Survie

30 ans de trop

(mis en ligne le 28 mai 2024) - Martin David

30 ans après la mise à mort d’un million de Tutsis au Rwanda, la justice française peine encore à juger les responsables rwandais réfugiés sur son sol. Les juges n’ont toujours pas accès aux documents qui permettraient enfin de traduire en justice les responsables politiques et militaires qui ont engagé la France sur la voie de la complicité de génocide. En dépit du bon sens, les coupables restent impunis et l’arbitraire du présidentialisme reste le même qu’en 1994.

Il y a 30 ans, était commis le génocide des Tutsis du Rwanda. La mise à mort systématique et organisée de toute personne désignée comme tutsie par les autorités était planifiée de longue date par un pouvoir raciste, xénophobe, violent et corrompu, pouvoir soutenu par la France. L’humanité toute entière a été meurtrie par ce drame. Aujourd’hui, seules nous restent la justice rendue aux victimes, la mémoire des souffrances infligées et la reconnaissance des responsabilités de la communauté internationale, en particulier de notre pays, pour comprendre et tenter de conjurer l’innommable.

En France, en 2023, le procès aux assises de Sosthène Munyemana s’est tenu à Paris. Ce médecin rwandais a été reconnu coupable de génocide, de crimes contre l’humanité et de « participation à une entente en vue de la préparation du génocide ». Il est le premier à être reconnu coupable par la justice française de ce dernier chef d’inculpation après que son implication à un haut niveau a été établie par la cour. Il vivait en France depuis 1994 et la première plainte contre lui a été déposée en 1995 par des rescapé·e·s du génocide : il aura fallu attendre 2018 pour voir prononcer sa mise en accusation, 29 ans pour qu’un dignitaire d’un régime qualifié de « nazisme tropical » par l’historien Jean-Pierre Chrétien soit jugé et condamné.

Aujourd’hui, sur la trentaine de plaintes déposées contre des présumés génocidaires vivant sur notre sol, seules quatre ont abouti à des condamnations définitives, la première en 2018, une fois épuisées les recours en appel et en cassation. Ces trente années écoulées pour quatre condamnations définitives en France sont une injure faite à la mémoire des rescapé.e.s et à leurs proches.

Les accusés vieillissent tranquillement en France et s’ils sont découverts par un journaliste, comme le fut Aloys Ntiwiragabo, chef des services de renseignement militaires durant le génocide, ou par des enquêteurs méticuleux comme dans le cas de Félicien Kabuga, financeur présumé du génocide, la lenteur des procédures et le grand âge des mis en cause rendent complexe, voire impossible, le jugement des crimes dont ils sont accusés.

Des complicités individuelles

La compréhension du soutien apporté par la France au régime qui a commis le génocide des Tutsis a progressé auprès du grand public et auprès de certains responsables politiques, grâce à l’ouverture partielle des archives françaises accordée aux chercheurs de la commission Duclert en 2021. Le rapport issu du travail de recherche mené par cette commission, basé sur 12 000 documents d’archives, montre comment une poignée d’hommes autour de François Mitterrand, imprégnés par une vision raciste et ethniste, obsédés par la défense de l’influence de la France, ont fourni des armes et du matériel, formé au combat et apporté un soutien stratégique à l’armée d’un régime qui ne cachait pas ses visées exterminatrices. La conclusion du rapport, relue et validée par l’Élysée, affirme l’absence de complicité de la France dans le génocide des Tutsis, sur la base d’une interprétation du terme « complicité » en contradiction avec les textes de loi et la jurisprudence française.

Dès 1997, avec la jurisprudence Papon, puis en 2021 [1] avec la jurisprudence Lafarge, la justice française a confirmé définitivement qu’il n’est pas nécessaire de partager l’intention criminelle de l’auteur principal de crime contre l’humanité pour en être complice. « Il suffit qu’il ait connaissance de ce que les auteurs principaux commettent ou vont commettre un tel crime contre l’humanité et que par son aide ou assistance, il en facilite la préparation ou la consommation ». Les responsables civils et militaires de 1994 encore vivants se garderont de se féliciter de cette conclusion du rapport Duclert, qui ne vaut pas décision de justice. Aucun des 5 dossiers dans lesquels Survie est partie civile et qui touchent à la complicité de génocide de citoyens français n’a abouti à ce jour à un procès, les juges ayant jusqu’ici évité d’explorer toute piste pouvant mener à un responsable, qu’il soit militaire ou civil.

