intentées contre des Français, la justice française semble encore moins empressée, alors même qu’elles portent sur des faits imprescriptibles (voir le site internet de Survie sur les actions judiciaires en cours).
Stéphanie Monsenego et Laurence Dawidowicz
Le génocide des Tutsis a eu lieu d’avril à juillet 1994 au Rwanda et pourtant, c’est devant un tribunal français qu’a comparu fin 2023 un de ses auteurs présumés, en vertu de la compétence universelle dont la France s’est dotée en 2000. Après la fermeture du Tribunal Pénal International pour le Rwanda (TPIR), créé pour juger les concepteurs du génocide, aujourd’hui, seules les juridictions nationales peuvent rendre justice sur ces crimes imprescriptibles.
Tandis que la France, malgré l’avis contraire de la Cour européenne des droits de l’Homme, refuse obstinément d’extrader les personnes mises en cause vers le Rwanda pour qu’elles y soient jugées, la possibilité de juger en France reste restreinte par 3 « verrous » : obligation de résidence habituelle sur le territoire, exigence que la Cour Pénale Internationale se déclare incompétente et monopole des poursuites accordé au Parquet. Ces verrous assurent l’impunité sur le territoire français de ceux qui pourraient être poursuivis pour des crimes de guerre et des crimes contre l’humanité commis dans d’autres pays (cf. à ce sujet le clip très pédagogique « Crapules & Vacances » ). Dans la « patrie des droits de l’Homme », les intérêts économiques et géopolitiques font toujours la loi.
[1] Le 14 mai 1994, alors que le génocide s’était déjà généralisé à tout le pays, le Premier ministre Jean Kambanda a répondu à une invitation à prendre la parole devant les enseignants, médecins, intellectuels, universitaires de Butare dont l’accusé. Il a tenu un discours ouvertement génocidaire avec un remerciement appuyé au Cercle des intellectuels MDR de Butare qui avait prouvé à plusieurs reprises sa volonté de collaborer avec le GIR. Il a plaidé coupable de crime de génocide le 1er mai 1998 et a été condamné à une peine d’emprisonnement à perpétuité le 4 septembre 1998, peine confirmée en appel le 19 octobre 2000.