Depuis 2011, les décisions prononcées par les cours d’assises françaises doivent obligatoirement comporter une motivation. En cas de condamnation, la motivation consiste en un énoncé des principaux éléments à charge qui ont convaincu la cour. Elle figure sur un document annexé à la feuille de questions et versé au rang des minutes du greffe. Elle permet de comprendre le verdict prononcé pour chacun des faits reprochés à l’accusé. Même si elles ne font pas l’Histoire, les motivations contribuent à la documenter.
La motivation des décisions de justice trouve son origine dans la loi des 16 et 24 août 1790. Rompant avec les pratiques de l’Ancien Régime, elle permet de dissuader le juge de statuer de manière partiale ou arbitraire. Envisagée comme une garantie fondamentale des droits du justiciable, elle permet aussi à celui-ci de mieux comprendre les raisons qui ont guidé le juge dans le choix de la solution. Elle oblige le juge à élaborer un raisonnement rigoureux au terme duquel la décision à laquelle il s’arrête doit normalement apparaître comme la conclusion nécessaire de l’argumentation qui la précède [1].
Des procès en France pour crime de génocide des Tutsis au Rwanda et crime contre l’Humanité ont eu lieu à partir de 2014. Quatre condamnations définitives ont été prononcées dont celle de Laurent Bucyibaruta, condamné en première instance et décédé avant son procès en appel. D’autres ont fait l’objet d’appel et seront rejugées. Si les feuilles de motivations ne sont pas rendues publiques, elles sont toutefois accessibles sur le site : France génocide Tutsi. Très longues, elles s’appuient sur les faits précis reprochés à l’accusé lors de son procès mais – afin notamment de caractériser l’élément matériel du « plan concerté » ou de « l’entente en vue de la préparation » du génocide – ces feuilles de motivation font aussi ressortir des faits plus généraux. En effet, pour condamner un individu pour sa participation au génocide, encore faut-il dresser le constat du génocide.
Affirmation de l’existence du génocide des Tutsis au Rwanda en 1994 Les motivations des procès des personnes accusées de génocide en France affirment toutes l’existence du crime de génocide à l’encontre de la communauté tutsie et du crime contre l’Humanité à l’encontre des opposants politiques au régime de Juvénal Habyarimana en fondant ce constat sur les analyses d’historiens et de journalistes spécialistes de la région, sur le rapport du 28 juin 1994 de la Commission des Droits de l’Homme de l’organisation des Nations Unies, sur des décisions de justice rendues par des juridictions nationales, notamment de Belgique, du Canada, d’Allemagne, de Suède, de Finlande… mais aussi sur la décision de la Chambre d’Appel du Tribunal Pénal International pour le Rwanda (TPIR)du 16 juin 2006 indiquant qu’il n’y a plus de doute raisonnable quant à l’existence de ces crimes.
Grâce aux débats et témoignages tenus publiquement devant la Cour, personne ne peut plus avoir de doutes sur la définition réelle du terme « ennemi de l’intérieur ». S’il a pu initialement désigner les « complices du FPR », il s’est rapidement étendu à l’ensemble des membres de la communauté tutsie, tous assimilés à des « Inyenzis », des cancrelats ou des cafards. Les récits du fonctionnement des barrières confortent le caractère génocidaire de ces dispositifs : le tri meurtrier se faisait en fonction de l’origine ethnique figurant sur la carte d’identité, quels que soient l’âge, le sexe, l’identité ou l’engagement politique supposé de la personne contrôlée. Et à défaut de carte d’identité, comme pour les mineurs qui n’en avaient pas, le recours à de supposées caractéristiques morphologiques déterminait l’appartenance à l’ethnie tutsie. Ce qui illustre bien la volonté d’exterminer tout le groupe dans l’objectif d’une « purification ethnique ».
Dans tout le Rwanda, les massacres sont rapides et utilisent tous les échelons des chaines administrative et militaire. Ils sont accompagnés et stimulés par une intense propagande médiatique, qui appelle à la guerre inter-ethnique et au meurtre de ceux qui s’y opposent. La présence de barrières sur toutes les routes, tenues par des miliciens Interahamwes formés à l’usage des armes, permettent un quadrillage très serré des civils tutsis. Et leur assassinat sur le champ. Le modus operandi des massacres, répété sur tout le territoire, révèle leur haut niveau de préparation et la contribution de l’appareil d’État pour leur commission : regroupement des Tutsi dans des lieux publics (églises, salles communales ou préfectorales, écoles…) à l’instigation d’autorités locales, premières attaques au mortier, à la grenade ou aux armes à feu par des militaires ou des gendarmes, deuxième vague d’attaques par les miliciens, qui tuent avec des machettes ou, pour certains, des fusils et enfin achèvement du « travail » par les villageois, avec des outils rudimentaires (massues, gourdins). Après chaque attaque, les tueurs sont « récompensés », généralement par une caisse de bière, pour maintenir leur motivation et par le pillage des biens des personnes assassinées. Enfin, l’administration fournit ses camions et véhicules de travaux publics pour organiser le ramassage des cadavres et creuser des fosses. Elle utilise également les détenus de droit commun pour leur inhumation. Le nombre considérable de victimes en à peine plus de 3 mois révèle l’efficacité d’une organisation collective reposant nécessairement sur un plan concerté.