Des fautes d’État

En 2023, le Collectif des Parties Civiles pour le Rwanda (CPCR), l’association Rwanda Avenir et des rescapé·e·s rwandais ont ouvert un contentieux administratif pour faute de l’État dans l’abandon des Tutsis de Bisesero entre le 27 et le 30 juin 1994. (Mediapart, 05/04/2024). La justice administrative ne juge pas des personnes, mais la faute commise par l’administration en la séparant des fautes personnelles. Gageons qu’elle effectue son travail sereinement et que les éventuelles responsabilités individuelles seront alors reconnues par la justice pénale.

L’accès à la totalité des archives de l’époque permettrait à la justice, aux historiens, aux journalistes et à tout personne intéressée, de chercher, d’analyser et de comprendre les décisions, les erreurs et l’inébranlable aveuglement idéologique de ceux qui ont, au nom de la France, rendu possible l’accomplissement du dernier génocide du XXe siècle. La chape de plomb du secret défense pèse toujours sur la majorité des archives militaires et les juges se voient régulièrement opposer des refus de communication de documents. La classification étendue des documents militaires de l’époque couplée à la loi relative à la prévention d’actes de terrorisme et au renseignement (ou loi PATR) [2], qui ne donne plus de limite à la durée de classification pour certains documents, font de ces archives un « trou noir mémoriel ». Le libre accès aux archives publiques est un des piliers garant du bon fonctionnement de la démocratie. Si nous voulons comprendre ce qui s’est passé, nous devons obtenir la déclassification générale des documents civils et militaires concernant les opérations au Rwanda entre 1975, quand fut signé l’accord d’assistance militaire pour l’organisation et la formation de la gendarmerie rwandaise, et 1998, année de la mission d’information parlementaire sur les opérations militaires françaises au Rwanda.

Cette ouverture permettra d’éclairer les zones d’ombres qui persistent : qui a commandité l’envoi des mercenaires de Paul Barril et de Bob Denard au Rwanda en mai 1994 ? Qui a laissé des armes être livrées aux génocidaires pendant et après le génocide ? Qui a tiré sur l’avion du président rwandais Habyarimana le 6 avril 1994, donnant ainsi le signal de déclenchement d’un génocide préparé depuis de longs mois ? Qui a donné l’ordre à des officiers français lors de l’opération Turquoise, de « réarmer les Hutus » passés au Zaïre alors que ces officiers avaient auparavant protesté contre les instructions reçues ? La liste des questions reste longue mais elle se raccourcit au fil du temps grâce au travail collectif mené par les citoyen·ne·s, militant·e·s, chercheurs et chercheuses, journalistes et historien·ne·s.

Plus jamais ça

Ces angles morts de l’histoire du génocide des Tutsis favorisent le négationnisme, en laissant une possibilité d’interprétation fallacieuse que l’analyse des documents d’époque permettrait d’exclure définitivement. 2024 sera l’année du procès pour négationnisme du génocide des Tutsis. La justice se prononcera sur les discours abjects aux relents ethnistes et racistes que diffusent les négationnistes en France et dans le monde. Le libre accès à l’histoire du rôle de la France et le jugement pour complicité de génocide des responsables civils ou militaires français de l’époque sont un préambule nécessaire aux changements à apporter à la structure de la Ve République.

L’abandon de la politique néocoloniale et le respect des droits humains devraient être le pivot des engagements de l’État français à l’étranger. Il est essentiel pour la santé de notre démocratie que le secret qui entoure les « domaines réservés » du président de la République soit entièrement levé. Il a couvert l’engagement de la France auprès de plusieurs régimes criminels dont celui qui a commis le génocide de Tutsis, il est urgent qu’un contrôle démocratique et parlementaire des engagements militaires soit mis en place. De même, le Commandement des Opérations Spéciales (COS), cet état-major militaire regroupant toutes les forces spéciales et qui est placé sous l’autorité directe de l’Élysée, doit être dissous.

Nous ne pouvons pas nous satisfaire d’un plan de communication orchestré par l’Élysée, qui distille les miettes d’une vérité qui nous engage tous, et qui poursuit par ailleurs sa politique d’influence mortifère.

#GénocideDesTutsis 30 ans déjà
Cet article a été publié dans Billets d’Afrique 336 - mai 2024
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