La thèse d’une « colère populaire » à l’origine du génocide est une thèse négationniste, elle a souvent été entendue dans les salles d’audience. Or, tous les arrêts s’y opposent. Dans le procès de Philippe Hategekimana, par exemple, la cour a considéré que la thèse d’un mouvement populaire chaotique, spontané, incontrôlable, non concerté, inorganisé ne concorde nullement avec les constatations des historiens comme des témoins directs, journalistes, rescapés, diplomates, qui tous ont relaté la préparation et l’organisation particulièrement efficaces des massacres. Cette thèse du chaos généralisé est incompatible avec l’ampleur des tueries et leur propagation à tout le pays.
Au fil du temps et des procès qui se succèdent, les accusés et leurs avocats ont cessé de contester la réalité du génocide, préférant mettre dans la balance les crimes allégués du FPR pour “équilibrer” afin de banaliser. Finie la négation pure et simple. C’est aussi un acquis de la pratique judiciaire.
Dans la motivation de la condamnation du Dr. Sosthène Munyemana, la cour d’assises de Paris a rendu, pour la première fois, un verdict de culpabilité sur l’infraction de participation à une entente en vue de préparer le génocide. Elle est pour cela revenue sur la période précédant le 7 avril 1994, ce qui n’avait jamais été pris en compte jusqu’à présent.
Cette motivation démontre que la préparation du génocide avait commencé dès le début des années 1990 : en 1990, avec la diffusion des « 10 commandements Bahutu » et la « définition de l’ennemi » par la Commission militaire rwandaise ; en 1992, avec le discours du vice-président du MNRD du 22 novembre 1992 diffusé sur la radio nationale, exhortant à se dresser contre l’ennemi intérieur et contre les traîtres hutus qui doivent l’un et l’autre être liquidés ; en 1993, avec la création de la radio de propagande Radio-Télévision Mille colline (RTLM) dans un pays où les médias sont contrôlés par l’État et qu’on ne fera jamais taire ; mais aussi l’achat de 500 000 machettes par un homme d’affaires proche du Hutu Power… Sans compter l’existence de caches d’armes, documentées par la MINUAR, le recrutement, la formation, l’encadrement des milices. Les massacres de Tutsi n’ont cessé de se multiplier entre 1990 et 1994 comme en ont témoigné en 1993 Jean Carbonare [2] et la Commission internationale sur les atteintes aux Droits Humains qui évoquent le risque de survenue d’un génocide.
En constatant la systématisation des massacres des populations civiles tutsies en réponse aux offensives du FPR depuis 1990, le verdict prononcé dans le cadre du procès du Dr. Munyemana rouvre le champ du débat judiciaire sur la participation à l’entente en vue de préparer le génocide lors des futurs dossiers qui seront jugés par la cour d’assises, car ces motivations servent à la jurisprudence.
Importance de l’accès aux archives pour la manifestation de la vérité
Lors de l’instruction préparatoire de l’affaire Laurent Bucyibaruta, ex-préfet, le juge d’instruction s’était vu refuser la possibilité d’entendre le capitaine « Éric », médecin militaire durant l’opération Turquoise, son témoignage étant classé « secret défense ». Celui-ci ayant été levé pour qu’il témoigne devant la Commission Duclert, le juge l’a fait citer comme témoin de fait : le capitaine « Éric » a confirmé que Laurent Bucyibaruta avait refusé de protéger Bernadette, une infirmière tutsie, alors même que celle-ci avait utilement complété la structure médicale du Commandement des opérations spéciales (COS, forces spéciales françaises). « Pas de passeport pour une tutsie ». Ce témoignage, s’il figurait déjà dans le livre Silence Turquoise [3], a été confirmé publiquement devant la cour et permis de mieux comprendre l’attitude de l’accusé face aux Tutsis.
Dans le procès de Philippe Hategekimana, des extraits du livre de Jean Varret avaient été versés au dossier au moment de l’intervention de François Graner : le général Jean Varret, cité par le président de la cour d’assises, est venu à l’audience afin de confirmer mot pour mot ce qu’il a affirmé dans son livre, notamment sur le fait que, dès 1991, le colonel Pierre-Célestin Rwagafilita lui avait demandé la fourniture d’armes lourdes afin d’exterminer les Tutsis. En faisant citer Jean Varret, le président a permis de mettre en défaut les affirmations d’un témoin, Augustin Ndindilimana, ancien général chef d’état-major de la gendarmerie rwandaise, qui contestait le rôle de la gendarmerie dans la perpétration du génocide.Les témoignages oraux de témoins directs et d’experts constituent donc des éléments essentiels pour la manifestation de la vérité. Les procès qui ont lieu en France vont ainsi bien au-delà du cas de la seule personne jugée : ils permettent, au fil des dossiers, de documenter le génocide dans toutes ses dimensions et constituent de puissants outils de lutte contre le négationnisme.
Laurence Dawidowicz
[1] Philip Milburn, Vanessa Perrocheau, Djoheur Zerouki-Cottin, « Les motivations des décisions de cours d’assises : les pratiques des tribunaux », Les Cahiers de la Justice 2017/4 (N° 4), pages 577 à 586.
[2] Jean Carbonare était président de l’association Survie quand il a participé à cette commission internationale d’enquête et jusqu’en 1994. Est connu pour son intervention lors du journal télévisé le 23 janvier 1993 sur la 2ème chaine télévisée française.
[3] Laure de Vulpian et Thierry Prungnaud, Silence Turquoise, Rwanda 1992-1994, responsabilités de l’État Français dans le génocide des Tutsi, Don Quichotte, 2012.